« Viens et relève l’humanité épuisée par la longue épreuve de cette pandémie »: par cette prière, le cardinal Raniero Cantalamessa, ofmcap, a achevé sa prédication de l’Avent, pour le pape François et ses collaborateurs de la curie romaine, ce vendredi 18 décembre 2020, dans la Salle Paul VI du Vatican. Il a fait observer que « Noël est la fête de l’humilité de Dieu ».
« Dieu est amour, c’est pour cela qu’il est humilité ! L’amour crée une dépendance à l’égard de l’être aimé, une dépendance qui n’humilie pas, mais qui rend heureux. Les deux expressions « Dieu est amour » et « Dieu est humilité » sont comme les deux faces d’une même pièce », a insisté le cardinal capucin.
Il a précisé que « l’humilité essentielle ne consiste pas à être petit (on peut être petit en fait sans être humble) ; elle ne consiste pas à se considérer petit (cela peut dépendre d’une mauvaise idée de soi) ; elle ne consiste pas à se proclamer petit (on peut le dire sans le croire) ; elle consiste à se faire petit et à se faire petit et s’abaisser par amour, pour élever les autres. En ce sens, de vrai humble il n’y a que Dieu ».
Pour le cardinal disciple de saint François d’Assise, « Noël est la fête de l’humilité de Dieu. Pour la célébrer en esprit et en vérité, nous devons nous faire petits, comme nous devons nous baisser pour passer la porte étroite qui permet d’entrer dans la Basilique de la Nativité à Bethléem ».
Voici le texte complet de cette prédication, dans la traduction en français de Cathy Brenti.
AB
Card. Raniero Cantalamessa ofmcap
« IL A HABITÉ PARMI NOUS »
Troisième prédication d’Avent 2020
«Parmi vous, il y en a un que vous ne connaissez pas! » C’est le cri amère de Jean-Baptiste entendu dans l’Évangile du troisième dimanche de l’Avent que nous aimerions recueillir lors de cette dernière rencontre avant Noël.
Dans son mémorable message Urbi et orbi du 27 mars dernier sur la place Saint-Pierre, après avoir lu l’évangile de la tempête apaisée, le Saint-Père s’est demandé en quoi consistait le « peu de foi » que Jésus reprochait aux disciples. Il a ainsi expliqué :
« Ils n’avaient pas cessé de croire en lui. En effet, ils l’invoquent. Mais voyons comment ils l’invoquent : « Maître, nous sommes perdus ; cela ne te fait rien ?[1]« . « Cela ne te fait rien » : ils pensent que Jésus se désintéresse d’eux, qu’il ne se soucie pas d’eux. Entre nous, dans nos familles, l’une des choses qui fait le plus mal, c’est quand nous nous entendons dire : « Tu ne te soucies pas de moi ? ». C’est une phrase qui blesse et déclenche des tempêtes dans le cœur. Cela aura aussi touché Jésus, car lui, plus que quiconque, se soucie de nous. »
On peut aussi voir une autre nuance dans le reproche de Jésus. Ils n’avaient pas compris qui était celui qui était avec eux sur le bateau ; ils n’avaient pas compris que, avec lui sur le bateau, ils ne risquaient pas de couler, car Dieu ne peut pas périr. Nous, disciples d’aujourd’hui, ferions la même erreur que les Apôtres et mériterions le même reproche que Jésus si, dans la violente tempête qui s’est abattue sur le monde avec la pandémie, nous oubliions que nous ne sommes pas seuls dans le bateau et à la merci des vagues.
La fête de Noël nous permet d’élargir l’horizon : de la mer de Galilée au monde entier, des Apôtres à nous : « Et le Verbe s’est fait chair, il a habité parmi nous[2] ». Le verbe grec à l’aoriste[3], eskenosen (littéralement, « il a planté sa tente ») exprime l’idée d’une action accomplie et irréversible. Le Fils de Dieu est descendu sur cette terre et Dieu ne peut pas périr. Le chrétien peut proclamer à plus forte raison que le psalmiste :
Dieu est pour nous refuge et force,
Secours dans la détresse, toujours offert.
Nous serons sans crainte si la terre est secouée,
Si les montagnes s’effondrent au creux de la mer […].
Il est avec nous, le Seigneur de l’univers ; citadelle pour nous[4].
« Dieu est avec nous », c’est-à-dire du côté de l’homme, son ami et allié contre les forces du mal. Nous devons redécouvrir le sens primordial et simple de l’incarnation du Verbe, au-delà de toutes les explications théologiques et des dogmes qui s’y rattachent. Dieu est venu habiter parmi nous ! Il voulait faire de cet événement son nom propre : Emmanuel, Dieu-avec-nous. Ce qu’Isaïe avait prophétisé : « Voici que la vierge est enceinte, elle enfantera un fils, qu’elle appellera Emmanuel[5] » est devenu un fait accompli.
Il faut, disais-je, remonter plus haut que toutes les controverses christologiques du Vème siècle – avant Éphèse et Chalcédoine – pour retrouver le paradoxe et le scandale contenus dans l’affirmation : « Le Verbe s’est fait chair ». Il est utile de réécouter la réaction d’un païen instruit du IIème siècle, qui a pris conscience de cette affirmation des chrétiens. « Fils de Dieu – s’exclamait avec horreur le philosophe Celse – un homme qui a vécu il y a quelques années ? » « L’Eternel Logos un « d’hier ou d’avant-hier » ? Un homme « né dans un village de Judée, d’une pauvre fileuse[6] » ? Il ne faut pas s’en étonner : la parfaite union de la divinité et de l’humanité dans la personne du Christ était la plus grande de toutes les nouveautés possibles, « la seule chose neuve sous le sol », comme la définit St. Jean le Damascene.[7]
Le premier grand combat que la foi au Christ a dû mener n’était pas celui de sa divinité, mais celle de son humanité et de la vérité de l’Incarnation. A l’origine de ce rejet, il y avait le dogme de Platon selon lequel « la nature divine n’entre jamais en communication directe avec l’homme[8] ». Saint Augustin a découvert, d’expérience, la racine ultime de la difficulté à croire en l’Incarnation, à savoir le manque d’humilité. « Et je n’étais pas humble, écrit-il dans ses Confessions, pour connaître mon humble maître Jésus-Christ[9] ».
Son expérience nous aide à comprendre la racine ultime de l’athéisme moderne et nous montre la seule façon possible de la surmonter. A partir de Hermann Samuel Reimarus au XVIIIème siècle, il y a eu toute une attaque contre la vérité historique de l’Evangile et la divinité du Christ. Jésus a dit : « Moi, je suis le Chemin, la Vérité et la Vie ; personne ne va vers le Père sans passer par moi[10] ». Une fois que ce chemin unique vers Dieu a été déclaré infranchissable, il a été facile de passer d’abord au déisme, puis à l’athéisme.
L’expérience d’Augustin – disais-je – indique aussi la voie à suivre pour surmonter l’obstacle, abandonner l’orgueil et accepter l’humilité de Dieu. « Père, Seigneur du ciel et de la terre, je proclame ta louange : ce que tu as caché aux sages et aux savants, tu l’as révélé aux tout-petits[11] » ; toute l’histoire de l’incrédulité humaine s’explique par ces paroles du Christ. L’humilité fournit la clé pour comprendre l’Incarnation. Pas besoin de beaucoup de force pour se faire remarquer ; il en faut beaucoup, à l’inverse, pour se mettre à l’écart et s’effacer. Dieu a cette force infinie de se cacher : « Mais il s’est anéanti, prenant la condition de serviteur, […] il s’est abaissé, devenant obéissant jusqu’à la mort, et la mort de la croix[12]. »
Dieu est amour, c’est pour cela qu’il est humilité ! L’amour crée une dépendance à l’égard de l’être aimé, une dépendance qui n’humilie pas, mais qui rend heureux. Les deux expressions « Dieu est amour » et « Dieu est humilité » sont comme les deux faces d’une même pièce. Mais que signifie le terme humilité lorsqu’on l’applique à Dieu et dans quel sens Jésus peut-il dire : « Devenez mes disciples, car je suis doux et humble de cœur[13] » ? L’explication est que l’humilité essentielle ne consiste pas à être petit (on peut être petit en fait sans être humble) ; elle ne consiste pas à se considérer petit (cela peut dépendre d’une mauvaise idée de soi) ; elle ne consiste pas à se proclamer petit (on peut le dire sans le croire) ; elle consiste à se faire petit et à se faire petit et s’abaisser par amour, pour élever les autres. En ce sens, de vrai humble il n’y a que Dieu. En effet,
Qui est comme le Seigneur notre Dieu, lui qui s’élève pour siéger
et s’abaisse pour voir cieux et terre?
De la poussière il relève le faible, du fumier il retire le pauvre [14]
François d’Assise l’avait bien compris qui, sans avoir fait de grandes études, dans ses « Louanges du Dieu Très-Haut » adressées à Dieu, dit à un certain moment : « Tu es humilité ! » et dans sa Lettre à tout l’Ordre s’exclame : « Regardez, mes frères, l’humilité de Dieu ». « Chaque jour, écrit-il dans une de ses Admonitions, il s’humilie, comme lorsqu’il descend du siège royal dans le sein de la Vierge ».
Noël est la fête de l’humilité de Dieu. Pour la célébrer en esprit et en vérité, nous devons nous faire petits, comme nous devons nous baisser pour passer la porte étroite qui permet d’entrer dans la Basilique de la Nativité à Bethléem.
« Au milieu de vous se tient celui que vous ne connaissez pas »
Mais revenons au cœur du mystère : « Et le Verbe s’est fait chair, il a habité parmi nous ». Dieu est avec nous pour toujours, irrévocablement. C’est, désormais, l’objet central de la prophétie chrétienne. Zacharie salue le Précurseur en l’appelant « prophète du Très-Haut[15] » et Jésus dit de lui qu’il est « plus qu’un prophète[16] ». Mais dans quel sens Jean-Baptiste est-il un prophète ? Où est la prophétie dans son cas ? Les prophètes bibliques ont annoncé un salut à venir ; Jean-Baptiste n’annonce pas un salut à venir ; au contraire, il indique celui qui est présent là devant lui. Les anciens prophètes aidaient le peuple à franchir la barrière du temps ; Jean-Baptiste aide le peuple à franchir la barrière, encore plus épaisse, des apparences contraires. Le Messie tant attendu – attendu par les patriarches, annoncé par les prophètes, chanté par les psaumes – serait-il donc cet homme aux apparences et aux origines si humbles et ordinaires, dont nous savons tout, même son pays d’origine ?
Il est relativement facile de croire en quelque chose de grandiose et de divin, lorsqu’il s’annonce dans un avenir indéfini : « en ces jours-là », « dans les derniers temps », dans un cadre cosmique, avec les cieux suintant de douceur et la terre s’ouvrant pour faire fleurir le Sauveur[17]. C’est plus difficile quand on doit dire : « Le voilà ! C’est lui ! » L’homme est tenté de dire tout de suite : tout est là ? « De Nazareth peut-il sortir quelque chose de bon[18] ? » ; « nous savons d’où il est[19] ».
C’était une tâche prophétique surhumaine et on comprend pourquoi le Précurseur est défini comme « plus qu’un prophète ». C’est l’homme qui montre du doigt une personne et prononce un « Ecce, le voici ! » péremptoire. « Voici l’Agneau de Dieu[20] ! » Quel frisson a dû parcourir le corps de ceux qui ont reçu cette révélation les premiers. Une puissante action du Saint-Esprit accompagnait les paroles du Précurseur et en révélait la vérité aux cœurs bien disposés. Passé et avenir, attentes et accomplissement se touchaient. L’arc de l’histoire du salut se refermait.
Je crois que Jean-Baptiste nous a laissé sa tâche prophétique, qui est de continuer à crier : « Mais au milieu de vous se tient celui que vous ne connaissez pas[21] ». Il a inauguré la nouvelle prophétie qui ne consiste pas – disais-je – à annoncer un salut futur, mais à révéler la présence du Christ dans l’Histoire « Et moi, je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde[22] ». Le Christ n’est pas présent dans l’Histoire uniquement parce qu’on parle de lui et qu’on écrit sur lui sans cesse, mais parce qu’il est ressuscité et qu’il vit selon l’Esprit. Non seulement intentionnellement, mais vraiment. L’évangélisation commence ici.
À l’époque du Baptiste, ce qui était difficile, c’était le corps physique de Jésus, sa chair si semblable à la nôtre, à l’exception du péché. Aujourd’hui, c’est surtout son corps mystique, l’Église, qui fait des difficultés et qui scandalise. Si semblable au reste de l’humanité, et le péché lui-même ne l’a pas épargnée ! De même que le Précurseur fit reconnaître le Christ dans l’humilité de la chair à ses contemporains, il est nécessaire aujourd’hui de le faire reconnaître dans la pauvreté et la misère de son Église, et dans la pauvreté et la misère de nos vies mêmes.
Ce que Paul ajoute à Jean
Mais nous devons ajouter quelque chose à ce que nous avons dit jusque-là. Il n’importe pas en effet seulement de savoir que Dieu s’est fait homme ; il importe aussi de savoir quel genre d’homme Dieu s’est-il fait. La manière différente et complémentaire dont Jean et Paul décrivent chacun l’événement de l’Incarnation est significative. Pour Jean, elle consiste dans le fait que le Verbe qui était Dieu s’est fait chair[23]; pour Paul, dans le fait que « le Christ Jésus, ayant la condition de Dieu, a pris la condition de serviteur[24] ». Pour Jean, le Verbe, étant Dieu, s’est fait homme ; pour Paul, « le Christ : lui qui est riche, s’est fait pauvre[25] ».
La distinction entre le fait de l’Incarnation et la manière dont elle s’est opérée, entre ses dimensions ontologique et existentielle, nous intéresse, parce qu’elle jette un éclairage singulier sur le problème actuel de la pauvreté et de l’attitude des chrétiens à son égard. Elle contribue à donner un fondement biblique et théologique au choix préférentiel des pauvres, proclamé lors du Concile Vatican II. « Les Pères du Concile – écrivait Jean Guitton, observateur laïc au Concile – ont retrouvé le sacrement de la pauvreté, c’est-à-dire la présence du Christ sous les espèces de ceux qui souffrent[26] ».
Le « sacrement » de la pauvreté ! Ce sont des mots forts, mais bien fondés. Si, en effet, par le fait de l’Incarnation, le Verbe a, dans un certain sens, assumé tout homme (comme le pensaient certains Pères grecs), à cause de la manière dont elle s’est opérée, il a assumé, d’une manière très spéciale, les pauvres, les humbles, les souffrants. Il a « institué » ce signe, comme il a institué l’Eucharistie. Celui qui a prononcé sur le pain les mots : « Ceci est mon corps », a prononcé les mêmes à propos des pauvres. Il l’a fait quand, parlant de ce qui a été fait – ou n’a pas été fait – pour l’affamé, l’assoiffé, le prisonnier, celui qui est nu et l’exilé, il a solennellement déclaré : « C’est à moi que vous l’avez fait » et « C’est à moi que vous ne l’avez pas fait[27] ».
Nous en tirons les conséquences au niveau de l’ecclésiologie. Saint Jean XXIII, à l’occasion du Concile, inventa l’expression « Eglise des pauvres » ; elle a un sens qui va au-delà de ce que l’on comprend habituellement. L’Église des pauvres n’est pas seulement composée des pauvres de l’Église ! D’une certaine manière, tous les pauvres du monde – qu’ils soient baptisés ou non – lui appartiennent. « Mais – objectera-t-on – ils n’ont pas eu la foi, ni reçu le baptême ! » C’est vrai, mais les Saints Innocents que nous célébrons après Noël ne les avaient pas non plus. Leur pauvreté et leur souffrance, si elles sont irréprochables, sont aux yeux de Dieu leur baptême de sang. Dieu a bien plus de façons de sauver que nous l’imaginons, même si toutes ces façons – aucune n’est exclue – « d’une façon que Dieu connaît[28] », passent par le Christ.
Les pauvres sont « du Christ », non parce qu’ils déclarent lui appartenir, mais parce qu’il a déclaré qu’ils lui appartenaient, il a déclaré qu’ils sont son corps. Cela ne signifie pas qu’il suffit d’être pauvre et affamé dans ce monde pour entrer automatiquement dans le royaume ultime de Dieu. Les paroles : « Venez les bénis de mon Père[29] » s’adressent à ceux qui ont pris soin des pauvres, pas nécessairement aux pauvres eux-mêmes, par le simple fait d’avoir été matériellement pauvres dans la vie.
L’Église du Christ est donc infiniment plus vaste que ce que disent les chiffres et les statistiques. Pas seulement par simple façon de parler, ou par triomphalisme – aujourd’hui surtout – déplacé. Personne en dehors de Jésus n’a proclamé : « chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait[30] », et là le « frère le plus petit » désigne, non seulement celui qui croit au Christ, mais tout homme.
Il s’ensuit que le Pape – et avec lui les autres pasteurs de l’Eglise – est bien le « père des pauvres ». C’est une joie et un encouragement pour nous tous de voir à quel point ce rôle a été pris à cœur par les derniers Souverains Pontifes et, d’une manière toute spéciale, par le pasteur qui siège aujourd’hui sur la chaire de Pierre. Il est la voix la plus autorisée qui se lève pour leur défense, dans un monde qui ne connaît que sélection et rejet. Il n’a certainement pas « oublié les pauvres » ! L’Écriture contient une bénédiction spéciale pour ceux qui ont à cœur le sort des pauvres :
Heureux qui pense au pauvre et au faible :
Le Seigneur le sauve au jour du malheur !
Il le protège et le garde en vie, heureux sur la terre.
Seigneur, ne le livre pas à la merci de l’ennemi[31] !
De Marie et Joseph, nous lisons dans l’Évangile qu’« il n’y avait pas de place pour eux dans la salle commune[32] ». Encore aujourd’hui, il n’y a pas de place pour les pauvres dans la salle commune du monde, mais l’Histoire a montré de quel côté était Dieu et de quel côté l’Eglise doit être. Aller vers les pauvres, c’est imiter l’humilité de Dieu, c’est se faire petit par amour, pour élever ceux qui sont en bas.
Mais ne nous trompons pas: c’est quelque chose qui est plus facile à dire qu’à faire. Un ancien père du désert, Isaac de Ninive, a donné ce conseil à ceux qui sont contraints par le devoir de parler de choses spirituelles auxquelles ils ne sont pas encore arrivés avec leur vie: « Parlez-en comme quelqu’un qui appartient à la classe des disciples et non avec autorité, après avoir humilié votre âme et vous être rendu plus petit que n’importe lequel de vos auditeurs »[33]. Et c’est comme ça que j’ai osé en parler.
« Chez lui, nous nous ferons une demeure »
« Et le Verbe s’est fait chair, il a habité parmi nous ». Il nous faut, avant de conclure, passer du pluriel au singulier. Le Verbe n’est pas venu au monde de façon générique, mais personnellement, dans chaque âme croyante. Jésus a dit : « Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole ; mon Père l’aimera, nous viendrons vers lui et, chez lui, nous nous ferons une demeure[34] ». Le Christ n’est donc pas seulement présent sur la barque du monde ou de l’Église ; il est présent dans la petite barque de ma vie. Quelle idée, si on arrivait vraiment à y croire ! Sainte Elisabeth de la Trinité y a trouvé le secret de sa sainteté. « Il me semble, écrit-elle à une amie, que j’ai trouvé mon ciel sur la terre, puisque le ciel c’est Dieu, et Dieu c’est mon âme. Le jour où j’ai compris cela, tout s’est illuminé en moi[35] ».
Avec les restrictions qu’elle impose au culte public et à la fréquentation des églises, la pandémie pourrait être l’occasion pour beaucoup de découvrir que ce n’est pas simplement en allant à l’église que nous rencontrons Dieu ; que nous pouvons adorer Dieu « en esprit et en vérité » et nous entretenir avec Jésus, même lorsque nous sommes enfermés chez nous ou dans notre chambre. Le chrétien ne pourra jamais se passer de l’Eucharistie et de la communauté, mais lorsqu’elles sont empêchées par la force majeure, qu’il n’aille pas penser que sa vie chrétienne s’interrompt. Si on n’a jamais rencontré le Christ dans son cœur, on ne le rencontrera jamais ailleurs au sens fort du terme.
On retrouve de temps en temps, dans la bouche de grands docteurs et maîtres de l’esprit de l’Église : Origène, saint Augustin, saint Bernard, Angelus Silesius, et d’autres encore, une déclaration audacieuse sur Noël. Elle dit en substance : « Le Christ est né des centaines de fois à Bethléem, mais s’il ne naît pas en toi, alors tu es perdu[36] ». « Où le Christ naît-il, au sens le plus profond du terme, si ce n’est dans votre cœur et votre âme[37] ? », écrit saint Ambroise. « Le Verbe de Dieu, dit en écho saint Maxime le Confesseur, veut réitérer en tous les hommes les mystères de son Incarnation[38] ». Une vérité, comme on le voit, véritablement œcuménique.
Faisant écho à cette même tradition, saint Jean XXIII, dans son message de Noël 1962, élevait cette prière ardente : « Ô Verbe éternel du Père, Fils de Dieu et de Marie, renouvelle encore aujourd’hui, dans le secret des âmes, le miracle de ta naissance ». Faisons nôtre cette prière, mais, dans la situation dramatique où nous nous trouvons, ajoutons aussi l’ardente supplication de la liturgie de Noël : « Ô Roi de l’univers, ô Désiré des nations, pierre angulaire qui joint ensemble l’un et l’autre mur, force de l’homme pétri de limon, viens, Seigneur, viens nous sauver[39] ! » Viens et relève l’humanité épuisée par la longue épreuve de cette pandémie.
Traduit de l’Italien par Cathy Brenti de la Communauté des Béatitudes
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NOTES
[1] Mc 4, 38.
[2] Jn 1, 14.
[3] N.D.T. : l’aoriste est un temps de la conjugaison grecque qui correspond à un passé indéterminé.
[4] Ps 45, 2-4.
[5] Is 7, 14.
[6] In Origène, Contra Celsum, I, 26
[7] De fide orthodoxa, 45
[8] Platon, Le Banquet, 203.
[9] Augustin, Confessions, VII, XVIII.24.
[10] Jn 14, 6.
[11] Mt 11, 25.
[12] Ph 2, 7-8.
[13] Mt 11, 29.
[14] Ps 113,5-7.
[15] Lc 1, 76.
[16] Mt 11, 9.
[17] Cf. Is 45, 8.
[18] Jn 1, 46.
[19] Jn 7, 27.
[20] Jn 1, 29.
[21] Jn 1, 26.
[22] Mt 28, 20.
[23] Cf. Jn 1, 1-14.
[24] Cf. Ph 2, 5s.
[25] Cf. 2 Co 8, 9.
[26] J. Guitton, cit. par R. Gil, Presencia de los pobres en el Concilio, in “Proyección” 48, 1966, p.30. N.D.T. : « La présence des pauvres au Concile », in « Projection », article non paru en français.
[27] Mt 25, 31s.
[28] Gaudium et Spes, 22.
[29] Mt 25, 34.
[30] Mt 25, 40.
[31] Ps 41, 2-3.
[32] Lc 2, 7.
[33] Isaac de Ninive, Discours ascétiques, 4.
[34] Jn 14, 23.
[35] Sainte Elisabeth de la Trinité, Lettre 122 à la Comtesse De Sourdon (1902).
[36] Cf. Origène, Commentaire de l’évangile de Luc 22, 3. Angelus Silesius, Le voyageur chérubinique, I, 61, Ed. Rivages 2004: “Wird Christus tausendmal zu Bethlehem geborn / und nicht in dir: du bleibst noch ewiglich verlorn“.
[37] Saint Ambroise, In Lucam, 11, 38.
[38] Saint Maxime le Confesseur, Ambigua (PG 91, 1084).
[39] Antienne des vêpres du 22 décembre.