Le sens de « l’éternité » est au cœur de la deuxième prédication d’Avent 2020 préparée par le cardinal Raniero Cantalamessa ofmcap, le prédicateur de la Maison pontificale. « Ce qui ‘ne passe jamais’ est, par définition, l’éternité, dit-il. Nous devons redécouvrir la foi en un au-delà de la vie. »
Pour nous, chrétiens, explique le cardinal Cantalamessa, « la vie éternelle n’est pas une catégorie abstraite, c’est plutôt une personne ». Elle signifie « aller auprès de Jésus, ‘faire corps’ avec lui, partager son état de Ressuscité dans la plénitude et la joie de la vie trinitaire ».
« La foi en la vie éternelle » est aussi « l’une des conditions pour pouvoir évangéliser », estime-t-il. En annonçant la vie éternelle, explique le cardinal Cantalamessa, « nous pouvons faire valoir non seulement notre foi, mais aussi sa correspondance avec le désir le plus profond du cœur humain » : « Nous sommes en fait des ‘êtres finis capables d’infini’, des êtres mortels ayant une aspiration secrète à l’immortalité. »
Saint Augustin « disait la même chose », rappelle le prédicateur : « Car à quoi sert la bonne vie, si elle n’aboutit à la vie éternelle ? »
« Aux hommes de notre temps » qui ont « au plus profond de leur cœur ce besoin d’éternité, sans peut-être avoir le courage de se le confesser ni de se l’avouer à eux-mêmes », le cardinal Cantalamessa répète les paroles que saint Paul disait aux Athéniens : « Ce que vous vénérez sans le connaître, voilà ce que, moi, je viens vous annoncer. »
Card. Raniero Cantalamessa ofmcap
« NOUS VOUS ANNONÇONS LA VIE ÉTERNELLE »
(1 Jean 1, 2)
Deuxième prédication d’Avent 2020
« Consolez, consolez mon peuple, dit votre Dieu » (Is 40, 1). Voilà les premiers mots d’Isaïe de la première lecture du deuxième dimanche de l’Avent. C’est une invitation – voire un commandement – toujours d’actualité, adressée aux pasteurs et aux prédicateurs de l’Église. Aujourd’hui, nous voulons accueillir cette invitation et méditer sur l’annonce la plus « consolante » que nous offre la foi au Christ.
La deuxième « vérité éternelle » que la situation de pandémie a ramenée à la surface est la précarité et le caractère transitoire de toutes choses. Tout passe : la richesse, la santé, la beauté, la force physique… C’est quelque chose que nous avons sous les yeux en permanence. Il suffit de comparer les photos d’aujourd’hui – les nôtres ou celles de personnes célèbres – avec celles d’il y a vingt ou trente ans pour s’en rendre compte. Abasourdis par le rythme de la vie, nous ne prêtons pas attention à tout cela, nous ne prenons pas le temps d’en tirer les conséquences nécessaires.
Et voilà que tout à coup, tout ce que nous considérions comme acquis s’est avéré fragile, comme une plaque de glace sur laquelle on patine allégrement qui se brise soudain sous les pieds et fait que l’on s’enfonce. « La tempête – disait le Saint-Père dans cette mémorable bénédiction « urbi et orbi » le 27 mars – démasque notre vulnérabilité et révèle ces sécurités, fausses et superflues, avec lesquelles nous avons construit nos agendas, nos projets, nos habitudes et priorités ».
La crise planétaire que nous vivons peut être l’occasion de redécouvrir avec soulagement qu’il existe – malgré tout – un point fixe, un terrain solide, ou plutôt un rocher, sur lequel fonder notre existence terrestre. Le mot Pâques – Pesach en hébreu – signifie passage, et en latin, il se traduit par transitus. Ce mot évoque, en soi, quelque chose de « passager » et de « transitoire », donc quelque chose qui tend à être négatif. Saint Augustin a perçu cette difficulté et l’a résolue de manière éclairante. Faire Pâques, a-t-il expliqué, signifie, oui, passer, mais « passer à ce qui ne passe pas » ; cela signifie « passer du monde, pour ne point passer avec le monde[1] ». Passer avec le cœur, avant de passer avec le corps !
Ce qui « ne passe jamais » est, par définition, l’éternité. Nous devons redécouvrir la foi en un au-delà de la vie. C’est l’une des grandes contributions que les religions peuvent ensemble apporter à l’effort de créer un monde meilleur et plus fraternel. Elle nous fait comprendre que nous sommes tous compagnons de voyage, en route vers une patrie commune où il n’y a pas de distinction de race ou de nation. Nous n’avons pas que le chemin en commun, mais aussi le point d’arrivée. Avec des concepts et dans des contextes encore très différents, c’est une vérité commune à toutes les grandes religions, du moins à celles qui croient en un Dieu personnel. « Pour s’avancer vers lui, il faut croire qu’il existe et qu’il récompense ceux qui le cherchent[2] ». Ainsi, la Lettre aux Hébreux résume la base commune – et le plus petit dénominateur commun – de chaque foi et de chaque religion.
Pour les chrétiens, la foi en la vie éternelle ne repose pas sur des arguments philosophiques discutables sur l’immortalité de l’âme. Elle se fonde sur un fait précis, la résurrection du Christ, et sur sa promesse : « Dans la maison de mon Père, il y a de nombreuses demeures […]. Quand je serai parti vous préparer une place, je reviendrai et je vous emmènerai auprès de moi, afin que là où je suis, vous soyez, vous aussi[3] ». Pour nous, chrétiens, la vie éternelle n’est pas une catégorie abstraite, c’est plutôt une personne. Elle signifie aller auprès de Jésus, « faire corps » avec lui, partager son état de Ressuscité dans la plénitude et la joie de la vie trinitaire : « Cupio dissolvi et esse cum Christo », disait saint Paul à ses chers Philippiens : « Je désire partir pour être avec le Christ[4]. »
Une éclipse de foi
Mais qu’est-il arrivé – nous demandons-nous – à la vérité chrétienne de la vie éternelle ? À une époque comme la nôtre dominée par la physique et la cosmologie, l’athéisme s’exprime avant tout comme la négation de l’existence d’un créateur du monde ; au XIXème siècle, il s’exprimait de préférence dans la négation d’une vie après la mort. Hegel avait affirmé que « les chrétiens gaspillent dans le ciel les énergies destinées à la terre [5]». Reprenant cette critique, Feuerbach et surtout Marx se sont battus contre la croyance en une vie après la mort, affirmant qu’elle faisait se dessaisir de l’engagement terrestre. A l’idée d’une survie personnelle en Dieu, on substitue l’idée d’une survie dans l’espèce et dans la société du futur. Peu à peu, avec le soupçon, l’oubli et le silence sont tombés sur le mot « éternité ».
La sécularisation a fait le reste, au point qu’il semble même inconvenant pour des gens cultivés et en phase avec leur temps de continuer à parler d’éternité. La sécularisation est un phénomène complexe et ambivalent. Il peut indiquer l’autonomie des réalités terrestres et la séparation entre le royaume de Dieu et le royaume de César, et en ce sens, non seulement elle n’est pas contre l’Évangile, mais elle trouve en lui une de ses racines les plus profondes. Le mot « sécularisation » peut cependant aussi désigner tout un ensemble d’attitudes hostiles à la religion et à la foi. Dans ce sens, on préfère employer le terme de laïcité. La laïcité est à la laïcisation tout comme le scientisme est à la scientificité et le rationalisme est à la rationalité.
Même ainsi délimité, le phénomène de la sécularisation présente de nombreux visages selon les domaines dans lesquels il se manifeste : la théologie, la science, l’éthique, l’herméneutique biblique, la culture, la vie quotidienne. Sa signification primordiale est cependant unique et claire. « Sécularisation » dérive du mot saeculum qui, dans le langage courant, a fini par désigner le temps présent – « l’éon présent », selon la Bible – par opposition à l’éternité – l’éon futur, ou « les siècles des siècles » comme l’appellent les Écritures. En ce sens, laïcité est synonyme de temporalisme, de réduction du réel à la seule dimension terrestre. Cela signifie l’élimination radicale de l’horizon de l’éternité.
Tout cela a eu une répercussion évidente sur la foi des croyants. Cette dernière est devenue, sur ce point, timide et réticente. Quand avons-nous entendu le dernier sermon sur la vie éternelle ? Le philosophe Kierkegaard avait raison : « L’au-delà est devenu une plaisanterie, une exigence si incertaine que non seulement personne ne le respecte plus, mais encore personne ne l’attend plus. Au point qu’on s’amuse même à penser qu’il fut un temps où cette idée marquait l’ensemble de l’existence[6] ». Nous continuons à réciter dans le Credo : « J’attends la résurrection des morts et la vie du monde à venir », sans donner cependant beaucoup de poids à ces mots. La chute de l’horizon de l’éternité fait sur la foi chrétienne l’effet que produit le sable jeté sur une flamme : il l’étouffe, il l’éteint.
Quelle est la conséquence pratique de cette éclipse de l’idée d’éternité ? Saint Paul rapporte le but de ceux qui ne croient pas à la résurrection des morts : « Mangeons et buvons car demain nous mourrons[7]. » Le désir naturel de vivre toujours, déformé, devient désir, ou frénésie, de vivre bien, c’est-à-dire agréablement, même aux dépens des autres si nécessaire. La terre entière devient ce que Dante Alighieri disait de l’Italie de son temps : «la petite aire qui nous rend si féroces [8] ». Une fois l’horizon de l’éternité tombé, la souffrance humaine apparaît doublement et irrémédiablement absurde. Le monde ressemble à « une fourmilière qui s’effrite » et l’homme à « un dessin créé par la vague au bord de la mer que la prochaine vague efface ».
Foi en l’éternité et évangélisation
La foi en la vie éternelle est l’une des conditions pour pouvoir évangéliser. « Et si le Christ n’est pas ressuscité, notre proclamation est sans contenu, votre foi aussi est sans contenu […] Si nous avons mis notre espoir dans le Christ pour cette vie seulement, nous sommes les plus à plaindre de tous les hommes[9] ». L’annonce de la vie éternelle constitue la force et le « mordant » de la prédication chrétienne. Regardons ce qui s’est passé lors de la toute première évangélisation chrétienne. L’idée la plus ancienne et la plus répandue dans le paganisme gréco-romain était que la vraie vie se termine avec la mort ; après cela, il n’y a qu’une existence larvaire, dans un monde d’ombres, évanescent et incolore. On connait les mots que l’empereur romain Hadrien s’est adressé à lui-même alors qu’il était proche de la mort et qu’il a voulu comme épitaphe sur sa tombe :
Ma petite âme perdue et douce,
Compagne et hôte de mon corps,
Maintenant tu t’apprêtes à monter dans des endroits
Incolores, durs et nus,
Où tu n’auras plus les divertissements habituels.
Encore un instant,
Regardons les rives familières ensemble,
Les choses que nous ne verrons certainement plus jamais.
Pour un homme qui, de son vivant, s’était fait construire des résidences d’un luxe incroyable – il suffit de visiter la villa d’Hadrien près de Tivoli pour s’en convaincre – cette perspective était encore plus décourageante que pour le commun des mortels. Il avait construit le mausolée d’Hadrien, pour y mettre sa dépouille – l’actuel château Saint-Ange – mais il savait bien que cela ne changerait rien à son destin qui était de se diriger vers des « lieux incolores et sans divertissement ».
Dans ce contexte, on comprend l’impact qu’a dû avoir la proclamation chrétienne d’une vie après la mort, infiniment plus pleine et plus lumineuse que la vie terrestre, sans plus de larmes, sans plus de mort, sans plus aucun souci[10]. On comprend aussi pourquoi le thème et les symboles de la vie éternelle – le palmier, le paon, les mots « requies aeterna » – sont si fréquents dans les sépultures chrétiennes des catacombes.
En annonçant la vie éternelle, nous pouvons faire valoir non seulement notre foi, mais aussi sa correspondance avec le désir le plus profond du cœur humain. Nous sommes en fait des « êtres finis capables d’infini » (ens finitum, capax infiniti), des êtres mortels ayant une aspiration secrète à l’immortalité. À un ami argentin qui lui reprochait, comme s’il s’agissait d’une forme d’orgueil et de présomption, d’être tourmenté par le problème de l’éternité, Miguel de Unamuno – qui n’était certainement pas un apologiste du christianisme – répondit dans une lettre[11] :
Je ne dis pas que nous méritons un au-delà, ni que la logique nous le montre ; je dis que nous en avons besoin, que nous le méritons ou pas, et c’est tout. Je dis que ce qui passe ne me satisfait pas, que j’ai soif d’éternité, et que sans elle tout m’est indifférent. J’en ai besoin, j’en ai besoin ! Sans elle, il n’y a plus de joie de vivre et la joie de vivre n’a plus rien à me dire. C’est trop facile de dire : « Il faut vivre, il faut se contenter de la vie ». Et qu’en est-il de ceux qui ne s’en contentent pas ?
Ce ne sont pas ceux qui désirent l’éternité – ajoutait le même penseur – qui méprisent le monde et la vie ici-bas, mais au contraire, ceux qui ne la désirent pas : « J’aime tellement la vie que la perdre me semble être le pire des maux. Ceux qui profitent de la vie, jour après jour, sans se soucier de savoir s’ils devront la perdre ou pas, ne l’aiment pas vraiment. Saint Augustin disait la même chose : « Car à quoi sert la bonne vie, si elle n’aboutit à la vie éternelle[12] ? » ». « Tout, sauf l’éternel, est vain dans le monde », chantait un de nos poètes[13]. Aux hommes de notre temps qui cultivent au plus profond de leur cœur ce besoin d’éternité, sans peut-être avoir le courage de se le confesser, ni de se l’avouer à eux-mêmes, nous pouvons répéter ce que Paul disait aux Athéniens : « Ce que vous vénérez sans le connaître, voilà ce que, moi, je viens vous annoncer[14] ».
La foi en l’éternité comme moyen de sanctification
Une foi renouvelée en l’éternité ne nous sert pas seulement pour l’évangélisation, c’est-à-dire pour l’annonce à faire aux autres ; elle nous sert, même avant cela, à donner un nouvel élan à notre chemin de sanctification. Son premier fruit est de nous rendre libres, de ne pas nous attacher aux choses qui passent : d’accroître notre patrimoine ou notre prestige.
Imaginons cette situation. Une personne a été expulsée et doit bientôt quitter son domicile. Heureusement, on lui offre la possibilité d’avoir une nouvelle maison immédiatement. Mais que fait-elle ? Elle dépense tout son argent pour rénover et embellir la maison qu’elle doit quitter, au lieu de meubler celle où elle doit aller ! Ne serait-ce pas insensé ? Aujourd’hui, nous sommes tous des « expulsés » de ce monde, et nous ressemblons à cet homme insensé si nous ne pensons qu’à embellir notre foyer terrestre, sans nous soucier de faire des bonnes œuvres qui nous suivront après la mort.
L’évanouissement de l’idée d’éternité agit sur les croyants, diminuant en eux la capacité à faire face avec courage aux souffrances et aux épreuves de la vie. Nous devons redécouvrir une partie de la foi de saint Bernard et de saint Ignace de Loyola. Dans chaque situation et devant tout obstacle, ils se disaient : « Quid hoc ad aeternitatem », c’est-à-dire « qu’est-ce, face à l’éternité ? »
Pensons à un homme qui tient une balance à la main : une de ces balances (qu’on appelle romaines) que l’on tient d’une seule main et qui ont d’un côté le plateau sur lequel on met les choses à peser et de l’autre une barre graduée sur laquelle on fait glisser le contrepoids ou la mesure jusqu’à trouver l’équilibre. Si ce contrepoids tombe à terre, ou que l’on perd la mesure, tout ce que l’on met sur le plateau fait que la barre se soulève et fait basculer la balance sur le sol. Tout prend le dessus, même une poignée de plumes…
Il en est de même lorsque nous perdons la mesure de tout qui est l’éternité : les choses terrestres et les souffrances jettent facilement notre âme à terre. Tout nous semble trop lourd, excessif. Jésus disait : « Si ta main […] est pour toi une occasion de chute, coupe-la […] Et si ton œil est pour toi une occasion de chute, arrache-le […] Mieux vaut pour toi entrer dans la vie éternelle manchot ou estropié, […] que d’être jeté avec tes deux yeux dans la géhenne de feu [15]». Mais nous, qui avons perdu de vue l’éternité, nous trouvons déjà excessif qu’on nous demande de fermer les yeux devant un spectacle immoral, ou de porter une petite croix en silence.
Saint Paul ose écrire : « Car notre détresse du moment présent est légère par rapport au poids vraiment incomparable de gloire éternelle qu’elle produit pour nous. Et notre regard ne s’attache pas à ce qui se voit, mais à ce qui ne se voit pas ; ce qui se voit est provisoire, mais ce qui ne se voit pas est éternel[16] ». Le poids de la tribulation est « léger » précisément parce qu’il est momentané, celui de la gloire est immense précisément parce qu’il est éternel. C’est pourquoi le même Apôtre peut dire : « J’estime, en effet, qu’il n’y a pas de commune mesure entre les souffrances du temps présent et la gloire qui va être révélée pour nous[17] ».
Beaucoup se demandent : « En quoi consistera la vie éternelle et que ferons-nous tout le temps au ciel ? » La réponse est dans les paroles apophatiques de l’Apôtre : « Ce que l’œil n’a pas vu, ce que l’oreille n’a pas entendu, ce qui n’est pas venu à l’esprit de l’homme, Dieu l’a préparé pour ceux dont il est aimé[18] ». S’il est nécessaire de balbutier quelque chose, nous dirons que nous vivrons immergés dans l’océan sans rivage et sans fond de l’amour trinitaire. « Mais n’allons-nous pas nous ennuyer ? » Demandons aux vrais amoureux s’ils s’ennuient au sommet de leur amour, et s’ils ne voudraient pas au contraire que cet instant dure éternellement.
L’éternité : une espérance et une présence
Avant de conclure, il nous faut dissiper un doute qui pèse sur la croyance en la vie éternelle. Pour le croyant, l’éternité n’est pas seulement une promesse et une espérance, ou – comme le pensait Karl Marx – un déversement vers le ciel des attentes déçues de la terre. C’est aussi une présence et une expérience. Dans le Christ, « la vie éternelle qui était avec le Père est devenue visible ». Nous – dit Jean – l’avons entendue, vue de nos propres yeux, contemplée, touchée[19].
Avec le Christ, le Verbe incarné, l’éternité a fait irruption dans le temps. Nous en faisons l’expérience chaque fois que nous faisons un véritable acte de foi en Christ, car quiconque croit en lui possède déjà la vie éternelle[20] ; chaque fois que nous recevons la communion, parce qu’en elle « nous est donné le gage de la gloire future » ; chaque fois que nous écoutons les paroles de l’Évangile, qui sont « les paroles de la vie éternelle[21] ». Saint Thomas d’Aquin dit que « la grâce n’est pas autre chose qu’un commencement de la gloire en nous[22] ».
Cette présence de l’éternité dans le temps s’appelle l’Esprit Saint. On le définit comme « l’avance sur notre héritage[23] », et il nous a été donné pour que, en ayant reçu les prémices, nous aspirions à la plénitude. « Le Christ – écrit saint Augustin – nous a donné l’acompte de l’Esprit Saint par lequel – lui qui de toute façon ne pouvait pas nous tromper – il a voulu nous assurer de l’accomplissement de sa promesse. Qu’a-t-il promis ? Il a promis la vie éternelle dont l’Esprit qu’il nous a donné est l’acompte[24] ».
Entre la vie de foi dans le temps et la vie éternelle, il existe une relation semblable à celle qui existe entre la vie de l’embryon dans le sein de sa mère et celle de l’enfant venu à la lumière. Le grand théologien byzantin médiéval Nicolas Cabasilas écrivait :
« Ce monde porte en gestation l’homme intérieur, nouveau, créé selon Dieu, jusqu’à ce que, ici façonné, modelé et devenu parfait, il soit engendré à ce monde parfait qui ne vieillit pas. À la manière de l’embryon que, alors qu’il est dans l’obscurité et le fluide, la nature prépare à la vie dans la lumière, comme c’est le cas pour les saints […]. Pour l’embryon cependant, la vie future est absolument future : aucun rayon de lumière ne lui parvient, rien de ce qui est de cette vie. Il n’en est pas de même pour nous, puisque le siècle à venir a été comme renversé et mélangé à ce présent […]. C’est pourquoi, dès maintenant, il est accordé aux saints non seulement de se disposer et de se préparer à la vie, mais aussi d’y vivre et d’y travailler ».[25]
Une petite histoire illustre bien cette comparaison de la gestation et de la naissance, permettez-moi de la raconter dans sa simplicité. Il y avait des jumeaux, un petit garçon et une petite fille, si intelligents et précoces que déjà, dans le ventre de leur mère, ils se parlaient. La petite fille demanda à son petit frère : « Penses-tu qu’il y aura une vie après la naissance ? » Il lui répondit : « Ne sois pas ridicule. Qu’est-ce qui te fait penser qu’il y a quelque chose en dehors de cet espace étroit et sombre dans lequel nous nous trouvons ? » L’enfant, prenant son courage à deux mains : « Qui sait, il y a peut-être une mère, quelqu’un qui nous a mis ici et qui va s’occuper de nous ». Et lui : « Tu vois une mère quelque part ? Ce que tu vois, c’est tout ce qu’il y a ». Alors de nouveau : « Mais tu ne ressens pas toi aussi parfois une pression sur la poitrine qui augmente de jour en jour et nous pousse en avant ? ». « Tout bien réfléchi, répondit-il, c’est vrai, je sens ça tout le temps ». « Tu vois – conclut triomphalement sa petite soeur – cette douleur n’est pas là pour rien. Je pense qu’elle nous prépare à quelque chose de plus grand que ce petit espace ».
L’Église devrait être cette petite fille qui aide les hommes à prendre conscience de leur désir non avoué et parfois même tourné en dérision. Nous devons aussi absolument démentir l’accusation à l’origine du soupçon moderne contre l’idée de la vie éternelle, selon lequel l’attente de l’éternité détourne de l’engagement envers la terre et du soin de la création. Avant que les sociétés modernes n’assument elles-mêmes la tâche de promouvoir la santé et la culture, d’améliorer la culture de la terre et les conditions de vie des gens, qui a accompli ces tâches plus et mieux que ceux – des moines en première ligne – qui vivaient par la foi en la vie éternelle ?
Peu de gens savent que le Cantique des créatures de François d’Assise est né d’un sursaut de foi en la vie éternelle. Ainsi, les sources franciscaines décrivent la genèse du cantique. Une nuit, alors que François souffrait particulièrement de ses nombreuses et très douloureuses infirmités, il dit en son cœur : « Seigneur, secours-moi dans mes infirmités, pour que j’aie la force de les supporter patiemment ! ». Et aussitôt, il lui fut dit en esprit : « François, dis-moi : si, en compensation de tes souffrances et tribulations, on te donnait un immense et précieux trésor, ne regarderais-tu pas comme néant, auprès d’un pareil trésor, la terre, les pierres précieuses et les eaux ? Ne te réjouirais-tu pas ? » François répondit : « Seigneur, ce serait un bien grand trésor, très précieux, inestimable, au-delà de tout ce qu’on peut aimer et désirer ! ». La voix conclut : « Alors, réjouis-toi et sois dans l’allégresse au milieu de tes infirmités et tribulations ; désormais, vis en paix, comme si tu étais déjà dans mon Royaume ».
En se levant le matin, François dit à ses compagnons : « Je dois donc être plein d’allégresse dans mes infirmités et tribulations, et rendre grâces à Dieu le Père, pour la grâce et la bénédiction qu’il a daigné, dans sa miséricorde, m’assurer, à moi, son pauvre et indigne serviteur, vivant encore ici-bas, que je partagerais son royaume. Aussi, pour sa gloire, pour ma consolation et l’édification du prochain, je veux composer une nouvelle « Louange du Seigneur » pour ses créatures. Chaque jour, celles-ci servent à nos besoins, sans elles nous ne pourrions vivre, et par elles le genre humain offense beaucoup le Créateur. Chaque jour aussi nous méconnaissons un si grand bienfait en ne louant pas comme nous le devrions le Créateur et Dispensateur de tous ces dons. » Il s’assit, se concentra un moment, puis s’écria : « Très haut, tout puissant et bon Seigneur…[26] ». La pensée de la vie éternelle ne lui avait pas inspiré le mépris de ce monde et des créatures, mais un enthousiasme et une gratitude encore plus grands à leur égard, et avait rendu la douleur actuelle plus supportable.
Notre méditation d’aujourd’hui sur l’éternité ne nous dispense certes pas de faire l’expérience, avec tous les autres habitants de la terre, de la dureté de l’épreuve que nous vivons ; mais elle devrait au moins nous aider, nous les croyants, à ne pas nous laisser submerger par elle et à pouvoir insuffler courage et espérance même à ceux qui n’ont pas le confort de la foi. Concluons par une belle prière de la liturgie :
O Dieu, qui unit les esprits des fidèles en une seule volonté, donne à ton peuple d’aimer ce que tu commandes et d’attendre ce que tu promets, pour qu’au milieu des changements de ce monde, nos cœurs s’établissent fermement là où se trouvent les vraies joies. Par Jésus, ton Fils, notre Seigneur. Amen ![27]
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NOTES
[1] S. AUGUSTIN, Traités sur Jean, 55°, 1.
[2] He 11, 6.
[3] Jn 14, 2-3.
[4] Ph 1, 23.
[5] Cf. G. W. F. HEGEL, Frühe Schriften, 1, in Gesammelte Werke, Hambourg 1989, p. 372. (Premiers écrits in Œuvres complètes).
[6] S. KIERKEGAARD, Post-scriptum définitif et non scientifique aux miettes philosophiques (1846), part II, chap. 4.
[7] 1 Co 15, 32.
[8] Dante ALIGHIERI, Paradis, XXII, 151.
[9] 1 Co 15, 14. 19.
[10] Cf. Ap 21, 4.
[11] Miguel de Unamuno, “Cartas inéditas de Miguel de Unamuno y Pedro Jiménez Ilundain”, a cura di H. Benítez, Revista de la Universidad de Buenos Aires 3 (9/1949) 135.150. N.D.T. : Lettres inédites de Miguel de Unamuno et Pedro Jiménez Ilundain.
[12] Saint Augustin, Traité sur saint Jean, XLV, 2.
[13] A. Fogazzaro, “A Sera”, in Le poesie, Mondadori, Milano 1935, 194-197. (Le soir, in Les Poésies).
[14] Ac 17, 23.
[15] Cf. Mt 18, 8-9.
[16] 2 Co 4, 17-18.
[17] Rm 8, 18.
[18] 1 Co 2, 9.
[19] Cf. 1 Jn 1, 1-3.
[20] Cf. 1 Jn 5, 13.
[21] Cf. Jn 6, 68.
[22] Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, II-II, q. 24, A. 3, ad 2.
[23] Ep 1, 14 ; 2 Co 5, 5.
[24] Saint Augustin, Sermon 378, 1.
[25] N. Cabasilas, Vita in Christo, I, 1-2 (PG 150, 496).
[26] Légende de Pérouse, 43.
[27] Oraison du XXI° Dimanche du Temps Ordinaire.
Copyright – Card. Raniero Cantalamessa ofmcap.
Traduction de l’italien par Cathy Brenti, Communauté des Béatitudes