Quatrième prédication de Carême du P. Raniero Card. Cantalamessa, ofmcap
Traduction de l’italien par Cathy Brenti
Après celles sur l’évangélisation et sur la théologie, je voudrais vous proposer aujourd’hui quelques réflexions sur la liturgie et le culte de l’Église, toujours dans l’intention d’apporter une contribution – aussi modeste et indirecte soit-elle – aux travaux du Synode. La liturgie est le point d’arrivée, c’est-à-dire ce vers quoi tend l’évangélisation. Dans la parabole de l’Évangile, les serviteurs sont envoyés sur les routes et aux croisées des chemins pour inviter tous les hommes au banquet. L’Église est la salle du banquet et l’Eucharistie, « le repas du Seigneur » (1) qui y est préparé.
Nous partons, pour notre réflexion, d’une parole de la Lettre aux Hébreux : pour s’avancer vers Dieu – dit-elle – il faut d’abord « croire qu’il existe » (2). Mais avant même de croire qu’il existe (ce qui manifeste déjà qu’on s’en est approché), il est nécessaire d’avoir au moins « eu vent » de son existence. C’est ce que nous appelons le sens du sacré et ce qu’un auteur célèbre appelle le « numineux », le qualifiant de « mystère immense et fascinant » (3). Saint Augustin a étonnamment anticipé cette découverte de la phénoménologie religieuse moderne. S’adressant à Dieu dans les Confessions, il dit : « Dès que je pus vous découvrir […] je frissonnais d’amour et d’horreur : contremui amore et orrore » (4). Et encore : « elle me glace d’épouvante, et m’embrase d’amour (et inhorresco et inardesco) : épouvante, en tant que je suis si loin ; amour, en tant que je suis plus près. » (5)
Si le sens du sacré venait à manquer, viendrait à manquer aussi le terreau ou le climat dans lequel s’épanouit l’acte de foi. Charles Péguy a écrit que « l’effrayante rareté et l’indigence du sacré sont la marque profonde du monde moderne ». Si le sens du sacré a chuté, il en est resté cependant le regret de ce que quelqu’un a appelé, de manière séculaire, la « nostalgie du totalement autre » (Max Horkheimer).
Plus que quiconque, les jeunes ressentent ce besoin d’être transportés hors de la banalité du quotidien, de s’évader, et ils ont inventé leurs propres moyens de satisfaire ce besoin. Les spécialistes de la psychologie de masse ont observé que les jeunes qui participèrent à des concerts de rock célèbres – comme ceux des Beatles, d’Elvis Presley ou le festival de Woodstock en 1969 – furent transportés hors de leur monde quotidien et projetés dans une dimension qui leur donnait l’impression de quelque chose de transcendant et de sacré.
Il n’en va pas différemment pour ceux qui assistent aujourd’hui à des méga-rassemblements de chanteurs et de groupes. Le fait d’être très nombreux et de vibrer à l’unisson d’une foule amplifie leur émotion à l’infini. On a le sentiment de faire partie d’une réalité différente, supérieure, qui donne lieu à une sorte de « dévotion ». Le terme « fan » (abréviation de fanatic, c’est-à-dire fanatique) est l’équivalent sécularisé de « dévot ». La qualification d’ « idoles » donnée à leurs chanteurs favoris correspond profondément à la réalité.
Ces rassemblements de masse peuvent avoir leur valeur artistique et véhiculer parfois des messages nobles et positifs, comme la paix et l’amour. Ce sont des « liturgies », au sens premier et profane du terme, c’est-à-dire des spectacles offerts au public, par devoir ou pour en attirer les faveurs. Mais elles n’ont rien à voir avec l’expérience authentique du sacré. Dans le titre « Divine Liturgie », on a ajouté l’adjectif divin précisément pour la distinguer des liturgies humaines. Il y a une différence qualitative entre les deux.
Essayons de voir par quels moyens l’Église peut être, pour les hommes d’aujourd’hui, le lieu privilégié d’une véritable expérience de Dieu et du transcendant. La première occasion à laquelle nous pensons, également en raison de la similitude extérieure, ce sont les grands rassemblements promus par les différentes Églises chrétiennes. Pensons, par exemple, aux Journées Mondiales de la Jeunesse et aux innombrables événements – congrès, conventions et rassemblements – auxquels participent des dizaines (parfois des centaines) de milliers de personnes dans le monde entier. On ne compte pas le nombre de personnes pour qui ces événements ont été l’occasion d’une expérience forte de Dieu et le début d’une relation nouvelle et personnelle avec le Christ.
Ce qui fait la différence entre ce type de rencontres de masse et celles décrites ci-dessus, c’est qu’ici le protagoniste n’est pas une personnalité humaine, mais Dieu. Le sens du sacré que l’on y expérimente est le seul vraiment authentique, et non un succédané, car il est suscité par le Saint des Saints et non par une « idole ».
Il s’agit toutefois d’événements extraordinaires, auxquels tout le monde ne peut pas toujours participer. L’occasion par excellence et la plus courante, pour faire l’expérience du sacré dans l’Église, c’est la liturgie. La liturgie catholique s’est transformée en peu de temps, passant d’une action à forte empreinte sacrale et sacerdotale à une action plus communautaire et participative, où tout le peuple de Dieu joue son rôle, chacun avec son propre ministère.
Je voudrais essayer de dire comment je vois et comment je m’explique ce changement. Il ne s’agit en aucun cas de s’ériger en juge du passé, mais de mieux comprendre le présent. Le présent de l’Église n’est jamais une négation du passé, mais un enrichissement de celui-ci ; ou, comme dans le cas présent, un dépassement du passé récent pour retrouver le passé plus ancien et originel.
Dans l’évolution de l’Église comprise comme peuple, il se passe quelque chose de semblable à ce qui se passe avec l’Église comprise comme bâtiment. Nous pensons à certaines basiliques et cathédrales célèbres : combien de transformations architecturales au cours des siècles pour répondre aux besoins et aux goûts de chaque époque ! Mais c’est toujours la même Église, dédiée au même saint. S’il y a bien une tendance générale à l’époque moderne, c’est de restaurer ces édifices – chaque fois que c’est possible et que cela en vaut la peine – en leur redonnant leur structure et leur style d’origine. La même tendance est en cours pour l’Église en tant que peuple de Dieu et en particulier pour sa liturgie. Le Concile Vatican II en a été un moment décisif, mais pas un début absolu. Il a recueilli les fruits de nombreux travaux antérieurs.
Il ne s’agit certes pas d’entrer ici dans l’histoire séculaire de la liturgie – d’autres l’ont fait, et du point de vue qui nous intéresse (6). Je voudrais simplement souligner l’évolution qui concerne le sens du sacré. Au début de l’Église et pendant les trois premiers siècles, la liturgie est bien une « liturgie », c’est-à-dire une action du peuple (la racine laos, peuple, est parmi les composantes étymologiques de leitourgia). À partir de saint Justin, de la Traditio Apostolica de saint Hippolyte et autres sources de l’époque, nous obtenons une vision de la Messe certainement plus proche de la vision réformée d’aujourd’hui que de celle des siècles passés. Que s’est-il passé depuis lors ? La réponse se trouve dans un mot que nous ne pouvons pas éviter, même s’il est sujet à des abus : la cléricalisation ! Dans aucun autre domaine, elle n’a agi de manière plus visible que dans la liturgie.
Le culte chrétien, et en particulier le sacrifice eucharistique, est rapidement passé, en Orient comme en Occident, d’une action du peuple à une action du clergé. Pendant des siècles et des siècles, la partie centrale de la Messe, le Canon, était prononcé en latin par le prêtre à voix basse, derrière un rideau ou un mur (un temple dans le temple !), hors de la vue et de l’écoute du peuple. Le célébrant n’élevait la voix qu’aux derniers mots du Canon : « Per omnia saecula saeculorum », et le peuple répondait « Amen ! » à ce qu’il n’avait pas entendu, et encore moins compris. Le seul contact avec l’Eucharistie, annoncé par la sonnerie des cloches ou des carillons, était le moment de l’élévation de l’Hostie. Il y a là un retour évident à ce qui se passait dans le culte de l’Ancien Testament, lorsque le Grand-Prêtre entrait dans le Sancta sanctorum, avec l’encens et le sang des victimes, et que le peuple se tenait à l’extérieur, tremblant, envahi par le sens de la majesté et de l’inaccessibilité de Dieu.
Le sens du sacré est ici très fort, mais après le Christ, est-il juste et authentique ? C’est là la question cruciale. La Lettre aux Hébreux dit : « Vous n’êtes pas venus vers […] le feu […] l’obscurité, les ténèbres ni l’ouragan, pas de son de trompettes ni de paroles prononcées (7) […] Le spectacle était si effrayant que Moïse dit : Je suis effrayé et tremblant (8). Vous êtes venus vers Jésus, le médiateur d’une alliance nouvelle, et vers le sang de l’aspersion, son sang qui parle plus fort que celui d’Abel. (9)» Le Christ a pénétré au-delà du voile et n’a pas refermé la brèche derrière lui (10).
Le sacré a changé sa façon de se manifester : non plus comme un mystère de majesté et de puissance, mais comme une capacité infinie d’effacement, de dissimulation. Après la consécration, le célébrant dit ou chante : « Il est grand le mystère de la foi ! » Certains d’entre nous, parmi les plus anciens, se souviendront que cette exclamation se trouvait même insérée au milieu de la formule de consécration du vin : « Hic est enim calix sanguinis mei, novi et aeterni testamenti – Mysterium fidei ! – qui pro vobis et pro multis effundetur in remissionem peccatorum ». Comme si l’Eglise s’arrêtait, à mi-parcours, étonnée de ce qu’elle était en train de dire !
La réforme a bien fait, bien sûr, de déplacer cette exclamation à la fin de la consécration, mais nous ne devrions pas perdre le sens de l’étonnement contenu dans cette exclamation et surtout comprendre quelle doit être la véritable raison de notre étonnement. Elle doit être du même ordre que celle que nous lisons dans les chants du serviteur de l’Éternel :
Il étonnera de même une multitude de nations ;
devant lui les rois resteront bouche bée,
car ils verront ce que, jamais, on ne leur avait dit,
ils découvriront ce dont ils n’avaient jamais entendu parler (11).
Admiration et émerveillement, oui, mais devant quoi ? Non pas la majesté, mais l’humiliation du Serviteur ! François d’Assise était bien de ceux qui éprouvaient ce sentiment aigu : « Que tout homme craigne » – écrivait-il dans une lettre à tout son Ordre – « que le monde entier tremble, et que le ciel exulte, quand le Christ, Fils du Dieu vivant, est sur l’autel entre les mains du prêtre ! » Mais « craindre et trembler » pour quoi ? Écoutons ce qui suit : « O humilité sublime, O humble sublimité ! Le maître de l’univers, Dieu et Fils de Dieu, s’humilie pour notre salut, au point de se cacher sous une petite hostie de pain ! Voyez, frères, l’humilité de Dieu. (12)»
Il s’agit seulement de ne pas gaspiller cette opportunité qu’offre la liturgie renouvelée avec des improvisations arbitraires et bizarres, et de garder la sobriété et la sérénité nécessaires, même lorsque la Messe est célébrée dans des situations et des contextes particuliers.
Dans toutes les prières eucharistiques passées et présentes, l’invitation qui suit immédiatement la consécration est toujours de se souvenir : « Unde et memores », « faisant donc mémoire ». C’est la réponse au commandement de Jésus : « Faites ceci en mémoire de moi ! » Mais de lui, de quoi devons-nous surtout nous souvenir ? « Ainsi donc, chaque fois que vous mangez ce pain et que vous buvez cette coupe, vous proclamez la mort du Seigneur (13). »
Essayons d’aller une fois au-delà des mots, ou plutôt de donner aux mots un contenu existentiel et pas seulement rituel. Revenons au moment où Jésus les a prononcés ; cherchons – dans la mesure où les récits évangéliques nous permettent de le savoir – à saisir dans quelles conditions intérieures cette parole « Faites ceci en mémoire de moi » est sortie de la bouche du Rédempteur. Il voit clairement vers quoi il s’avance. Plusieurs fois il en a parlé, mais comme de loin. Le moment est maintenant venu ; il n’y a même plus de temps pour atténuer l’angoisse. Les paroles : « Ceci est la coupe de mon sang » ne laissent aucun doute. C’est quelqu’un qui va à la mort, et à une mort atroce. « Qui pridie quam pateretur » : « la veille de sa passion »….
Et que se passe-t-il autour de lui ? Les apôtres trouvent le moyen de se disputer à nouveau pour savoir qui est le plus grand(14), comme des frères qui se querellent pour se partager l’héritage autour du lit de mort de leur père. L’un d’eux, dans quelques heures, le vendra pour trente deniers : « In qua nocte tradebatur » : la nuit où il était livré. C’est dans ces conditions qu’il institue le sacrement par lequel il s’engage à rester avec les siens jusqu’à la fin du monde. Où trouver un mystère plus « immense et fascinant » que celui-là ? Le jour où le Seigneur nous permettra, ne serait-ce qu’un instant, de jeter un regard au fond de cet abîme d’amour et de douleur, je crois que nous ne pourrons plus vivre comme avant. Cela explique pourquoi le Père Pio de Pietrelcina semblait peiner pendant la Messe et ne pas pouvoir terminer la consécration.
Mais nous devons maintenant achever notre relecture de la Messe. Elle n’est pas seulement constituée du Canon avec la consécration, il y a aussi la Liturgie de la Parole et la Communion. Nous avons à notre disposition des moyens que nous n’avions pas dans le passé, pour mettre en valeur la Liturgie de la Parole et en faire aussi l’occasion d’une expérience du sacré. Grâce au chemin que l’Église a parcouru entre-temps dans de nombreux domaines, nous avons un accès nouveau, plus direct, à la Parole de Dieu. Elle peut résonner avec plus de richesse et d’intelligence que par le passé.
La liturgie d’aujourd’hui est très riche en Parole de Dieu, sagement disposée, selon l’ordre de l’histoire du salut, dans un cadre de rites souvent restaurés dans la linéarité et la simplicité des origines. Nous devons tirer le meilleur parti de ces moyens. Rien ne peut toucher plus profondément le cœur de l’homme et lui faire sentir la réalité transcendante de Dieu qu’une Parole vivante de Dieu, proclamée avec foi, au cours de la liturgie et qui touche la vie. La foi – dit saint Paul – naît de ce que l’on écoute, c’est-à-dire de la parole du Christ : Fides ex auditu(15).
Certaines paroles de Jésus, peut-être entendues un peu plus tôt dans l’Évangile du jour, reviennent résonner dans le cœur au moment de la consécration, comme si elles étaient prononcées à nouveau par leur auteur vivant et réellement présent sur l’autel. Je me souviendrai toujours du moment où, après avoir commenté dans l’Évangile les paroles de Jésus : « Il y a ici bien plus que Jonas, […] il y a ici bien plus que Salomon (16)», en me relevant de ma génuflexion après la consécration, je m’exclamai intérieurement, convaincu et plein d’étonnement : « Il y a ici bien plus que Salomon ! »
La lecture de l’Ancien Testament, qui fait pendant avec le passage de l’Évangile, libère également des significations nouvelles et éclairantes. Dans le passage de la figure à la réalité, l’esprit – disait saint Augustin – s’illumine comme « une torche en mouvement(17) ». Comme aux deux disciples d’Emmaüs, Jésus continue à nous expliquer « dans toute l’Écriture, ce qui le concernait (18) ».
Et puis, disais-je, la Communion. Comment la liturgie peut-elle faire, de ce moment aussi, l’occasion d’une expérience du sacré, non seulement au niveau individuel, mais aussi communautaire ? Je dirais, avec le silence. Il y a deux sortes de silence : un silence que nous pouvons appeler ascétique et un silence mystique. Un silence par lequel la créature cherche à s’élever jusqu’à Dieu, et un silence provoqué par Dieu qui se fait proche de la créature. Le silence qui suit la Communion est un silence mystique, comme celui que l’on observe dans les théophanies de l’Ancien Testament. Après la Communion, nous devrions nous redire les paroles du prophète Sophonie (1, 7) : « Silence devant le Seigneur Dieu ! » Il ne devrait jamais manquer un moment, même bref, de silence absolu après la Communion.
La tradition catholique a ressenti le besoin de prolonger et de donner plus d’espace à ce moment de contact personnel avec le Christ eucharistique et a développé au cours des siècles, surtout à partir du XIIIème siècle, le culte de l’Eucharistie en dehors de la Messe. Il ne s’agit pas d’un culte à part, détaché et indépendant du sacrement, mais il s’agit de continuer à « faire mémoire » du Christ, de ses mystères et de ses paroles, une manière de « recevoir » Jésus toujours plus profondément dans notre vie. Une manière d’intérioriser le mystère reçu. L’adoration eucharistique est le signe le plus clair que l’humilité du Christ et son abaissement dans l’Eucharistie ne nous font pas oublier que nous sommes en présence du « Très Saint », de celui qui, avec le Père et le Saint-Esprit, a créé le ciel et la terre.
Là où l’adoration eucharistique est pratiquée – par les paroisses, les individus et les communautés – ses fruits sont visibles, même comme moment d’évangélisation. Une église pleine de fidèles dans un silence parfait, pendant une heure d’adoration devant le Saint-Sacrement exposé, ferait dire à quiconque entrerait à ce moment-là : « Dieu se trouve là ! » Je me souviens du commentaire d’un non-catholique, à la fin d’une heure d’adoration eucharistique silencieuse, dans une grande église paroissiale des États-Unis, remplie de fidèles : « Maintenant je comprends », dit-il à un ami, « ce que vous, les catholiques, vous voulez dire quand vous parlez de « présence réelle » ! »
S’il y a une raison pour laquelle je regrette le latin, c’est qu’avec sa disparition disparaissent certaines hymnes nées pour ces moments et qui ont servi à des générations de croyants de toutes langues pour exprimer leur chaleureuse dévotion au Jésus de l’Eucharistie : l’Adoro te devote, l’Ave verum, le Panis angelicus. Ils ne survivent aujourd’hui presque que grâce à la musique que des artistes célèbres ont écrite pour eux.
Nous, « auxiliaires du Christ et intendants des mystères de Dieu (19) » et, de différentes manières, tout fidèle impliqué dans le culte de l’Église, nous pourrions nous sentir écrasés et impuissants devant une tâche aussi sublime. Nous en avions toutes les raisons. Comment aider les gens aujourd’hui à faire une expérience du sacré et du surnaturel dans la liturgie, nous qui connaissons en nous-mêmes toute la pesanteur de la chair et sa nature réfractaire à l’esprit ? Là aussi, la réponse est toujours la même : « Vous recevrez la force de l’Esprit Saint ! » Lui que l’on définit comme « l’âme de l’Église », est aussi l’âme de sa liturgie, la lumière et la force des rites.
C’est un cadeau que la réforme liturgique de Vatican II ait placé l’épiclèse – c’est-à-dire l’invocation de l’Esprit Saint – au cœur de la Messe : d’abord sur le pain et sur le vin, puis sur tout le corps mystique de l’Église. J’ai un grand respect pour la vénérable prière eucharistique du Canon Romain et j’aime l’employer encore parfois, puisque c’est avec elle que j’ai été ordonné prêtre. Je ne peux cependant qu’y constater avec regret l’absence totale de l’Esprit Saint. Au lieu de l’épiclèse consécratoire sur le pain et sur le vin, nous y trouvons la formule générique : « Sanctifie cette offrande par la puissance de ta bénédiction… »
C’était là aussi une triste conséquence de la polémique entre l’Orient et l’Occident. Autrefois, cela nous a poussés, nous les Latins, à mettre entre parenthèses le rôle de l’Esprit Saint pour attribuer toute l’efficacité aux paroles de l’institution, et cela a poussé les Grecs à mettre entre parenthèses les paroles de l’institution pour attribuer toute l’efficacité à l’action du Saint-Esprit. Comme si le mystère s’accomplissait par une sorte de réaction chimique dont on peut déterminer le moment exact.
Il est, toutefois, une perle que le Canon Romain a transmise de génération en génération et que la réforme liturgique a justement conservée et insérée dans toutes les nouvelles prières eucharistiques : il s’agit précisément de la doxologie finale : « Par lui, avec lui et en lui, à toi, Dieu le Père tout-puissant, dans l’unité du Saint-Esprit, tout honneur et toute gloire pour les siècles des siècles » : Per ipsum, cum ipso et in ipso est tibi, Deo Patri omnipotenti, in unitate Spiritus Sancti, omnis honor et gloria per omnia saecula saeculorum.
Cette formule exprime une vérité fondamentale que saint Basile a formulée dans le premier traité écrit sur l’Esprit Saint. « Dans l’ordre de l’être, ou de la sortie des créatures de Dieu », écrit-il, « tout part du Père, passe par le Fils et vient à nous dans l’Esprit ; dans l’ordre de la connaissance, ou du retour des créatures à Dieu, tout commence avec l’Esprit Saint, passe par le Fils Jésus-Christ et retourne au Père (20) ». La liturgie étant le moment par excellence du retour des créatures à Dieu, tout en elle doit partir et prendre son élan de l’Esprit Saint.
L’ancien missel contenait toute une série de prières que le prêtre devait réciter pour se préparer à la Messe. Aujourd’hui, nous ne pourrions pas mieux nous préparer à la célébration que par une courte mais intense prière à l’Esprit Saint, afin qu’il renouvelle en nous l’onction sacerdotale et mette dans nos cœurs le même élan qu’il a mis dans le cœur du Christ de nous offrir au Père en sacrifice de bonne odeur. L’épître aux Hébreux dit que Jésus, « poussé par l’Esprit éternel, s’est offert lui-même à Dieu comme une victime sans défaut (21) ». Ce qui s’est passé dans la Tête doit se passer aussi dans les membres de son corps.
1 – Co 11, 20.
2 – He 11, 6.
3 – Rudolph Otto, Le Sacré, Payot, 2015.
4 – Saint Augustin, Confessions, VII, 10.
5 – Ib. XI, 9.
6 – Cf. Mario Righetti, Storia Liturgica, Ancora, 2014.
7 – Is 19, 16-18.
8 – Is 19, 16-18.
9 – He 12, 24.
10 – Cf. He 10, 20.
11 – Is 52, 15-53, 1.
12 – Saint François d’Assise, Lettre à tout l’Ordre.
13 – 1 Co 11, 26.
14 – Lc 22, 24-27.
15 – Rm 10, 17.
16 – Cf. Mt 12, 41-42.
17 – Saint Augustin, Ep. 55, 11, 21.
18 – Cf. Lc 24, 27.
19 – 1 Co 4, 1.
20 – Cf. Basile de Césarée, Traité du Saint-Esprit, XVIII, 47.
21 – He 9, 14.