L’Osservatore Romano du 12 janvier 2021 consacre un long article au dernier livre publié par le directeur des Archives historiques de la Section des Relations avec les États de la Secrétairerie d’État du Vatican, Johan Ickx, sur « Pie XII et les juifs », sorti en italien le même jour. L’auteur de l’article se félicite que l’ouvrage « balaie les préjugés idéologiques passés et récents » et « démonte l’idée selon laquelle Pie XII aurait été à l’écart, et non au sommet, d’un réseau d’aides, très complexe mais clairement défini, en faveur des juifs et des réfugiés ».
Le quotidien du Vatican évoque deux « cas » parmi les « histoires des très nombreux juifs qui s’adressèrent au Vatican, pendant la seconde guerre mondiale » pour solliciter l’aide et la protection du pape. Le premier récit précise que « Pie XII lut personnellement la lettre ». Le second met en lumière « une perspective intéressante », à savoir que l’homme qui adressait sa requête au pape considérait Pie XII « comme l’unique autorité encore en mesure d’intervenir avec succès dans un cas humanitaire aussi complexe et surprenant ».
Voici notre traduction de l’article publié dans L’Osservatore Romano en italien.
HG
« La liste de Pie XII » (de Matteo Luigi Napolitano)
Transgresser les ordres venus d’en-haut transforme l’ancien adage latin en son contraire : ubi minor maior cessat. Les documents du Vatican en fournissent un exemple paradoxal. Pendant la seconde guerre mondiale, le gouvernement slovaque offre la charge de conseiller d’État à Mgr Ján Voitaššak ; or l’évêque de Spiš avait des sympathies nazies. En raison de son rôle, l’évêque devrait refuser, mais il accepte, demandant le consentement de Pie XI seulement après les faits.
Ceci n’est qu’un des épisodes qui nous sont transmis dans le livre Pio XII e gli Ebrei, Milan, Rizzoli, 2021, en librairie à partir d’aujourd’hui), écrit par Johan Ickx, directeur des Archives historiques de la Section des Relations avec les États de la Secrétairerie d’État du Vatican. Le livre ouvre une nouvelle saison d’études sur le pontificat de Pie XII, offrant un aperçu de ce que Ickx appelle Le Bureau (titre de l’édition française de l’ouvrage), à savoir la première section de la Secrétairerie d’État, responsable non seulement des relations internationales mais également, de façon toujours plus dense et dramatique, des histoires des très nombreux juifs qui s’adressèrent au Vatican, pendant la seconde guerre mondiale, pour obtenir aide, soutien, conseil et protection.
Un premier fait apparaît évident dans les papiers : pour Hitler et ses émules, la conversion au catholicisme ne modifiait pas le sang juif ; se convertir afin d’être considéré comme « non aryen » n’était pas une garantie. Le Bureau savait cela, et il savait que l’Allemagne pouvait se vanter d’avoir de nombreuses imitations. La Slovaquie, par exemple, avait choisi la voie totalitaire : « Baptisés ou non, déclarait l’implacable ministre Mach, tous les juifs devront partir ». Les pressions allemandes poussèrent ensuite les Hongrois à livrer aux Allemands les juifs qui cherchaient à franchir la frontière avec la Slovaquie. Les évêques slovaques écrivirent une dénonciation collective pleinement appuyée par le pape. Mais dans ce cas également valait le contraire du vieil adage : « Le problème, c’est que le président de la Slovaquie est un prêtre, écrivit Mgr Tardini. Que le Saint-Siège ne puisse pas retenir Hitler, tout le monde le comprend. Mais qu’il ne puisse pas contrôler un prêtre, qui peut le comprendre ». Ubi minor maior cessat.
Il s’agissait de situations très graves dans lesquelles « les membres du Bureau ne pouvaient pas faire grand-chose pour punir les rois ». Cela ressort des dépêches de Mgr Burzio, chargé d’affaires à Bratislava, au sujet de ses entretiens avec le premier ministre Tuka : « Vaut-il la peine que je continue de rapporter à Votre Éminence le suivi de ma conversation avec un dément ? ». Les histoires racontées dans ce libre doivent donc être lues comme celles de personnes en fuite, mais aussi comme des histoires de tentatives, effectuées avec les forces humaines et les limites humaines, pour sauver ces vies en fuite. C’est un devoir de justice envers la Curie de Pie XII, encore récemment accusée d’antisémitisme par certaines thèses superficielles.
« Juifs » : c’est le nom de la série de documents rassemblés dans 170 dossiers classés alphabétiquement, sur un total d’environ 2 800 cas. Au Bureau, « le cardinal Maglione avait le commandement général des deux sections. On ne peut exclure que l’autre section ait eu son propre registre ou système d’archivage, ce qui signifierait que d’autres archives du Saint-Siège, comme par exemple les Archives apostoliques, contiennent une documentation similaire concernant les juifs ». L’existence de la série « Juifs », que Icks appelle « la liste de Pie XII », est « la preuve tangible de l’intérêt manifesté à l’égard de personnes qui, à cause des lois raciales, n’étaient pas considérées comme des citoyens ordinaires, qu’il s’agisse de juifs ou de juifs baptisés ». Il n’est pas possible de citer ici tous les « cas de juifs » signalés au Vatican. Mais on peut dire que les documents montrent clairement, comme l’écrit Ickx, que les efforts du Vatican étaient destinés « à sauver chaque être humain individuel, quels que soient sa couleur ou ses croyances ». Deux épisodes très significatifs en sont la preuve, parmi ceux qui sont recensés par l’auteur du livre.
Le premier se trouve dans le chapitre intitulé Brève histoire d’un cas très triste. Il s’agit des époux Oskar et Maria Gerda Ferenczy, catholiques autrichiens d’origine juive, émigrés d’Autriche après l’Anschluss. Avec leur fille Manon Gertrude, ils déménagèrent à Zagreb, aidés par l’archevêque de la ville, Mgr Stepinac. Mais, en 1939, les autorités locales, déjà proches du nazisme, repoussèrent tous les juifs étrangers, convertis ou non, vers la frontière italienne. Les Ferenczy se rendent à Abbazia, dans la province de Fiume. Au comble de la misère et du désespoir, Maria Gerda écrit à Pie XII une première lettre, dans laquelle elle lui confesse avoir vendu sa Bible pour un morceau de pain, et lui dit qu’ils ont échoué à obtenir un passeport pour émigrer. D’après les documents, Pie XII lut personnellement la lettre. Mais comment aider la femme et sa famille ? Elle n’avait exprimé aucun desiderata. Mgr Dell’Acqua fut chargé du « très triste cas » et l’évêque de Fiume, Mgr Camozzo, fut prié de s’intéresser aux Ferenczy. La situation empira fin 1939, lorsque les Ferenczy risquèrent d’être livrés aux autorités allemandes et déportés en Pologne. Dans une seconde lettre adressée au pape, Maria Gerda le suppliait d’enrayer le danger et renouvelait sa demande d’aide pour émigrer. Encore une fois, Dell’Acqua fut chargé de la question et l’on écrivit une deuxième fois à Camozzo qui, mystérieusement, n’avait pas répondu à la première lettre. Cette fois-ci, on lui ordonnait de demander aux autorités italiennes un permis de séjour prolongé pour les Ferenczy. De façon inexplicable, Camozzo se tut encore. Pressentant la tragédie, Maria Gerda écrivit une troisième lettre au pape, renouvelant ses appels. « Des Archives historiques, explique Ickx, il apparaît que le Bureau n’a pas cessé de suivre son cas ». La situation se détériora avec l’arrestation d’Oskar Ferenczy et son incarcération à Fiume. Ayant appris ces nouvelles, le Vatican chargea Dell’Acqua de préparer une lettre pour le jésuite Tacchi Venturi, interlocuteur privilégié des autorités italiennes. Entretemps, le 7 août, Maria Ferenczy apprit de la supérieure des sœurs de Notre Dame de Sion que des visas pour le Brésil étaient peut-être disponibles au Vatican. Dans une nouvelle lettre, elle pria le pape de lui en obtenir pour sa famille. De nouveau, l’affaire aboutit sur le bureau de Dell’Acqua. Entretemps, devant la situation d’urgence, une aide de huit-cents lires fut envoyées aux Ferenczy. Mais le dernier mot pour les visas revenait à l’ambassade brésilienne près le Saint-Siège. Le Bureau intervint et le 19 août 1940, le cardinal Maglione put enfin annoncer à Maria Gerda Ferenczy que les visas avaient été accordés. La chose semblait faite ; pourtant, à leur arrivée à Rio De Janeiro, on empêcha de débarquer le chef de famille, Oskar Ferenczy, dont le visa était considéré comme non valide. C’est le chapelain du bateau qui envoya par télégramme la nouvelle au Bureau, lui demandant d’intervenir. Du Saint-Siège partit immédiatement un câble confirmant aux autorités brésiliennes la validité des visas. C’est ainsi que commençait pour les Ferenczy une nouvelle vie.
Le cas est symptomatique « de la façon dont les juifs baptisés se retrouvèrent littéralement piégés et écrasés entre leurs deux identités », dans la mesure où, au fur et à mesure que les lois raciales se durcissaient, « la distinction entre juifs et juifs baptisés disparaissait ».
On trouve un autre épisode-symbole dans le chapitre intitulé Brève histoire d’un homme ordinaire et d’une petite fille de huit ans. L’homme ordinaire (c’est ainsi qu’il aimait se présenter) était Mario Finzi, engagé dans la section bolognaise de la Delasem (Délégation pour l’aide aux émigrants juifs). En août 1942, Finzi écrivit directement à Pie XII, lui demandant d’intervenir avec charité chrétienne « pour sauver une pauvre créature de huit ans, menacée par la haine et la cruauté des hommes ». Il s’agissait de Maja Lang, une enfant yougoslave dont le frère de dix-sept ans, Wladimir, était en résidence surveillée dans une villa d’un agent immobilier Alfonso Canova, à Sasso Marconi. Wladimir avait demandé à Finzi de sauver sa petite sœur. Sa famille avait été arrêtée en Croatie et la petite fille, dont le permis pour rester en Hongrie chez une tante était désormais arrivé à échéance, risquait d’être renvoyée à la frontière croate. Conscient des risques qu’encourait Maja, Finzi élabora un plan qu’il soumit directement au pape : permettre à l’enfant de rejoindre l’Italie pour être réunie avec son frère Wladimir. Mais pour obtenir cela, il fallait que le Saint-Siège se tourne directement vers le ministère des Affaires étrangères italien, qui pouvait s’adresser à sa légation à Budapest. « Saint-Père, je sais que j’ose vous demander beaucoup, écrivit Finzi à Pie XII ; mais agir en tant que chrétien dans un monde qui, dans une si grande mesure, est la négation du Christ, n’est pas une entreprise facile pour les hommes ordinaires ». Le Vatican ne perdit pas de temps. Dès qu’il eut reçu les instructions nécessaires, en janvier 1943, le père Tacchi Venturi réussit à obtenir du Ministère de l’Intérieur italien le permis d’entrée et de séjour à Sasso Marconi pour la petite Maja et pour ses parents. L’ordre des autorités italiennes semblait être arrivé à temps pour sauver la vie de toute la famille. Mais à un certain moment, les traces de la petite Maja se perdent. Elle est malheureusement morte dans les camps, d’après les archives de Yad Vashem. « En tout état de cause, écrit Ickx, son cas met en lumière une perspective intéressante », à savoir que « le docteur Finzi de Bologne considérait le pape Pie XII comme l’unique autorité encore en mesure d’intervenir avec succès dans un cas humanitaire aussi complexe et surprenant ». Mario Finzi, ce jeune « homme ordinaire » au cœur d’or sera arrêté et déporté à Auschwitz ; après sa libération, il connaîtra une mort précoce due à une maladie contractée dans le camp. Les Lang retourneront en Yougoslavie en 1945, avant de s’installer en Israël trois ans plus tard. « Avec les héros locaux de Sasso Marconi, dont la mémoire est honorée par le Yad Vashem [Alfonso Canova est Juste parmi les Nations, ndA], et d’un juif ordinaire, Mario Finzi, victime de la terreur nazie, Pie XII et le Bureau sauvèrent une famille ».
Ce livre est donc le viatique d’une nouvelle saison d’études qui balaie les préjugés idéologiques passés et récents et qui démonte l’idée selon laquelle Pie XII aurait été à l’écart, et non au sommet, d’un réseau d’aides, très complexe mais clairement défini, en faveur des juifs et des réfugiés. Un grand pas, en somme, vers cette « démocratie historiographique » souhaitée par beaucoup.
Traduction de Zenit, Hélène Ginabat