- Bilan des relations entre la papauté et le roi de France au moment où commence le règne de Philippe le Bel
Cette réflexion me paraît nécessaire pour bien comprendre la très grave crise qui va intervenir sous ce règne avec le pape Boniface VIII, ainsi que les lourdes conséquences qu’elle entraînera. Ce contre quoi va devoir lutter le roi de France, la théocratie pontificale existait de fait, nous l’avons vu depuis la réforme grégorienne. Le dictatus papae (1075 Grégoire VII) en est un exemple. Le pape est le Juge suprême universel et bénéficie de la donation de Constantin au Pape Sylvestre Ier qui confère au pape la domination du monde. Dès 1198, Innocent III ne se considère plus seulement comme Successeur de Pierre, mais aussi comme Vicaire du Christ. Seul, il détient la plénitude du pouvoir, celui des évêques est donc clairement scindé en deux, le pouvoir d’ordre qu’ils ont par la succession apostolique, et le pouvoir de juridiction par délégation du seul pontife romain. Les évêques le sont « par la grâce de Dieu et du Siège apostolique ». Ce travail de renforcement du pouvoir de l’Église avait été commencé par le troisième concile de Latran en 1179. Le quatrième concile de Latran convoqué par Innocent III en 1215 paracheva tout ce travail en l’améliorant grâce à l’intelligence et à l’immense culture du nouveau pape. Celui-ci sut aussi être un diplomate. Il aurait pu plusieurs fois se fâcher avec Philippe Auguste. Il sut maintenir le contact sur le plan pastoral (les affaires matrimoniales du roi) et théologico-politique avec la décrétale Novit ille qui nihil ignorat de mai 1204, ne justifiant l’intervention papale en politique que s’il y avait péché, montrant qu’il ne voulait pas se mêler des droits politiques ou féodaux. Comme ses successeurs, il ménagea toujours le roi de France. Leurs revendications de pouvoirs semblaient ne se tourner que contre les Hohenstauffen. Mais cette opposition dure au Saint-Empire n’avait pas pour autant satisfait saint Louis. Il ne fit pas d’esclandre sans pour autant approuver Innocent IV quand il destitua l’empereur Frédéric II. Philippe III son fils adopta la même attitude de prudence avec la papauté. Très proche de son père Louis IX, il l’avait vu mourir à la croisade et fut immédiatement proclamé roi à Tunis. Extrêmement brave au combat, mais peu préparé au commandement, il dut laisser beaucoup d’initiatives à son oncle Charles Ier d’Anjou, homme assez brutal et autoritaire, qui put négocier une paix honorable avec le sultan et permettre à son neveu de regagner vite la France, où il fut sacré à Reims le 15 août 1271.
L’Europe changeait et ne se préoccupait plus des croisades, les problèmes territoriaux dominaient la politique entre différents États qui commençaient à se constituer, auquel le système féodal ne suffisait plus pour maintenir l’ordre. Son règne en France conduit à un renforcement du pouvoir royal par l’agrandissement de son domaine, organisant aussi des alliances matrimoniales judicieuses. Il fixa la majorité des rois à 14 ans. En Italie, il soutint Martin IV, un Pape français, et son oncle Charles d’Anjou, protégé de ce dernier, qui dut faire face à la révolte de ses sujets de Sicile lors des Vêpres siciliennes de1282, où se déchaîna une haine anti française. De plus le pape avait donné à Charles le titre de sénateur de Rome, ce qui le rendit maître de la ville et tellement impopulaire que le pape ne put jamais y résider. Pour se venger « des Vêpres siciliennes » et contrecarrer les ambitions du roi d’Aragon sur la Sicile, le pape déclenche la croisade contre l’Aragon en y entraînant la France en 1285. Le pape et Charles Ier d’Anjou mourront cette année là à quelques mois d’écart. Et le roi Philippe III lui-même, son armée défaite, mourut à Perpignan le 5 octobre 1285. Honorius IV est Pape depuis le 2 avril et a rétabli la paix dans ses états et en Sicile. Mais pendant cette période la papauté n’a obéi qu’à ce qu’elle estimait être ses intérêts politiques sans aucun égard pour le royaume de France.
Il. Accession de Philippe IV le Bel au trône de France
Le nouveau roi de 17 ans à son arrivée à Paris en 1285 est harangué par celui qui fut son précepteur, Gilles de Rome qui deviendra général de l’ordre des Augustins en 1292. Le roi a donc reçu une éducation de haut niveau, ce qui explique aussi sa piété qui était très grande, sa vertu et son discernement théologique. Son maître ne s’est jamais caché d’être un défenseur de la théocratie pontificale. Quand les problèmes vont venir avec Boniface VIII, il prendra la défense théologique du pape, ce qui explique peut-être que le roi ne répliquera pas sur ce registre en 1303. En 1295, le pape et le roi s’était trouvés d’accord pour le nommer archevêque de Bourges.
Un an auparavant, le 24 décembre 1294, le cardinal Benoît Caetani avait été élu pape sous le nom de Boniface VIII. Il est capital pour la suite de dire qu’il succédait à Célestin V qui avait renoncé à sa charge, une première dans l’histoire de la papauté. Il faut encore préciser qu’il était octogénaire à son élection (le 5 juillet 1294), abbé bénédictin d’un petit couvent des Abruzzes. Il ne connaissait bien évidemment rien des affaires de Curie romaine et en politique internationale. Il fut couronné en dehors de Rome dans une petite ville des Abruzzes, et commit l’erreur de rester trop longtemps dans le royaume de Naples dépendant de Charles Il d’Anjou, et il enchaîna les erreurs. Son entourage sut le démoraliser, si bien que le 17 décembre devant tous les cardinaux réunis à Naples, il se démit immédiatement de ses fonctions, mais il ne put regagner son couvent, son successeur l’ayant fait enfermer dans l’un de ses châteaux où il mourut dix-huit mois plus tard. Cela dit, l’élection de Benoît Caetani ne fut pas une surprise. Il avait étudié le droit avec succès à Paris, puis à Lyon où il fut chanoine. Rentré en Italie, il devint avocat et notaire du pape ; créé cardinal sous Martin IV, il fut envoyé comme légat en France et au Portugal sous Nicolas IV. Ainsi, en 1290 il s’était opposé à l’université de Paris en refusant de revenir sur l’autorisation d’enseigner donnée aux ordres mendiants par le pape, et ce, dans des termes peu amènes, d’une brutalité qui le caractérisa toujours, en même temps que dans le mépris non dissimulé de l’adversaire. Qu’on en juge par ses propos adressés aux maîtres séculiers : « Vous siégez dans vos chaires, et vous croyez que c’est votre intelligence qui dirige le Christ… Vous vous imaginez que vous jouissez chez nous d’un grand prestige et d’une grande autorité ? Eh bien, non. Vos prétentions nous apparaissent comme pure vanité. C’est de la fumée ! » (1) Il avait aussi rencontré le roi de France, Philippe le Bel, le roi d’Angleterre Edouard Ier et Alphonse d’Aragon. C’est dire que quand il devient pape à 59 ans, il n’est pas seulement un homme de grande culture mais aussi de grande expérience. Il avait la même théologie et les mêmes ambitions que ses illustres prédécesseurs, Grégoire VII et Innocent III, Innocent IV, mais son orgueil et sa brutalité l’empêcheront de ménager la France, alors que ses prédécesseurs l’avaient pourtant fait. Alors qu’il a eu l’occasion de rencontrer le roi de France et son entourage dès 1290, quand il devient Pape en 1294 il ne voit en Philippe le Bel qu’un jeune homme de 26 ans, et veut ignorer sa formation et son caractère, ainsi que la grande qualité de ses conseillers. Le roi, contrairement aux professeurs de son université, n’avait pas vu d’un mauvais œil l’élection du cardinal Caetani. Il le savait intéressé par la croisade, donc prêt à s’engager pour la paix entre les états chrétiens d’Europe, comme les grands papes l’avaient toujours tenté comme arbitres et non comme décideurs d’une politique étrangère.
IlI La première brouille : l’affaire de la décime
En 1296, devant l’imminence d’une guerre avec l’Angleterre, le roi demande à son clergé la décime, un impôt exceptionnel, sans en référer au pape qui était largement son débiteur depuis « la croisade » d’Aragon. Il faut savoir de plus, que les rois de France avaient toujours été très généreux avec leur clergé, donnant des fiefs et des sommes d’argent importantes qui étaient venus s’ajouter à des biens sur lesquels le clergé n’était pas imposé. L’Église était le premier propriétaire foncier du royaume et cela durera jusqu’en 1789. Il apparaissait donc juste au roi de la faire participer à l’effort de guerre pour la défense d’un royaume qui lui assurait sa liberté et sa protection grâce à ses liens privilégiés avec son Chef à Rome, qu’il avait constamment protégé. Boniface, par une décrétale rédigée le 24 février1296, Clericis laicos, condamna cette décision, sans s’en prendre directement au roi de France, mais en visant tous les princes et détenteurs de pouvoirs politiques. Il adressa ce document aux seuls prélats. Le pape interdit sous peine d’excommunication à tous les princes séculiers de recevoir des impôts extraordinaires du clergé sans l’autorisation du Saint-Siège, la même peine étant prévue contre les membres du clergé qui se soumettraient à l’impôt sans autorisation du pape. Rien de neuf sur le plan doctrinal dans ce texte. C’est la reprise de déclarations de deux conciles, Latran III (1179) et Latran IV (1215). On remarquera cependant que ces deux conciles prévoient dans leurs interdits des discussions possibles. Et c’était sage ! Car pour une croisade par exemple, le prince séculier pouvait lever l’impôt de la décime, plusieurs fois avec l’accord du pape. Et la croisade d’Aragon qu’avaient dû faire Philippe III et son fils s’était révélée être un gouffre financier qui n’était pas encore soldé à cette époque. De plus, le canon 43 de Latran III permettait au roi de lever l’impôt sur les ecclésiastiques qui possédaient des biens temporels relevant des laïques, et ils étaient nombreux en France. La décrétale, avec son titre agressif était inopportune, je le donne intégralement, est le début du message « Clericis laicos infestos oppido tradit antiquitas » qu’on peut rendre par « L’antiquité enseigne que les laïcs ont été fort hostiles aux clercs ». Et ce n’est que le 18 août 1296, six mois après avoir écrit ce texte, donc ayant eu le temps d’y réfléchir, que Boniface ordonne à ses légats de le rendre public, constatant que ni la France ni l’Angleterre n’ont publié la Trêve attendue. En fait le roi de France connaissait ce texte depuis que deux de ses évêques le lui avaient montré vers Pâques de 1996 et avait préparé une réplique de la même encre ! Une mesure avait été presque immédiatement prise sous forme d’un édit royal bloquant tout commerce extérieur et toute circulation d’argent. Le pape n’était pas spécialement visé, de même que le roi de France dans le document pontifical, mais il en subira rapidement très durement les conséquences car ses opérations financières en cours seront bloquées. Mais, ignorant l’existence de l’édit, Boniface avait écrit une lettre au roi de France pour l’intéresser à ses projets politiques secrets ! N’aurait-il pas dû commencer par la négociation alors qu’il formulait des propositions qui auraient pu intéresser le roi ?
Quand le pape apprend l’existence de l’édit, le 15 août 1296, il explose de colère et a le malheur de le faire savoir. Pire, le 20 août, il confie à l’évêque de Viviers qui repartait pour la France, une nouvelle bulle, Ineffabilis amor, qui reflète bien son ambition d’incarner l’arbitre suprême de tous les chefs de nations. Il radicalise la pensée de saint Augustin en ne tenant aucun compte des changements politiques survenus depuis les écrits de l’évêque d’Hippone. Le ton est menaçant concernant la personne même du roi, ce qui est une faute majeure en psychologie et en diplomatie, compte tenu du caractère de Philippe le Bel dont le Pape aurait dû avoir quelque idée. Évoquant les différends qui opposent le roi de France à celui d’Angleterre et à l’empereur, Boniface ne craint pas d’écrire « Refusent-ils (les souverains précités) tous deux d’aller en justice pour ces différends ? Récusent-ils le jugement et la décision du Siège Apostolique, qui a autorité sur tous les chrétiens ? Du moment qu’ils t’accusent de t’être rendu coupable envers eux de péché, c’est à ce juge qu’appartient évidemment le jugement. » (2) Et voici le comble, il demande au roi de France « de ne pas oublier qu’il nous suffirait de te retirer nos faveurs, nous et l’Église, pour que toi et les tiens en soyez affaiblis au point de ne pouvoir résister aux attaques de l’étranger, sans parler des autres inconvénients qui en résulteraient pour toi. » (3)
Mais les nécessités financières vont vite le calmer, car la réconciliation des rois d’Aragon et de Sicile qu’il avait fait venir à Rome devait se concrétiser par des entreprises coûteuses. Il fallait donc que l’argent pût de nouveau circuler de France à Rome. (4) L’attitude des prélats français, tous fieffés par le roi et qui, du fait des règlements féodaux, auraient perdu beaucoup pour ne pas être venus en aide à leur suzerain, pesa aussi beaucoup dans la décision du pape. Le 31 janvier 1297, il se voyait supplié dans ce sens par les principaux évêques français. Il comprit que l’heure du compromis était venue. Charles Il d’Anjou présent à Rome se proposait pour partir à Paris et se faire l’ambassadeur de Boniface. On ne reviendrait pas sur les principes, mais on utiliserait les ouvertures permises par les textes des deux conciles de Latran. De plus, l’année 1297 voit enfler la rumeur selon laquelle la renonciation de Célestin V n’était pas valide, des bruits fâcheux pour Boniface commençaient aussi à courir concernant la fin de vie de son prédécesseur. Enfin, lui-même n’était pas épargné, puisqu’on n’hésitait pas à l’accuser d’hérésies et de mauvaise vie. Les Colonna, ennemis des Caetani, étaient derrière toutes ses affaires. Tout cet ensemble incitait à la conciliation.
Aussi, en février 1297, il fit savoir au roi de France qu’il allait canoniser son grand père Louis IX (ce sera fait le 11 août) et là il ne s’est pas forcé car il avait connu saint Louis et l’admirait. Il fit aussi savoir qu’il était prêt d’accorder une dispense matrimoniale arrangeant un membre de la famille royale et surtout publie le 7 février la bulle Romana mater ecclesia qui en fait annule Clericis laicos.
Dès le 3 avril 1297, sept archevêques et quarante évêques du royaume accordèrent au roi deux décimes, payables en deux fois, si la guerre continuait et si le pape le permettait. Cela suffit à Philippe le Bel qui n’accorda à cette époque aucun crédit à la campagne anti Boniface. Philippe, roi de France et fils aîné de l’Église, avait retrouvé son « père » en la personne du pape, plus par raison que par cœur. Il n’avait rien oublié et son siège était fait sur la personne du pape, il savait se contenir. Il n’en fut hélas pas de même pour Boniface !
Père Michel Viot. Maîtrise en Théologie. Ancien élève de l’Ecole Pratique dès Hautes Études. Sciences religieuses.
1) Jean Favier, Philippe le Bel, Éditions Fayard 1988, p. 271.
2) Jean Favier, op. cit., p. 278
3) Agostino Paravicini Bagliani, Boniface VIII un Pape hérétique ?, Bibliographie Payot 2003.
4) Agostino…, op. cit, p. 146 et 147.
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