« Ayant pris du pain et prononcé la bénédiction » (Mc 14, 22). C’est par ce geste que s’ouvre le récit de l’institution de l’Eucharistie dans l’Évangile de saint Marc. Et nous pourrions partir de ce geste de Jésus – bénir le pain – pour réfléchir aux trois dimensions du Mystère que nous célébrons : l’action de grâce, la mémoire et la présence.
Trois dimensions du mystère
L’action de grâce
Premièrement : l’action de grâce. Le mot “Eucharistie” signifie en réalité “merci” : “remercier” Dieu pour ses dons, et dans ce sens, le signe du pain est important. C’est la nourriture de tous les jours, par laquelle nous apportons à l’autel tout ce que nous sommes et ce que nous avons : la vie, les œuvres, les succès, et même les échecs, comme le symbolise la belle coutume dans certaines cultures de recueillir et d’embrasser le pain lorsqu’il tombe par terre : pour nous rappeler qu’il est trop précieux pour être jeté, même après qu’il est tombé. L’Eucharistie nous apprend donc à bénir, à accueillir et à embrasser, toujours, en action de grâce, les dons de Dieu, et cela non seulement dans la célébration, mais aussi dans la vie. De quelle manière ?
Par exemple, en ne gaspillant pas les choses et les talents que le Seigneur nous a donnés. Mais aussi en pardonnant et en relevant ceux qui se trompent et qui tombent par faiblesse ou par erreur : parce que tout est don et rien ne peut être perdu, parce que personne ne peut rester à terre, et tous doivent avoir la possibilité de se relever et de se remettre en route. En nous saluant, chaque matin, avec gratitude et joie, pour nous dire, avec le bonjour, “merci” d’être là, du cadeau que nous sommes les uns pour les autres, particulièrement en famille, entre parents, enfants et grands-parents, et au bureau, à l’usine, à l’école, dans la rue, avec les amis et les collègues.
Ou encore en accomplissant notre travail avec amour, avec précision, avec soin, en le vivant comme un don et une mission, quel qu’il soit, même humble, en nous rappelant que toute bonne action de l’homme est sacrée et unique devant Dieu. Enfin, en partageant entre nous, le soir, les gestes d’amour dont nous avons été les témoins et les protagonistes au cours de la journée : comme cadeaux à commémorer et à célébrer, en particulier lorsque nous nous retrouvons ensemble autour de la table, afin qu’ils ne passent pas inaperçus et servent au bien de tous.
Voyez-vous combien de façons il y a de rendre grâce ? Et nous pourrions certainement en ajouter d’autres. Ce sont des attitudes “eucharistiques” importantes, parce qu’elles nous apprennent à saisir la valeur de ce que nous faisons et de ce que nous offrons pendant la Messe lorsque, comme nous le ferons dans un instant, nous apportons le pain à l’autel pour la Consécration : là à l’intérieur il y a notre vie, et c’est cette offrande que le Père apprécie (cf. He 10, 6-7), en l’accueillant et en la transformant en Corps et Sang de son Fils. Dieu ne nous demande pas de choses grandes et extravagantes : il est heureux du peu que nous avons, si nous l’offrons avec la joie et l’humilité de ceux qui rendent grâce.
Faire mémoire
Deuxièmement : “bénir le pain” veut dire faire mémoire. De quoi ? Pour l’ancien Israël, il s’agissait de se souvenir de la libération de l’esclavage en Égypte et du début de l’exode vers la Terre promise. Pour nous, c’est revivre la Pâque du Christ, sa Passion et sa Résurrection, par lesquelles il nous a libérés du péché et de la mort. C’est être à nouveau présents au moment où il a lui-même rompu le pain en disant : « Ceci est mon corps, donné pour vous. Faites cela en mémoire de moi » (Lc 22, 19), et à celui où, agenouillé, il a lavé les pieds des Apôtres en disant : « C’est un exemple que je vous ai donné afin que vous fassiez, vous aussi, comme j’ai fait pour vous » (Jn 13, 15). Et dans tout cela, en s’agenouillant librement devant nous comme « celui qui sert » (Lc 22, 27) et en se donnant à nous comme pain, non seulement Jésus, le Fils de Dieu, nous a libérés, mais il nous a aussi montré comment vivre en hommes libres (Ga 5, 1).
Certains disent qu’est libre celui qui ne pense qu’à lui, qui jouit de la vie et qui, avec indifférence et peut-être arrogance, fait tout ce qu’il veut au mépris des autres. Mais cela ce n’est pas la liberté : c’est de l’esclavage, et nous le voyons bien dans les situations où la fermeture et le repli sur soi engendrent la pauvreté, la solitude, l’exploitation, les guerres et les addictions. Dans tout cela, on voit bien que l’égoïsme n’apporte pas la liberté, mais l’esclavage.
La liberté ne se trouve pas dans les coffres-forts de ceux qui accumulent pour eux-mêmes, ni sur les divans de ceux qui se complaisent avec paresse dans le désengagement et l’individualisme : la liberté se trouve dans le cénacle où, sans autre motif que l’amour, on se penche devant les frères et sœurs pour leur offrir son service, sa vie, comme des “sauvés” qui veulent apporter le salut et comme des “libérés” qui veulent apporter la liberté. Cela aussi nous rappelle le faire mémoire de Pâques dans le pain rompu de l’Eucharistie.
La présence
Enfin, le pain eucharistique est la présence réelle du Christ. Et avec cela, il nous parle d’un Dieu qui n’est pas distant et jaloux, mais proche et solidaire de l’homme ; qui ne nous abandonne pas, mais qui nous cherche, qui nous attend et qui nous accompagne, toujours jusqu’à se mettre, sans défense, entre nos mains, à la merci de notre acceptation ou de notre refus.
Et cette présence nous invite aussi à être proches de nos frères et sœurs là où l’amour nous appelle. À être proches de ceux qui sont seuls, de ceux qui sont loin de chez eux, de tous ceux qui ont besoin de nous, sans crainte, en disant : “Me voici, je suis là ! Je t’offre mon aide, mon temps, ce que je peux”. Il existe une très belle expression pour définir une personne bonne, on dit : “c’est un morceau de pain”, précisément pour indiquer qu’elle a un grand cœur, qu’elle est disponible, qu’elle ne se ménage pas, qu’elle se donne sans prétention, même au prix de se sacrifier, qu’elle “se laisse manger”. C’est pour cela que Dieu se donne à nous comme du pain : pour nous apprendre à être à notre tour des “morceaux de pain” les uns pour les autres.
Et combien notre monde a besoin de ce pain, de son parfum et de sa senteur, qui dégagent la gratitude, la liberté et la proximité ! Chaque jour, nous voyons trop de rues, qui sentaient autrefois le pain sorti du four, être réduites à des tas de décombres à cause de la guerre, de l’égoïsme et de l’indifférence ! Il est urgent de rendre au monde la bonne et fraîche odeur du pain de l’amour, de continuer à espérer et à reconstruire sans jamais se lasser de ce que la haine détruit. Soyons les premiers à faire ce pas, en donnant notre vie et en la transformant en “froment moulu de Dieu […] pour devenir un pur pain du Christ” (cf. SAINT IGNACE D’ANTIOCHE, Lettre aux Romains), comme l’a écrit un saint évêque et martyr des premiers siècles, en s’adressant à l’Église de Rome.
C’est aussi le sens du geste que nous ferons bientôt, avec la Procession Eucharistique : partant de l’autel, nous porterons l’Hostie Consacrée au milieu des maisons de notre ville. Nous ne faisons pas cela pour nous exhiber, ni même pour faire étalage de notre foi, mais pour inviter tout le monde à participer, dans le Pain de l’Eucharistie, à la vie nouvelle que Jésus nous a donnée ; pour inviter tout le monde à marcher avec nous derrière Lui, avec un cœur reconnaissant et généreux, afin qu’en nous et en chaque homme et femme que nous rencontrons, grandissent la joie et la liberté des enfants de Dieu (cf. Rm 8, 19-21).