Réflexion à paraître dans le journal « Le message du Cœur de Jésus », année 47, avril et mai 2024, ISSN 2532-7674, dans le contexte de l’intention de prière du pape
Traduit par Zenit
Raphaël, La Transfiguration
Raphaël et Picasso proposent un nouveau regard sur la femme. Ainsi, comme l’affirmait Paul Klee dans son ouvrage Pensée créatrice (1920) – « l’art ne reproduit pas le visible, il rend visible » – ils rendent visible l’intangibilité de la femme. La figure de Marie-Madeleine, au centre du tableau de la Transfiguration, semble séparer deux groupes : les Apôtres, d’un côté, et la mère, le père et leur fils épileptique de l’autre. Elle apparaît comme une médiatrice entre les deux. En tournant son regard vers les Apôtres, elle indique de son bras le jeune homme épileptique et signifie qu’ils doivent intervenir pour sa guérison.
Guardini parle du devoir du monde que nous devons voir. Marie-Madeleine rappelle ce que le Christ, sur le haut du Thabor, aurait fait s’il avait été présent parmi eux : guérir l’enfant. Le récit de la transfiguration a aussi une connotation « d’éducation », puisque Marie-Madeleine se révèle « maîtresse » qui enseigne aux Apôtres et à nous ce qu’il faut faire en pareille circonstance.
Notre présence, en tant que spectateur, ferme le cercle autour de Marie-Madeleine et nous associe au scénario : les Apôtres à gauche, les parents et leur fils malade à droite, elle placée visuellement au centre ; et le Christ en suspens, non pas au-dessus du Thabor, mais au-dessus de Marie-Madeleine elle-même. Force est de constater que Marie-Madeleine connaît le Christ, est attachée à lui, voire « agit en lui pour le monde ». Nous la voyons aussi pourvue d’une expérience directe du drame qui se joue devant elle et la position de son bras montre qu’elle saisit, en théorie et en pratique, ce qu’il faut faire.
Les trois modes de connaissance représentés picturalement par les gestes, la composition, les couleurs et la lumière se reflètent en sa silhouette. Nous reconnaissons les développements de la peinture, mais en même temps se dévoile un réseau de tensions qui manifestent clairement un appel, un devoir. Là où les Apôtres ne le voient et ne l’entendent pas, Marie-Madeleine se révèle comme une « médiatrice » non seulement pour montrer aux Apôtres qu’ils doivent intervenir, mais dans un sens bien plus large : elle est une figure qui, aux yeux du spectateur, rencontre le monde, soi-même et Dieu. Nous y reconnaissons un triangle de connaissance qui ne réalise pas sa signification ici, mais qui devient connaissance en celui qui le contemple en devenant lui-même image.
Guardini écrivait : « En le contemplant, je me laisse saisir. En moi est évoqué ’’ce qu’il y a de meilleur’’, se libérant des liens et de l’oppression sous laquelle l’existence quotidienne le maintient. » Cela réclame un regard de sincérité (Lauterkeit des Blicks) qui permettra de voir ce qu’est la femme.
Picasso, La crucifixion
La Crucifixion elle aussi est un excellent laboratoire pour étudier le regard sur la femme. Picasso, ayant reçu une solide éducation catholique, entouré de sa mère, de sa sœur et de sa grand-mère, a vu le rôle de la femme évoluer vers de nouvelles formes.
Dans la Crucifixion, il ne se bat pas seulement contre les convictions religieuses de sa jeune amante Marie-Thérèse, mais aussi contre toutes les représentations et cauchemars que sa jeunesse en Espagne avait profondément gravés en lui. Il doit diminuer la femme encore et encore et la dépouiller de toute sa substance. Mais pour lui, le Christ vit dans les femmes. Picasso ne peut pas vivre sans elles et, ainsi, le Christ vit aussi en lui. Picasso s’identifie au Christ, comme image et comme sacrifice rendus à Dieu, comme l’avaient exprimé auparavant Leonard de Vinci, A. Dürer, Raphaël et Caravaggio. Et en même temps, il identifie son égo brutal et vital avec les bourreaux qui voulaient le libérer définitivement du « cauchemar chrétien », mais auxquels le groupe de la crucifixion, sur lequel brille le miroitement mystérieux du blanc et du noir, demeure en fin de compte inaccessible.
Picasso ne fait donc de la Crucifixion non seulement un miroir de sa tragédie personnelle avec les femmes, mais il reconnaît les structures primordiales de l’être humain et de l’être femme, que seul le Christ peut sauver. Il y sait rapporter l’événement biblique avec sa propre vie. Comment s’est passé le moment où le Fils de Dieu s’est abandonné sans défense à la haine et à la violence et s’est ensuite dissous dans la transcendance ? Tandis que Marie se voit réduite à l’icône immobile et Jean offre la consolation, la violence et la peur transforment les deux autres Marie en femmes hystériques et éveillent les strates les plus viles des appétits de Marie-Madeleine.
Tous ne réussissent pas à s’identifier au tempérament passionné « espagnol » de Picasso, avec sa force masculine primaire et avec ses multiples rapports avec les femmes et à relier le tableau à la Passion du Christ. Plusieurs décennies après la mort de Picasso, sa Crucifixion nous avertit que le Christ – comme le disait Dostoïevski – se voit crucifié encore aujourd’hui et toujours, et nous, tout en étant en même temps les bourreaux, sommes crucifiés avec lui et en lui : dans la crucifixion s’exprime enfin la tension éternelle et insolvable entre l’homme et la femme.
L’humanité de Picasso cherche le réconfort dans l’art, mais sa fragilité intrinsèque reste éternellement gravée dans son œuvre, ce qui fait de son tableau un signe et un lieu de Rédemption invoquée qui traverse aujourd’hui tout être et nous interpelle tous.