Ayant élevé le caractère héréditaire de la légitimité de la couronne de France au rang d’un sacramental, le sacre du roi par le pape a uni l’histoire du royaume à celle de l’Église. À l’image de la première Alliance, tout le peuple chrétien trouve, hier comme aujourd’hui, les racines d’un ordre politique juste dans la communion avec l’Église universelle.
L’origine biblique du sacre
Avant de reprendre le récit des règnes qui ont construit la France, il faut s’arrêter sur l’élément capital qui a permis à ceux-ci d’exister. Il a opéré, nous l’avons vu, un changement dynastique en maintenant la légitimité : le sacre ! Et parce qu’il va prendre pour modèle le sacre des rois d’Israël, puisque, nous sommes en milieu chrétien, avec des liens privilégiés avec l’Eglise, la tradition biblique va être fidèlement respectée. Tout comme dans la Bible, le sacre ne va pas se substituer à l’hérédité humaine, il va venir à son secours, très exactement comme dans l’Écriture Sainte.
Si le peuple juif demande un roi à leur dernier Juge, Samuel, c’est parce que ses fils sont incapables de les diriger du fait de leur mauvaise conduite. Samuel va sacrer Saül, ce qui fera descendre sur lui l’Esprit de Dieu. Mais Saül se conduisant mal va attirer sur lui et sa descendance le courroux de Dieu, ce qui obligera Samuel à sacrer David, d’une autre famille, et ce, pendant le règne de Saül. Ce n’est point là un détail, car d’une part cela montre que Dieu, s’il délègue un pouvoir à un homme, n’abdique pas pour autant sa souveraineté entre ses mains, et que l’homme oint de l’huile sainte demeure sacré, même rejeté par Dieu ! Ainsi David ne portera jamais la main contre Saül, alors qu’il aurait pu avoir de bonnes raisons de le faire. Les règles de succession ne semblant pas avoir été strictement fixées à la fin du règne de David, c’est le fils préféré, le plus proche, à cause de sa mère, Salomon, qui va être averti le premier de la fin prochaine de son père, ce qui lui permettra d’être sacré immédiatement et reconnu comme roi, non sans prendre certaines mesures violentes pour écarter ses adversaires, dont son propre demi frère ! Et c’est à partir de cette royauté davidique et des promesses qui lui sont faites par le prophète Nathan que va naître le messianisme juif. Nathan avait prophétisé sur lui au Nom de Dieu « je serai pour lui un père, il sera pour moi un fils ». Il est ainsi le premier roi juif à succéder à son père et à régner sur les 12 tribus d’Israël et surtout, il construit le Temple, ce qui avait été interdit à David. Dieu veut poser la première « pierre » du nouvel Israël et demeurer visiblement la source du sacré. Dans l’ancien Israël le politique et le religieux sont liés, sans pour autant être mélangés (communion ne veut pas dire mélange). Et cette précision est importante car la monarchie israélite nait dans un milieu où les rois sont divinisés , et l’on voit bien dans les chapitres anti-royalistes du premier livre de Samuel que cette crainte n’en est pas absente. Aussi est-il significatif que le première faute du premier roi oint, Saül consiste à usurper la place d’un prêtre en offrant un sacrifice lui-même avant une bataille, parce que le prêtre Samuel tardait à arriver.
Mais revenons à l’autre bout de la chaîne, à ce que j’ai appelé la pose de la « première pierre par Dieu ». Certes David a été choisi par Dieu qui l’a désigné à Samuel. Mais le père de David n’était pas roi. Salomon, lui, est issue d’un homme qui a déjà reçu l’onction, il peut être roi, et Dieu sanctifie ainsi l’hérédité sans laquelle il n’y a pas de royauté possible (et cela nous ramène au souci de nos premiers mérovingiens). Après son sacre Salomon va pouvoir construire le temple, travail royal par excellence (c’est aussi en ayant lui-même son propre corps pour Temple que Jésus sera roi).
Deux remarques encore sur l’histoire biblique. Au retour de l’exil, temps d’intense réflexion religieuse et d’établissement de la religion juive, on rebâtit la Ville sainte, Jérusalem, on reconstruit le Temple et on rétablit le clergé, mais on ne sacre pas de roi descendant de David, ce qui ne semble ne pas manquer comme par exemple à Zorobabel. Il y aura de nouveau des rois, les Hasmonéens, d’origine sacerdotale et non davidique donc illégitimes pour les Juifs religieux. Puis il y a le court épisode terrestre de Jésus laissant à l’Église, par le ministère de ses dirigeants, les fonctions sacerdotales et prophétiques, mais il faut attendre le sacre carolingien pour qu’une dynastie y fasse pleinement référence. Ainsi quand la sainte ampoule est apportée dans la cathédrale de Reims, l’archevêque prononce une oraison citant le psaume 89 (88). « J’ai trouvé David mon serviteur, je l’ai sacré de mon huile sainte ». Le sacre chrétien peut être considéré comme un véritable sacrement, produisant un évêque laïc (1) sur qui repose le contrôle du bon ordre de la vie de l’Église et sa liberté. Mais il n’a aucun pouvoir doctrinal, même si il doit veiller sur l’orthodoxie de la doctrine.
Les premiers effets heureux du sacre : la stabilité de la dynastie carolingienne
Quand Pépin meurt en 768, ses deux fils se partagent le royaume sans discussion et sans violence, et pourtant les deux frères ne s’entendent pas. Mais ils sont chrétiens et leur mère veille. Déjà sacrés enfants par le Pape Étienne II, Charlemagne éprouve le besoin de se faire sacrer de nouveau à Noyon et Carloman à Soissons. Carloman mourut le 4 septembre 771, et Charlemagne régla immédiatement le problème de la descendance de son frère par le couvent ou par l’exil. Il régna donc seul et entreprit une politique de conquête qui fit de lui le maître de tout l’Occident chrétien dès la fin du VIIIe siècle, ce qui posa la question de l’opportunité du rétablissement de l’Empire Romain d’Occident.
À cette période en effet, l’Empire Romain d’Orient sort à peine de la crise iconoclaste. Depuis 775 règne Léon IV, marié à Irène, une ambitieuse et très intelligente athénienne. Celle-ci, favorable aux icônes (iconodule), va persuader son époux d’arrêter la persécution sans changer la doctrine officielle. Et elle va inciter aussi à des baisses d’impôts et ainsi se rendre très populaire, chez les moines iconodules en particulier. En fait, elle cherche surtout à s’imposer sur le plan politique. En 780, à la mort de l’empereur son époux, la régence lui est confiée, son fils n’ayant que 9 ans. Elle va entre autre s’intéresser à l’Italie en envoyant des troupes en Sicile et, du même coup commencer à s’inquiéter de Charlemagne et de ses troupes à Rome auprès du pape Adrien Ier pour le défendre d’une nouvelle agression lombarde. Elle obtient alors une alliance scellée par une promesse de mariage entre son fils et une fille de Charlemagne. Irène pense alors le moment venu de convoquer un concile pour 786, afin de rétablir la foi orthodoxe avec la vénération des icônes. Mais cette assemblée ne pourra mener à bien ses travaux à cause de la résistance iconoclaste. En mai 787, elle devra convoquer un nouveau concile à Nicée, pour déclarer la doctrine iconoclaste hérétique.
Mais Charlemagne est mécontent parce qu’on a écarté ses évêques du Concile, et qu’ils n’ont reçu qu’une mauvaise traduction latine des débats. Il pense aussi que c’était à lui qu’il appartenait de convoquer ce concile, puisqu’il possédait plus d’états chrétiens qu’Irène. En fait, il n’accepte pas qu’on lui vole son rôle de fils aîné de l’Eglise ! Quant à elle, elle s’irrite de voir Charlemagne disposer de terres italiennes, qu’elle revendique, pour agrandir les états pontificaux. Le traité d’amitié est rompu. Pendant ce temps l’Orient va se trouver de nouveau divisé par une lutte entre Irène er son fils. Après différents rebondissements, Irène en arrivera à faire crever les yeux de son fils en 797, qui en mourra en exil. Elle se fait proclamer impératrice et cherche de nouveau à se rapprocher de Charlemagne. Mais une femme ne pouvait parvenir à un tel rang, et surtout dans les conditions pour le moins troubles décrites précédemment, même si aujourd’hui elles sont discutées.
Pour Charlemagne ce fut certainement un signe auquel s’en ajouta rapidement un autre. Le nouveau Pape Léon III, ayant échappé à une tentative d’assassinat le 25 avril 799, et subissant l’hostilité de l’aristocratie romaine qui alla jusqu’à l’accuser d’immoralité, se réfugia auprès de Charlemagne à Paderborn en Saxe. Il y demeura un mois. Le voyage de Charlemagne à Rome fut décidé, et le roi des francs s’y trouva dès novembre 800. Son premier soin fut de réunir un concile d’évêques francs et romains pour juger les accusateurs de Léon III et l’intéressé lui-même. Et il présida lui-même, ce qui blessa sans doute le pape et qui explique la suite. Le pape fut certes lavé de tout soupçon, ses adversaires condamnés à mort, puis graciés et bannis, mais le 25 décembre 800, soit deux jours après la fin du procès, alors que Charlemagne priait pendant cette messe du jour de Noël, le pape lui posa la couronne impériale sur la tête et s’agenouilla ensuite devant lui !
Or ce n’est pas ce qui avait été convenu exactement. Charles voulait se faire acclamer d’abord par les principaux chefs militaires, comme jadis les empereurs romains, puis se couronner lui-même pour bien montrer qu’il tenait son pouvoir de Dieu directement, et ensuite le Pape devait s’agenouiller devant lui pour montrer qu’il acceptait cette situation. Charlemagne eut l’intelligence de ne pas manifester son mécontentement, ce qui laissa planer un doute, et fut une des causes de la lutte du sacerdoce et de l’empire. Mais cela ne concerna pas la France. Les successeurs de Charlemagne y surent éviter la guerre ouverte avec la papauté, avec de grandes tensions dans quelques rares cas, et ce, grâce à des règles de succession très précises mises au point sous la dynastie capétienne.
Se sentant près de la mort l’empereur put faire acclamer et couronner à Aix-la-Chapelle son fils unique Louis comme son successeur légitime. À la mort de son père en 814, il prit le titre d’empereur et le 5 octobre 816 il fut sacré et couronné à Reims par le Pape Étienne IV, devenant ainsi le premier monarque français sacré à Reims. Le doute qui avait pu subsister après le sacre romain de Charlemagne, était maintenant dissipé pour la France du moins. L’homme que le pape avait sacré et couronné à Reims était déjà roi des Francs et empereur, tant par l’hérédité que par les acclamations des plus grands de ses sujets. Il ne tenait son pouvoir que de Dieu. En le reconnaissant à Reims, en la personne du pape, l’Église l’assurait de sa prière et se plaçait sous sa protection en ce qui concerne le temporel. Louis sut, mieux que son père, remplir ce contrat par son grand respect pour le pape et son intérêt bienveillant pour l’Église, ce pourquoi il fut appelé Louis le Pieux. Il montra aussi très rapidement son désir d’éviter le partage de l’empire à sa mort en nommant dès 817 son fils aîné co-régent de l’empire avec droit de succession, les deux autres fils reçurent, l’un l’Aquitaine, l’autre la Bavière. Cette grande innovation fut mal acceptée et provoqua des soulèvements qui s’aggravèrent quand il fallut donner des terres à un autre fils de Louis, le plus jeune, Charles le Chauve, au détriment d’autres fils. Aussi, après la mort de Louis en 840 et des guerres entre frères, il fallut partager en trois l’empire par le traité de Verdun en 843. Une des trois parties, la Gaule devint la Francie occidentale puis la France. Charles le Chauve fut sacré à Orléans le 6 juin 848, pour tous les états qu’il possédait à ce moment là, la Francie occidentale et l’Aquitaine . Il était d’une grande culture et eut une cour brillante. Scot Erigène y enseigna. Son surnom marque son respect pour l’Eglise. Abbé laïc de Saint-Denis, il se serait fait raser le haut du crâne le jour de la consécration par le pape Jean VIII d’une abbaye. Cette période inaugure les raids vikings et normands, et les populations visées comptent bien évidemment sur l’aide du roi qui ne pourra pas toujours répondre comme il convient, car si le principe dynastique est bien établi en faveur des Carolingiens, ils sont officiellement trois à gouverner, non sans jalousie, ce qui permet à leurs vassaux des rébellions revendicatives. Charles par exemple va devoir faire d’énormes concessions aux Bretons.
C’est à ce moment qu’on voit apparaître sur le devant de la scène un personnage dont le rôle va être déterminant pour le présent et l’avenir : Robert le Fort (820-866), issu d’une puissante famille liée aux Carolingiens par de lointains ancêtres, dont la mère est la tante de l’épouse du roi Charles. C’est à lui qu’il fait allégeance et il intervient avec succès contre les Normands, les Vikings et même les Bretons, se taillant une réputation de guerrier redoutable. Malgré des oppositions de pouvoirs, il saura toujours se réconcilier avec Charles et mourra au combat pour défendre le royaume contre les Vikings en 866. Il est l’ancêtre des Robertiens et des Capétiens.
Charles Il peut ainsi finalement renforcer son pouvoir. À la mort de son frère Lothaire, il est couronné par l’archevêque de Reims à Metz, roi de Lotharingie. En 875, à la mort de son autre frère, l’empereur Louis Il le Germanique, il va se faire couronner empereur par le Pape Jean VIII le 25 décembre. Mais il doit combattre les fils de son prédécesseur qui ne l’entendent pas ainsi. Il s’arrangera avec l’un d’eux Carloman, en reconnaissant l’hérédité de la charge de comte par le capitulaire de Quierzy, le 16 juin 877, ce qui fonde officiellement la féodalité. Il mourra le 6 octobre 877 aux pieds du Mont Cenis. Son fils aîné, Louis Il le Bègue lui succède, il est sacré et couronné par l’archevêque de Reims, Hincmar à Compiègne, il sera sacré de nouveau en 878 par le Pape Jean VIII lors du concile de Troyes. Bègue et de santé fragile, il ne peut pas véritablement s’imposer et la guerre contre les Vikings est toujours menée principalement par les Robertiens. Il meurt le 11 avril 879. Louis III avait été désigné par son père comme successeur, mais l’aristocratie de Francie occidentale associe à son règne son frère Carloman Il, ils seront ainsi sacrés et couronnés tous deux dans une église abbatiale près de Montargis en septembre 879 par l’archevêque de Sens. Les deux frères remportent une éclatante victoire contre les Vikings en août 881. Louis III mourra peu de temps après d’un accident, le 5 août 882, et son frère Carloman Il règnera seul jusqu’en 884. Le dernier fils de Louis Il, Charles, étant trop jeune, les nobles font appel à Charles III, empereur et troisième fils de Louis Il le Germanique, un Carolingien donc, pour exercer la régence. L’empire de Charlemagne est pour la dernière fois géographiquement reconstitué, et la fidélité dynastique à une famille renforcée. Mais le monarque est incapable de régner, se montrant d’une brutalité frisant la folie, dans laquelle il tombera vite. Il ratera sa guerre contre les Normands et les Vikings. C’est Robert le Fort qui, une fois de plus sauvera le royaume. En 887 Charles III sera déchu de ses titres en Francie et mourra en 888. En février 888, les nobles élisent roi des Francs le Robertien Eudes, fils de Robert le Fort qui avait su défendre Paris. Il est sacré une première fois à Compiègne puis à Reims, le 13 novembre de la même année, mais quand Charles apparaît comme pouvant régner, un groupe important de nobles demande à Eudes d’aller en Aquitaine mater une rébellion, en fait pour l’écarter du pouvoir, et permettre le sacre de Charles III, le dernier des fils de Louis le Bègue, le 28 janvier 893 par l’archevêque de Reims, Foulques. Eudes ne le reconnaîtra comme roi légitime que sur son lit de mort en 898.
Mais à partir de cette date le danger viking-normand va paraître plus important que l’ambition et le pouvoir militaire des Robertiens. Les nobles vont les laisser régner parce qu’ils se montrent seuls capables d’assurer la sécurité du royaume. Cette nouvelle dynastie qui point aura l’habileté de ménager celle à qui elle succède pour ne point briser le respect d’une légitimité dont elle espérait bien bénéficier. À la mort du roi Raoul en 936, suivant la volonté du Robertien Hugues le Grand, les nobles appelleront au pouvoir un fils de Charles III, Louis IV d’Outremer, un Carolingien. Et ses deux fils purent lui succéder avec l’accord du duc des Francs et de son fils Hugues Capet. Le dernier Carolingien, Louis ne régna qu’un an 986-987. Hugues Capet, ayant, à l’exemple de son père et de ses ancêtres, respecté la légitimité de la branche aînée carolingienne estima alors le moment propice pour solliciter la couronne, pour les mêmes raisons que Pépin le Bref et aussi à cause de la situation qui le plaçait lui et ses ancêtres comme des défenseurs éprouvés du royaume, des gens respectueux de l’Église et de l’ordre dynastique.
Père Michel Viot. Maîtrise en Théologie. Ancien élève de l’Ecole Pratique dès Hautes Études. Sciences religieuses.
(1) Voir mon livre : L’heure du royaume de France est-elle venue ?, éd. Via Romana, chap. IV, p. 183 à 240, et surtout p. 237 à 240.
Charlemagne (A. Dürer)
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