« Plus jamais la guerre, plus jamais le grondement des armes, plus jamais tant de souffrances», l’utilisation de l’énergie atomique à des fins belliqueuses est «immorale», tout comme la «possession» d’armes nucléaires. Le 24 novembre 2019, depuis le mémorial de la paix d’Hiroshima, le Pape François lançait un appel pour un monde enfin débarrassé des armes atomiques. Onze mois plus tard, en octobre dernier, le Traité sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN) était ratifié avant d’entrer en vigueur ce vendredi 22 janvier. Nous en parlons avec Mgr Paul Richard Gallagher, Secrétaire du Saint-Siège pour les relations avec les États.
Excellence, le traité sur l’interdiction des armes nucléaires est le premier accord juridiquement contraignant qui interdit la mise au point, l’essai, la production, le stockage et le transfert des armes nucléaires, ainsi que leur utilisation. Pourquoi est-il important?
Comme nous le savons, les armes nucléaires font partie de la catégorie plus large des armes de destruction massive, tout comme les armes chimiques et biologiques. Ce sont des armes dont l’impact est indiscriminé, qui peuvent tuer un grand nombre de personnes en peu de temps et qui causent des dommages, y compris irréversibles ou à très long terme, aux écosystèmes, jusqu’à des centaines de kilomètres à la ronde. Ces armes ont été particulièrement développées depuis le siècle dernier. Elles peuvent également être utilisées par des acteurs non étatiques de nature terroriste. Compte tenu de ces graves conséquences et préoccupations, la communauté internationale est fermement résolue non seulement à prévenir leur prolifération, mais aussi à promouvoir une véritable interdiction de l’utilisation et de la possession de ces armes. À cette fin, un certain nombre d’instruments multilatéraux juridiquement contraignants ont été élaborés et mis en œuvre, qui visent à atteindre cet objectif.
Il manquait toutefois un traité qui se réfère aux armes atomiques….
Jusqu’à l’adoption en 2017 du Traité sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN), il n’existait aucun instrument juridique international interdisant explicitement ces armes. L’entrée en vigueur du TIAN, le 22 janvier 2021, comble ce « fossé » entre les différents types d’armes de destruction massive.
Pourquoi le Saint-Siège était-il particulièrement attaché à sa ratification?
L’objectif principal du traité est d’interdire les armes nucléaires sans équivoque, en les plaçant dans la même catégorie que les autres armes de destruction massive telles que les armes chimiques et biologiques, déjà interdites. Ce faisant, il place également les armes nucléaires parmi les armes dont l’utilisation et la possession doivent être continuellement stigmatisées et délégitimées. C’est l’une des raisons pour lesquelles le Saint-Siège s’est engagé à ce que ce traité entre en vigueur et a activement participé à son processus de rédaction. Nombre de ses dispositions rappellent de manière directe ou indirecte la centralité de la personne humaine, le paradigme humanitaire et les liens étroits du traité avec la paix.
Quelle est le lien entre ce traité et le traité de 1970 sur la non-prolifération des armes nucléaires?
Le TIAN est le premier instrument juridique contraignant interdisant les armes nucléaires, tandis que le traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP) prévoit essentiellement trois objectifs: la non-prolifération des armes nucléaires, le désarmement progressif des armes nucléaires et la coopération dans l’utilisation pacifique de la technologie nucléaire. Le TNP, qui est entré en vigueur en 1970, est sans aucun doute un élément fondamental, un pilier de l’infrastructure internationale de lutte contre les armes nucléaires. Mais ce n’est pas la seule composante de cette structure; en fait, d’autres éléments en font partie: outre le TNP et le TIAN, il faut également tenir compte d’instruments juridiques tels que le traité pour l’interdiction des essais nucléaires (CTBT), les zones exemptes d’armes nucléaires, les accords de garanties que l’AIEA (Agence internationale de l’énergie atomique) a signés avec de nombreux États, et les traités bilatéraux tels que START (traité de réduction des armes stratégiques entre les États-Unis et la Russie, qui expirera le mois prochain). Ce sont des instruments complémentaires et chacun d’entre eux représente une tesselle de la mosaïque qui constitue le cadre d’un « monde libéré des armes nucléaires ».
Vous admettrez que c’est une mosaïque dont la réalisation semble encore lointaine…
Disons qu’il s’agit d’une mosaïque, malheureusement encore assez « floue », car certains des instruments mentionnés, certaines de ces « tesselles », ont encore besoin d’être bien « modelées », parce qu’elles ne sont pas entrées en vigueur ou ne sont pas appliquées de manière cohérente. Sur ces « tesselles », il est nécessaire de continuer à travailler avec l’engagement de tous, acteurs gouvernementaux et non gouvernementaux; il faut intensifier les efforts pour repousser les pressions contre le multilatéralisme et surmonter la dynamique de suspicion et de méfiance. La mise en œuvre correcte de ces instruments représente, en fait, une étape fondamentale sur la « voie » vers un monde sans armes nucléaires. Il y a donc un autre aspect important que ce « parcours » requiert; un aspect pleinement reconnu dans le TIAN: l’importance tant de l’éducation à la paix et au désarmement sous tous ses aspects, que de la sensibilisation aux risques et aux conséquences des armes nucléaires pour les générations actuelles et futures; ces deux aspects ne peuvent être sous-estimés: L’éducation et la sensibilisation représentent également deux autres pièces importantes qui contribuent à composer la mosaïque d’un monde sans armes nucléaires et qui nécessitent un engagement dans des initiatives significatives visant à promouvoir une culture qui rejette ces armes, une culture de la vie et de la paix, une culture de l’attention.
Sur ce terrain, le Saint-Siège a toujours été en première ligne comme en témoignent les paroles du Pape François lors de son voyage au Japon.
Le Saint-Siège s’est toujours engagé à poursuivre dans cette direction, comme en témoigne le fait qu’il a ratifié tous les principaux traités nucléaires (TPN, CTBT, TIAN, accords de garanties avec l’AIEA) et par ses efforts continus pour promouvoir une culture concrète de la paix, fondée sur la dignité de la personne humaine et la primauté du droit, en favorisant une coopération responsable, honnête et cohérente avec tous les membres de la famille des nations. Tout cela exige une médiation attentive pour faciliter un dialogue politique efficace, en accordant une attention particulière à l’importance d’utiliser tous les instruments à notre disposition pour instaurer la confiance, pour dépasser la « théorie de la peur et de l’ennemi », pour souligner combien la dissuasion nucléaire représente un faux sentiment de sécurité et de stabilité, pour ancrer la question de la sécurité à celle du développement, pour faire levier sur le concept de « mémoire » et de dialogue. D’autre part, comme l’a dit le Saint-Père à Hiroshima le 4 novembre 2019: « nous ne pouvons pas permettre que les générations présentes et nouvelles perdent la mémoire de ce qui est arrivé, cette mémoire qui est garantie et encouragement pour construire un avenir plus juste et plus fraternel ».
Le TIAN a été ratifié par une cinquantaine de pays, mais pas par les grandes puissances nucléaires traditionnelles ni par celles qui ont ensuite développé la bombe atomique; pas non plus par les pays qui accueillent ces armes en tant qu’alliés d’autres pays qui les possèdent. Quels sont les espoirs de voir ce traité déboucher sur des résultats concrets?
Je voudrais reprendre une réflexion du Pape François, en m’inspirant du message vidéo qu’il a transmis le 24 septembre 2020 à la dernière session de l’Assemblée générale des Nations unies: « Nous sommes donc face à un choix entre deux voies possibles: l’une conduisant au renforcement du multilatéralisme, expression d’une coresponsabilité mondiale renouvelée, d’une solidarité fondée sur la justice et sur la réalisation de la paix et de l’unité de la famille humaine, projet de Dieu sur le monde; l’autre voie favorisant les attitudes d’autosuffisance, de nationalisme, d’individualisme et d’isolement […] néfaste à toute la communauté, infligeant des auto-préjudices à tous. Et elle ne doit pas l’emporter ». La question nucléaire est fortement liée à cette double perspective. D’une part, nous sommes préoccupés par le fait que les puissances nucléaires semblent souvent se détourner du multilatéralisme en matière de nucléaire et de la table des négociations, comme en témoigne une certaine érosion de l’architecture des armes nucléaires, mise en évidence par l’abandon du traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI), l’affaiblissement du plan d’action conjoint global (JCPoA) iranien, l’incertitude quant à l’avenir du programme START susmentionné et l’augmentation des dépenses militaires non seulement pour l’entretien mais aussi pour la modernisation des arsenaux nucléaires. D’autre part, nous devons être motivés et proactifs en restant fermes dans nos efforts pour travailler au désarmement et à la non-prolifération nucléaires. La promotion et la mise en œuvre du TIAN et la 10e conférence d’examen du TNP, prévues pour le mois d’août de cette année, sont deux opportunités claires pour faire progresser un monde sans armes nucléaires.
Les décisions sont entre les mains des États, mais que peuvent faire les personnes qui ne siègent pas dans les « salles de contrôle », celles qui rêvent d’un monde enfin débarrassé de ces armes?
Je réponds avec les paroles du Pape François à Nagasaki le 24 novembre 2019: « Un monde en paix, libre des armes nucléaires, est l’aspiration de millions d’hommes et de femmes partout. Transformer cet idéal en réalité demande la participation de tous: individus, communautés religieuses, société civile, Etats dotés d’armes nucléaires et ceux qui n’en possèdent pas, secteurs militaires et privés, et organisations internationales. Notre réponse à la menace des armes nucléaires doit être collective et concertée, sur la base de la construction, ardue mais constante, d’une confiance mutuelle qui brise la dynamique de méfiance qui prévaut actuellement ».
Quelles sont, selon vous, les attitudes à éviter dans cette entreprise?
Dans cet effort, nous devons éviter les formes de récrimination et de polarisation mutuelles qui entravent le dialogue plutôt que de l’encourager. L’humanité a la capacité de travailler ensemble pour construire notre maison commune; nous avons la liberté, l’intelligence et la capacité de guider et de diriger la technologie, de fixer des limites à notre pouvoir et de mettre tout cela au service d’un autre type de progrès : plus humain, social et intégral (cf. Pape François, Lettre encyclique Laudato si’ sur la sauvegarde de la maison commune, 24 mai 2015, n° 112). Comme je l’ai dit, la dixième conférence d’examen du TNP aura lieu à New York en août prochain. C’est un moment critique où la communauté internationale, et en particulier les puissances nucléaires, pourront faire preuve d’une réelle volonté de promouvoir la paix et la sécurité internationales et de leur capacité à comprendre les leçons importantes de la pandémie de Covid-19, qui nous a confrontés à ce que nous pouvons appeler une véritable « crise de sécurité ».
Est-ce que parler de « dissuasion » a encore un sens aujourd’hui? Que nous enseigne à ce propos la crise du coronavirus?
La pandémie de Covid-19 nous enseigne beaucoup de choses: en fait, l’une des leçons que nous pouvons en tirer est l’importance de reconsidérer notre concept de sécurité. La paix et la sécurité internationales ne peuvent être fondées sur la menace d’une destruction mutuelle ou d’un anéantissement total, ni sur le maintien d’un équilibre des pouvoirs ou la régulation des relations en substituant « la force du droit » à « la loi de la force ». La paix et la sécurité doivent être fondées sur le dialogue et la solidarité, sur la justice, sur le développement humain intégral, sur le respect des droits fondamentaux de l’homme, sur la sauvegarde de la création, sur la promotion des structures éducatives et sanitaires, sur l’instauration de la confiance entre les peuples. Dans cette perspective, il est nécessaire d’aller au-delà de la dissuasion nucléaire. La communauté internationale est invitée à adopter des stratégies d’avenir pour promouvoir cet objectif de paix et de sécurité internationales et éviter les approches myopes des problèmes de sécurité nationale et internationale. La réalisation d’un monde sans armes nucléaires s’inscrit dans cette stratégie d’avenir, fondée sur la conscience que « tout est lié », dans cette perspective d’écologie intégrale si bien décrite par le Pape François dans Laudato si’ (cf. nn. 117 et 138). Le TIAN va dans ce sens. Cette stratégie ne peut être construite qu’à travers un dialogue solidement orienté vers le bien commun et non vers la protection d’intérêts voilés ou particuliers.
Quels pas concrets peuvent être réalisés pour atteindre l’objectif d’un monde débarrassé de ces armements mortels qui mettent en danger l’existence même de l’humanité?
L’objectif ultime de l’élimination totale des armes nucléaires est à la fois un défi et un impératif moral et humanitaire. Une approche concrète devrait promouvoir la réflexion sur une éthique de la paix et de la sécurité multilatérale et coopérative dépassant la peur et l’isolationnisme qui dominent aujourd’hui de nombreux débats. Le destin commun de l’humanité exige le renforcement pragmatique du dialogue ainsi que la construction et la consolidation de mécanismes de confiance et de coopération capables de créer les conditions d’un monde sans armes nucléaires.
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