« Qu’est-ce que la vérité ? » (Jn 18, 38) ; 4e station du chemin de croix réalisé par Gebhard FUGEL (1921), église Saint-Antoine, Bad Saulgau (Allemagne)

« Qu’est-ce que la vérité ? » (Jn 18, 38) ; 4e station du chemin de croix réalisé par Gebhard FUGEL (1921), église Saint-Antoine, Bad Saulgau (Allemagne)

Regards sur l’évolution du droit de la bioéthique à la lumière de Veritatis splendor (II)

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La « dépendance fondamentale de la liberté par rapport à la vérité »

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La « dépendance fondamentale de la liberté par rapport à la vérité ».

1- Propos introductifs – Dans Veritatis splendor, saint Jean-Paul II livre un enseignement qui compte parmi les nombreux trésors de l’Église et dans lequel il est bon de puiser pour comprendre ce qu’est l’agir moral, l’éthique et ses rapports à la vérité, la vocation de l’Église dans le monde et le bien moral. Veritatis splendor peut également être reçu comme une source d’inspiration pour comprendre comment, pourquoi et avec quelles conséquences le processus d’élaboration du droit de la bioéthique, bien que qualifié d’éthique s’agissant de certains principes et certaines règles, tient à distance la question du bien moral et de la vérité.

Comme nous l’avons indiqué précédemment, la méthodologie consiste à prendre comme “assises”, des enseignements de l’encyclique, afin de les mettre en relation avec des exemples tirés du processus de révision de la loi relative à la bioéthique qui a conduit à la loi n° 2021-1017 du 2 août 2021 relative à la bioéthique. Le premier enseignement retenu concernait les racines religieuses de la question de l’action moralement bonne (v. 1re partie)

Le deuxième enseignement est relatif à la « dépendance fondamentale de la liberté par rapport à la vérité » : quelles résonances dans l’évolution du droit de la bioéthique ?

2- Veritatis splendor : La « dépendance fondamentale de la liberté par rapport à la vérité ». Quelles résonances dans l’évolution du droit de la bioéthique ?

Le pape Jean-Paul II, à partir de l’évangile du jeune homme riche (Mt 19, 16-22), rapproche la question de la liberté, de la question morale et établit un lien étroit de dépendance entre ces deux questions.

« Maître, que dois-je faire de bon pour obtenir la vie éternelle ? » La question morale, à laquelle le Christ répond, ne peut faire abstraction de la question de la liberté, elle la place même en son centre, car il n’y a pas de morale sans liberté. « C’est toujours librement que l’homme se tourne vers le bien ».[1]

Voulant « opérer un discernement critique » sur certaines tendances de la théologie morale,  le pape Jean-Paul II souligne « la dépendance fondamentale de la liberté par rapport à la vérité, exprimée de la manière la plus claire et la plus autorisée par les paroles du Christ : “Vous connaîtrez la vérité et la vérité vous libérera” (Jn 8,32). »[2]

Positivement, sont soulignés un certain nombre de points se rapportant à la liberté de l’Homme dans la culture moderne :

  • « le sens le plus aigu de la dignité de la personne et de son unicité, comme aussi du respect dû au cheminement de la conscience »[3];
  • l’attention des sciences humaines « sur les conditionnements d’ordre psychologique et social qui pèsent sur l’exercice de la liberté ».[4]

Des courants de la pensée moderne qualifiés de subjectivistes et d’individualistes sont également perçus comme étant à l’origine de « la crise au sujet de la vérité ».[5] Ce phénomène se traduit concrètement par la perte « d’une vérité universelle quant au Bien connaissable par la raison humaine », l’exaltation de la liberté, qui serait la source de valeurs, et en définitive la disparition de la vérité « au profit d’un critère de sincérité, d’authenticité, “d’accord avec soi-même” ».[6]

3-  Quelles résonances ont ces enseignements en droit de la bioéthique ? Quelle place est réservée à la vérité quant au Bien dans la réflexion bioéthique et plus spécialement, dans le processus législatif ?

En premier lieu, il est remarquable que la question du bien et du mal ait été évoquée lors du processus de révision de la loi relative à la bioéthique qui a conduit à la loi n°2021-1017 du 2 août 2021. C’est à propos des recherches impliquant l’embryon qu’a été exprimée une réflexion sur cette interrogation fondamentale :

« En posant clairement des limites, le législateur a entendu faire en sorte que le chercheur, qui doit agir pour le bien de la société, soit partie intégrante de celle-ci et s’inscrive dans les principes qu’elle promeut. En vérité, ainsi que le dit le professeur Jean-François Delfraissy, président du comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE), les questions de bioéthique actuelles ne relèvent pas d’un choix entre le bien et le mal. Le rapporteur souscrit à ces propos en ajoutant qu’il s’agit d’un choix entre diverses représentations du bien.» [7]

Cette analyse est reprise un peu plus loin dans le rapport établi par la mission d’information sur la révision de la loi relative à la bioéthique : « Aux débuts de la bioéthique, lors de l’adoption du code de Nuremberg, il fallait trier entre le bien et le mal. À l’époque, les expérimentations sur des humains, contre leur gré, représentaient le mal. Les horreurs perpétrées par les médecins nazis étaient le mal. À présent, pour la majorité des questions que nous nous posons, il s’agit de choisir entre plusieurs représentations du bien. Si nous en sommes convaincus, nous parviendrons à comprendre que chacun d’entre nous, ici, est animé de la même volonté de faire prévaloir une vision du bien. »[8]

Le Conseil d’État, dans une formulation quelque peu différente et plus générale, souligne que : « La réflexion bioéthique, au‐delà de son champ matériel, n’a pas vocation à définir le bien mais à trancher des conflits de valeurs. »[9]

4- En second lieu, la mise à l’écart, à tout le moins, la prise de distance avec la question du bien et du mal, comme présupposé, interroge grandement : est-il pertinent d’assimiler la question de l’éthique, en l’occurrence appliquée aux sciences biomédicales, à un choix entre différentes conceptions du bien ? Preuve s’il en était besoin que ce présupposé n’est pas bâti sur le roc, la question a été posée au directeur du département d’éthique biomédicale du Centre Sèvres, lors de son audition par la Mission d’information de la conférence des présidents sur la révision de la loi relative à la bioéthique : « Êtes-vous d’accord avec la réflexion, formulée par M. Jean-François Delfraissy, président du CCNE, disant que le plus souvent il ne s’agit pas d’arbitrer entre le bien et le mal, mais de choisir, de façon nuancée, entre différentes conceptions du bien ? Cette réflexion vous apparaît-elle pertinente ? » [10] 

Après avoir fait le constat de la rareté, en éthique, d’une situation « dans le noir ou le blanc »,  le père Saintôt (sj) a aussitôt souligné l’importance de disposer de « principes éthiques forts » ayant pour effet de « donner un signal » ; il a illustré son propos : ainsi, la notion « d’intérêt supérieur de l’enfant » incite « à prendre prioritairement la situation de l’enfant » ; plus généralement, « des systèmes de priorités » ont été « définis dans la société pour qu’elle se construise ».[11]  Par exemple, le respect des plus faibles qui a permis la construction d’une société solidaire, est un « principe éthique fort ».[12] Le Père Saintôt fait également part de sa préoccupation essentielle : « Le pire selon moi serait, sous couvert de laisser perdurer le modèle français, d’autoriser des droits qui, de fait, le détricoteraient. »[13]

5- Un tel effritement est à craindre. Il y a plusieurs raisons à cela. Premièrement, cette évolution n’est pas manifeste, elle est cachée dans l’« arbre creux », à l’image de celui dans lequel Adam et Ève se sont cachés « au regard du Seigneur Dieu » (Gn 3, 8). Tenir à distance la question du bien et du mal dans la réflexion bioéthique, c’est en effet éviter la question de la vérité, source de valeurs universelles.

6- Deuxièmement, certains principes éthiques et juridiques sont fragilisés en raison de l’imprécision de leur objet (v. 1re partie). Qu’est-ce à dire, en l’occurrence ? Le principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine, par exemple, peut être utilisé à des fins diamétralement opposées. Dans son avis n°129, le CCNE fait d’ailleurs  le constat que le principe du respect de la dignité de la personne humaine peut « donner lieu à des définitions générales différenciées » ; il souligne également que : « Cette valeur de la dignité et les différents angles par lesquels elle est entrée dans les débats montrent à la fois un socle commun (tout le monde s’accorde à considérer la dignité comme une valeur à protéger), mais aussi des dérives et des risques qu’une revendication de liberté ne conduise à un individualisme croissant, que des revendications d’égalité au nom de la dignité ne conduisent à une souffrance croissante devant des inégalités structurelles, que la solidarité ne soit abandonnée à la seule intervention des associations. »[14]

7- Troisièmement le processus de révision de la loi relative à la bioéthique, tel que mis en place et pratiqué aujourd’hui, ne permet pas d’éprouver les principes bioéthiques en les confrontant aux tendances contemporaines. L’unilatéralisme, expression exacerbée de la volonté de l’individu, la rationalisation des rapports humains qui va de pair avec la mise en place de procédures réglementaires et techniques, sont autant de courants qui traversent le champ de la biomédecine. L’assistance médicale à la procréation est ainsi appréhendée légalement dans le code de la santé publique comme  « destinée à un projet parental »  auquel ont « accès » « tout couple formé d’un homme et d’une femme ou de deux femmes ou toute femme non mariée ».[15] Un ensemble de dispositions légales et réglementaires énoncent :

  • les modalités de recueil du consentement,
  • les cas qui font obstacle à l’insémination ou au transfert des embryons lorsqu’il s’agit d’un couple,
  • et, dans le cas où des embryons seraient conservés, la consultation annuelle des personnes concernées, sur le maintien ou pas du « projet parental », auquel cas sont déclinées trois options : « accueil d’embryons » par un autre couple ou une autre femme, recherches sur les embryons, fin de la conservation des embryons.[16]

Dans l’exemple précité, il apparaît clairement que la volonté jouit d’une primauté sur la vérité au point de réduire la nature humaine, comme l’enseigne saint Jean-Paul II à « un matériau biologique ou social toujours disponible ».[17] Et le Saint-Père de poursuivre : « Cela signifie, en dernier ressort, que la liberté se définirait par elle-même et serait créatrice d’elle-même et de ses valeurs. C’est ainsi qu’à la limite l’homme n’aurait même pas de nature et qu’il serait à lui-même son propre projet d’existence. L’homme ne serait rien d’autre que sa liberté ! » [18]

8- A vouloir tenir à distance la question du Bien dans le processus législatif, il est à craindre que le modèle légal français de bioéthique soit mis à mal : d’un côté, les principes bioéthiques énoncés aux articles 16 à 16-8 du code civil se présenteraient comme des décors de théâtre, des trompe-l’œil, sans signification objective véritable, de l’autre, de manière sous-terraine, au gré des consensus divers et variés, l’encadrement des techniques biomédicales aurait pour effet de réifier la personne humaine.

Quel signe d’espérance, donc, que la question « complexe » du bien et du mal soit encore posée au XXIe siècle, dans l’espace public français, comme « cette “ligne rouge” à ne pas dépasser, d’un point de vue légal, par rapport notamment à la procréation » ![19] Il est en effet  toujours temps et toujours possible de s’efforcer de faire la vérité, y compris collectivement, dans un processus législatif, en déployant une méthodologie de nature à faire émerger des valeurs universelles transcendantes qui sont les seules à pouvoir « habiter » des principes éthiques et juridiques destinés à orienter et protéger la personne humaine.

Céline Bloud-Rey, maître de conférences (droit privé)

 

[1] VS n°34.

[2] Ibid.

[3] VS n°31.

[4] VS n°33.

[5] VS n°32.

[6] Ibid.

[7] Rapport d’information n° 1572 en date du 15 janvier 2019 déposé en application de l’article 145 du Règlement par la mission d’information sur la révision de la loi relative à la bioéthique et présenté par M. X. Breton, Président, M.-J.-L. Touraine, rapporteur députés, p.125.

[8]  Rapport d’information n° 1572 préc., p.298.

[9] Révision de la loi de bioéthique : quelles options pour demain ? Étude adoptée en assemblée générale le 28 juin 2018, Conseil d’État, section du rapport et des études, p.28.

[10] M. J.-L. Touraine, in Mission d’information de la conférence des présidents sur la révision de la loi relative à la bioéthique Mercredi 7 novembre 2018 (Présidence de M. Xavier Breton, président de la Mission) La Mission d’information de la conférence des présidents sur la révision de la loi relative à la bioéthique procède à l’audition du RP Bruno Saintôt s.j., directeur du département d’éthique biomédicale du Centre Sèvres, p. 9.

[11] Mission d’information de la conférence des présidents sur la révision de la loi relative à la bioéthique préc.,p. 12.

[12]Ibid.

[13] Mission d’information de la conférence des présidents sur la révision de la loi relative à la bioéthique préc.,p. 14.

[14] Contribution du Comité consultatif national d’éthique à la révision de la loi bioéthique, sept. 2018, avis n° 129, p. 34 et note de bas de page 70.

[15] L. 2141-1 et s. du code de la santé publique.

[16] Article L. 2141-4 du code de la santé publique.

[17] VS n°46.

[18] Ibid.

[19] M. P. Hetzel, in Mission d’information de la conférence des présidents sur la révision de la loi relative à la bioéthique Mercredi 7 novembre 2018 (Présidence de M. Xavier Breton, président de la Mission) La Mission d’information de la conférence des présidents sur la révision de la loi relative à la bioéthique procède à l’audition du RP Bruno Saintôt s.j., directeur du département d’éthique biomédicale du Centre Sèvres, p. 13.

 

Regards sur l’évolution du droit de la bioéthique à la lumière de Veritatis splendor (I)

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