L’abbé Pierre Amar est prêtre depuis 2002. Ordonné au sein de la Fraternité Saint-Pierre, il est désormais prêtre du diocèse de Versailles (France) et rédacteur sur Padreblog.fr.
Bien au fait du « dossier tradi » par son histoire personnelle et les différents ministères qu’il a exercé, il répond aux questions de Zenit sur le récent Motu proprio du pape François « Traditionis custodes ».
Zenit – Pourquoi ce titre « Traditionis custodes » et quelle est la genèse de ce document qui s’adresse au monde entier et, apparemment, pas d’abord à la France ?
Abbé Pierre Amar – « Gardiens de la Tradition » : c’est ainsi qu’il faut traduire ce récent motu proprio (un décret) du pape. C’est donc – il faut le souligner – qu’il y a une Tradition et qu’il faut la garder ! Ceci dit, vous avez raison de souligner que le document publié par le Saint-Père s’adresse à l’Église universelle. Depuis Rome, le pape François a une vision bien plus large que la nôtre. Il semblerait par exemple qu’au sujet de la messe traditionnelle, des difficultés existent aux États-Unis ou en Italie notamment. D’ailleurs, en France, une synthèse récente de la Conférence des évêques de France pourtant peu bienveillante à l’égard du monde « tradi », reconnaissait que la situation actuelle était globalement apaisée.
Mais pour comprendre de quoi on parle, il faut faire un peu d’histoire, même brièvement. Si l’actuelle querelle liturgique est née des déformations infligées à la liturgie dès le milieu des années 60, l’accueil bienveillant par l’Église de ceux, prêtres ou laïcs, qui en furent troublés commence avec le pape Jean-Paul II en 1984, puis surtout en 1988. Désireux d’accueillir dans la pleine communion de l’Église tous ceux qui étaient à la fois sensibles aux traditions liturgiques d’avant le Concile Vatican II et qui refusaient en même temps l’acte de profonde désobéissance de Mgr Lefebvre d’ordonner des évêques contre la volonté du pape, le Saint-Père promulguait alors un premier Motu proprio appelé Ecclesia Dei : la messe de saint Pie V, dite « tridentine » ou encore « traditionnelle », retrouvait alors complètement sa place dans l’Église.
Mais la décision du pape polonais ne résorbe pas complètement la déchirure Lefebvriste. Dans cet esprit, le pape Benoît XVI prend, en 2007, une décision encore plus généreuse. Par un autre Motu proprio, celui-là nommé Summorum Pontificum, le successeur de Jean-Paul II – qui avait déjà pas mal « piloté » l’opération Ecclesia Dei – opère ce que certains ont qualifié de « tour de passe passe » mais que je trouve pour ma part être un coup de génie. Il y a dans l’Église latine, dit le pape allemand, l’unique mystère de l’Eucharistie, mais deux écrins pour le mettre en valeur : la « forme ordinaire », habituelle, celle du missel de Paul VI (canonisé en 2018) et la « forme extraordinaire », c’est-à-dire inhabituelle, celle du missel de saint Pie V. C’est une approche pragmatique pour encadrer la réalité liturgique du terrain : il y a dans le monde latin deux manières de célébrer la liturgie romaine.
Cependant, on l’a un peu oublié, Benoît XVI ajoutait deux points qui me semblent essentiels : il désirait que l’une et l’autre forme s’enrichissent mutuellement, car la diversité est toujours une richesse, mais il demandait également que les prêtres des communautés qui adhèrent à l’usage ancien ne refusent pas le principe de célébrer aussi selon les nouveaux livres. Il ajoutait : « L’exclusion totale du nouveau rite ne serait pas cohérente avec la reconnaissance de sa valeur et de sa sainteté ». Sur ces deux points, depuis 2007, des difficultés sont apparues, en plus d’une certaine surenchère liturgique et d’autres complications, justifiant que Rome intervienne. À vrai dire, elle l’a fait ces dernières années mais de façon pas toujours très lisible et parfois même contradictoire. Le Motu Proprio du pape François est un (vigoureux) recadrage.
À quelles conditions le pape François autorise-t-il la célébration en rite « extraordinaire » ?
Les normes sont désormais bien plus restrictives. Les évêques ont l’initiative en la matière, ce qui n’est pas forcément une mauvaise chose tant la vie en Église se vit bien souvent dans le cadre logique et cohérent de la communion diocésaine. Mais l’ouverture de nouvelles paroisses ou de nouveaux groupes célébrant dans la forme extraordinaire n’est plus possible, et les prêtres doivent désormais soit demander, soit renouveler l’autorisation de célébrer dans la forme ancienne. Celle-ci doit enfin rassembler les fidèles concernés ailleurs que dans les églises paroissiales. Finalement, c’est un certain processus de « ghettoïsation » qui est mis en place. En ce sens, comme prêtre de terrain toujours en lien avec les fidèles « tradis », je m’inquiète : je crains que la décision du pape ne réveille une guerre liturgique, exacerbe les résistances et entraîne surtout de nombreux départs vers la Fraternité Saint-Pie X, héritière de Mgr Lefebvre. Au lieu de réduire les divisions, on risque de les attiser : c’est tout le contraire de ce qui était prévu et cela sonne le glas de plusieurs décennies de laborieuse pacification.
Le Saint-Père a pris le soin d’accompagner son décret d’une lettre adressée aux évêques. Le ton est, disons-le, assez sévère et même surprenant chez le pape François qui insiste si souvent sur la miséricorde, la bienveillance, le pardon, la patience, l’ouverture ou l’accueil de l’autre. Certes, la paix offerte par Benoît XVI n’était pas parfaite mais elle était réelle. Bien sûr, tous les fidèles « tradis » ne sont pas exemplaires mais on a l’impression d’une punition collective : un peu comme si pour une poignée d’élèves turbulents, le professeur punissait toute la classe.
Le pape a parlé, dans une interview à la radio catholique espagnole COPE de « biritualisme » : comment comprendre cela ?
C’est l’un des rebondissements dans cette affaire. Le pape a en effet pris le temps de commenter sa décision, non pour revenir dessus mais pour l’expliquer, preuve qu’il a certainement entendu les inquiétudes et les craintes. (…) Le pape revient sur ces points, rendant hommage à son prédécesseur, un homme « d’une humanité exquise » souligne-t-il.
Ce faisant, le Saint-Père évoque à juste titre l’idéologie de certains fidèles traditionalistes. Sur ce point, on ne peut que le rejoindre : la messe ne doit jamais être un étendard mais le signe de la communion qui rassemble et sanctifie le peuple de Dieu. On a l’impression que, pour certains fidèles traditionalistes, quand on est pour la messe de saint Pie V on doit en même temps être contre celle de saint Paul VI. Quant au biritualisme, c’est un sujet important. À vrai dire, le pape l’évoque surtout à propos des jeunes prêtres ordonnés après cet été, donc après « Traditionis custodes » et qui voudront célébrer dans le missel ancien. Ceux-là devront désormais demander l’autorisation de Rome, de la même façon qu’un prêtre oriental demande la permission à Rome de célébrer aussi selon le rite latin, précise le pape dans son interview. Cette question du biritualisme est un point sur lequel les communautés qui célèbrent aujourd’hui dans la forme extraordinaire devraient s’interroger très sérieusement. Le refus de certains instituts traditionnels de célébrer la forme ordinaire, même une seule fois par an (par exemple au cours de la messe chrismale ou lors des ordinations) va à l’encontre de ce qu’écrivait explicitement Benoît XVI aux évêques en 2007. Cela ne retirerait en rien le charisme propre de ces instituts pour l’ancienne messe. Je pense même que c’est devenu un point névralgique, comme on l’a vu à Dijon, et cela démontrerait – d’une certaine façon – que le pape s’est en partie trompé dans ses réprimandes.
Les évêques de France ont témoigné d’une situation « apaisée », que les réponses du questionnaire ne reflètent pas forcément et des communautés qui ne se reconnaissent pas dans le diagnostic demandent au pape François l’ouverture d’un dialogue : une mise en œuvre de la synodalité ?
La réponse des évêques de France semble très paternelle et très compréhensive. Et la récente déclaration, humble et filiale, des supérieurs des communautés traditionnelles est un nouveau rebondissement dans cette affaire. Mais la difficulté demeure de parler du monde traditionaliste – celui des fidèles mais aussi celui des communautés – comme s’il s’agissait d’un ensemble uni et homogène. Or, les positions peuvent y être assez différentes, parfois même opposées. Nous le voyons dans mon diocèse de Versailles, assez en pointe sur cette question.
Pour motiver une réprimande, il est alors très délicat de mettre tout le monde « dans le même sac » : on retrouve cela dans la lettre du Pape (…) mais aussi dans certaines déclarations d’évêques (…). Par commodité ou lassitude, on risque de reprendre les propos excessifs de certains fidèles ou prêtres qui ne sont pas partagés par la majorité d’entre eux. Et on peut vite tomber dans la caricature ou les amalgames.
Dans la pastorale du monde traditionaliste, on devrait respecter cet adage : un « tradi » ne ressemble pas à un autre « tradi » ! Si on comprend bien que le pape François, d’origine sud-américaine, ait du mal à saisir la complexité et l’histoire de ce monde, on peine à comprendre comment les évêques de France, sensés porter cette question depuis plus de cinquante ans, n’en aient pas encore saisi toutes les nuances. On voit que le travail de dialogue et de connaissance mutuelle est encore devant nous !
Propos recueillis par Anita Bourdin