« Le commandement de l’amour est nouveau parce qu’il est un don et non pas une loi », explique Mgr Francesco Follo dans son commentaire des lectures de la messe de dimanche prochain, 25 octobre 2020 (XXXe dimanche du Temps Ordinaire – Année A).
L’observateur permanent du Saint-Siège à l’UNESCO, à Paris, invite à « comprendre que le « devoir » d’aimer Dieu et le prochain éloigne l’amour de la volubilité et le fixe dans l’éternité ».
Comme lecture patristique, Mgr Follo propose une homélie de saint Augustin sur « le plus grand commandement ».
AB
Le commandement de l’amour est nouveau
parce qu’il est un don et non pas une loi
Prémisse
Dans l’Évangile de ce dimanche, nous sommes placés devant le Christ qui nous commande d’aimer Dieu et le prochain. Cela soulève deux questions spontanées : « Pourquoi nous commande-t-il d’aimer ? Que signifie aimer ? ».
La première question pourrait trouver une réponse succincte comme suit: « Commandement » vient du latin « cum » = avec et « mandamentum » = envoi. Par conséquent, commander signifie envoyer ensemble et Dieu nous envoie tous ensemble vers l’Amour qui est Lui, donc Il nous commande. Autrement dit, chacun de nous est constitué par cette commande. Nous sommes des « envoyés mandats » qui vont à Dieu et au prochain en communion. En plus, je crois que le commandement du Messie est plus qu’un ordre, c’est une sorte de supplication par laquelle c’est Dieu qui nous prie. Peut-être que c’est Lui qui nous prie plus que nous ne le prions.
D’une personne pieuse, on dit qu’elle prie Dieu. Je crois que Dieu prie à la place chaque personne, supplie chacun de nous : « S’il vous plaît, aimez-moi ! Il est presque un mendiant.
Dans le récit de l’Évangile que nous offre la liturgie en ce dimanche, le Christ nous enseigne que toute la loi divine se résume dans l’amour. Le commandement de l’amour de Dieu avec celui de l’amour du prochain contient les deux aspects d’un même dynamisme du cœur et de la vie. Jésus accomplit ainsi l’ancienne Révélation, n’ajoutant pas un commandement inédit, mais réalisant en lui-même et dans sa propre action salvifique la synthèse vivante des deux grandes paroles de l’ancienne Alliance : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur … » et « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (cf. Dt 6,5; Lv 19,18).
Dans l’Eucharistie, nous contemplons le sacrement de cette synthèse vivante de la Loi : le Christ nous donne en lui-même la pleine réalisation de l’amour pour Dieu et de l’amour pour les frères. Et il nous communique cet amour qui est le sien, lorsque nous nous nourrissons de son corps et de son sang. Alors ce que saint Paul écrit aux Thessaloniciens dans la seconde lecture d’aujourd’hui, peut se produire en nous : « Vous vous êtes convertis, vous vous détournez des idoles, pour servir le Dieu vivant et vrai » (1 Th 1, 9). Cette conversion est le principe du chemin de sainteté que le chrétien est appelé à suivre dans sa propre existence.
Le saint est celui qui est tellement fasciné par la beauté de Dieu et sa parfaite vérité qu’il en est progressivement transformé. Pour cette beauté et cette vérité, il est prêt à tout abandonner, même à lui-même. Il lui suffit l’amour de Dieu qu’il expérimente éprouve dans le service humble et désintéressé de son prochain, en particulier de ceux qui sont incapables de rendre la pareille.
1) L’Amour total.
Jésus a été parmi les hommes et Lui, l’Emmanuel, Il y est resté parce qu’il nous aime. Pour se rendre compte de cet amour et en vivre nous devons avant tout être des hommes simples. Les simples, comme les enfants, sentent « d’instinct » qui les aime, ils croient en lui, et sont heureux quand il arrive – leur visage aussi se met à briller – et il devient triste quand il repart. Ces gens simples, ces pauvres, écoutent le Christ parce qu’ils comprennent qu’il est venu spécialement pour eux, pour leur annoncer la bonne et heureuse nouvelle de l’Amour de Dieu. Personne n’avait parlé d’eux comme Lui. Personne ne leur avait montré autant d’amour.
Quand Jésus avait fini de parler ils remarquaient que les anciens, les pharisiens, les hommes qui savaient lire et gagner, secouaient la tête dans un geste de mauvais augure, et se levaient en faisant la moue, se jetant entre eux des regards entendus – moqueurs ou scandalisés -, bredouillant une prudente désapprobation.
Mais personne ne riait, par peur des petits: les pauvres, les bergers, les paysans, les jardiniers, les menuisiers, les pêcheurs, les lépreux, en somme les laissés-pour-compte. Ceux-ci ne pouvaient détacher leurs yeux de Jésus. Ils auraient voulu qu’il continue à parler. Car un soulagement de lumière venait (et vient) de ses paroles sages et aimantes.
Ces paroles d’amour Jésus les dit aussi pour ceux qui le questionnent, même si ces derniers le font pour le mettre à l’épreuve. Au docteur de la Loi qui Lui demande : « Maître, dans la Loi, quel est le grand commandement[1]? » Jésus donne une réponse simple et efficace, il cite deux versets de la Torah qui renferment l’expérience d’Israël, nous rappelant que ce n’est qu’en aimant Dieu de toutes nos forces que nous serons capables d’aimer vraiment notre prochain, car nous l’aimerons comme Dieu nous aime. Le Christ réaffirme que tout le cœur, toute l’âme, tout l’esprit, sont attirés par l’amour éternel de Dieu, et Il nous dit aussi que des deux commandements, anciens et bien connus, le second est semblable au premier. Le prochain devient alors semblable à Dieu, sa voix et son cœur sont « semblables » à Dieu. Dieu ne réserve pas l’espace de notre cœur uniquement pour Lui-même. il l’amplifie et nous rend capables d’aimer notre prochain d’un amour plein: l’épouse, l’époux, les enfants, les amis, les frères et sœurs de la communauté.
Au docteur de la Loi Jésus répond en Docteur du cœur. Il sait que la créature a besoin de beaucoup d’amour pour bien vivre. Et Il offre son Evangile comme chemin à suivre pour avoir une vie pleine et heureuse. « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton esprit. » (Mt 22, 37). A trois reprises dans l’évangile de Matthieu, quatre dans celui de Marc qui ajoute « de toute ta force » (Mc 12, 30), Jésus répète que l’unique mesure de l’amour est aimer sans mesure… Si nous aimons Dieu sans demies mesures, notre cœur est capable d’aimer nos proches, nos amis, nous-mêmes. Dieu n’est pas jaloux, il ne vole pas les cœurs : il les multiplie : « Totalité » ne veut pas dire « exclusivité », donc:
Aimer Dieu
– de tout son cœur : Jésus ne parle pas du « cœur » dans le sens que nous donnerions aujourd’hui à ce mot. Il l’utilise dans un sens biblique, pour exprimer la profondeur de l’homme. « Aimer Dieu de tout son cœur » veut alors dire tourner tout son être et toutes ses actions vers Dieu, dans un élan d’amour.
– « De toute son âme[2] », qui veut dire la vie, notre « espace intime » habité par Dieu. « L’amour c’est l’aile que Dieu a donné à l’âme pour monter jusqu’à Lui » (Michel-Ange Buonarroti). Ceux qui aiment avec l’âme voient mieux qu’avec les yeux et leur amour est pur.
– De tout son esprit, qui renferme la pensée et l’intelligence. L’amour rend intelligents, fait comprendre avant, fait aller plus en profondeur et plus loin.
– De toutes ses forces, qui veut dire l’ensemble de toutes les énergies. L’amour rend forts, capables d’affronter n’importe quel obstacle et n’importe quelle peine.
2) Deux caractéristiques du vrai amour: la reconnaissance et la gratuité.
Dans l’évangile de Mathieu, que la liturgie nous propose aujourd’hui, on retrouve Jésus aux prises avec les Pharisiens, qui vivaient dans la tentation de réduire la morale à une série de normes extérieures, ne se préoccupant que de l’apparence. La réponse du Messie est simple et efficace, il cite deux versets de la Loi de l’Ancien Testament, la Torah, qui renferment l’expérience d’Israël, nous rappelant que ce n’est qu’en aimant Dieu de toutes nos forces que nous serons capables d’aimer vraiment notre prochain, car nous l’aimerons comme Dieu nous aime.
Par où commencer pour aimer ? En nous laissant aimer par Lui, le Christ, qui entre, dilate, élargit les parois de ce petit vase qui est chacun de nous. Nous sommes des êtres aimés qui deviennent des êtres épris du Christ. La conséquence, comme on le voit chez les couples d’amoureux où l’un aime ce que l’autre aime, c’est que nous devons aimer ce que le Christ aime. Et pas seulement : nous devons aimer comme Lui aime.
Donc nous devons vivre le Christ comme un idéal de vie. Et que veut dire que le Christ est un idéal de vie ? Que c’est un idéal dans notre façon de traiter les personnes, dans notre façon de vivre l’affection, de concevoir la vie, de regarder les choses et les personnes. Notre façon de vivre nos relations en famille, en paroisse, en communauté sur notre lieu de travail. Le Christ en tant qu’idéal de vie pose deux caractéristiques – ce ne sont pas les seules mais aujourd’hui nous soulignons celles-ci – : la gratitude et la gratuité.
Un cœur reconnaissant est toujours un cœur fidèle et la capacité d’être reconnaissants, de dire « merci » est signe – selon moi – d’une maturité chrétienne.
Il y a des moments dans la vie – je crois que ça vaut pour tout le monde – où l’on expérimente déjà ici-bas, sur terre, le ‘ paradis’, la vraie grandeur et beauté de l’homme : c’est quand on se sent aimé par quelqu’un (maman, papa, fiancé /e, épouse, époux). Une expérience d’amour, le vrai, celui du cœur, que je n’ai aucun doute de pouvoir comparer à un ‘avant-goût’ de Paradis et de dire que la meilleure façon d’y goûter est de dire : « Merci », reconnaissant que nous ne nous faisons pas tout seul, que tout nous est donné. La gratitude déclenche alors en nous la gratuité : tu aimes sans penser être aimé. Tu regardes l’Autre et vers l’autre comme la Vierge regarde le Christ : non pas parce qu’il lui appartient mais parce qu’il existe.
Ceci est de la pureté absolue. Nous faisons humblement l’effort de nous imaginer dans cette pureté absolue. Une pureté de gratuité qui rend la vie incorruptible : dans la gratuité la relation humaine n’est pas caduque, car avec le Christ, en Jésus Christ, on n’est pas ensemble par intérêt, par calcul, par avantage personnel, mais par foi et par amour.
Certes, l’amour de Dieu est le plus grand et le premier : le primat de Dieu est affirmé sans hésitation. L’amour de l’homme vient après. Mais en disant que le second est semblable au premier », Jésus affirme le lien très étroit qui unit les deux commandements.
Certes, la mesure n’est pas la même: on aime Dieu « de tout son cœur, de toute son âme et de tout son esprit ». On aime l’homme « comme soi-même ». La totalité n’appartient qu’au Seigneur : Lui seul doit être adoré. Mais l’appartenance au Seigneur ne saurait être sans amour pour l’homme. Il ne s’agit pas de deux amours parallèles, mais tout simplement côte à côte. Et il ne suffit pas non plus de dire que le second se fonde sur le premier. Beaucoup plus : le second concrétise le premier.
Nous voyons un bon exemple de cette manière de vivre ces deux commandements chez les Vierges Consacrées dans le monde. Leur mode de vie et leur façon d’être partent de leur consécration à Dieu et de leur façon de toujours parler de Dieu, à travers surtout leur témoignage de vie. Ces femmes montrent que Dieu doit toujours être mis à la première place et que l’être humain est fait pour Dieu: voilà ce que l’on ne doit pas oublier, même là où la pauvreté et l’injustice sont grandes, là où la société tend à se construire sans Dieu et ceci toujours contre l’homme.
Ces consacrées vivent leur vie comme une mission et, avec la grâce de Dieu, elles montrent qu’il est possible d’aimer de manière chaste, de pardonner complètement, de servir gratuitement et joyeusement. Chez elles le cœur a pris les commandes, mais ce cœur est le Cœur du Christ.(cf rituel de consécration des vierges, autre formule de bénédiction finale, annexe 7 : l’évêque prie : « Dieu a fait naître et grandir en vos cœurs le dessein de lui consacrer votre vie. Que sa grâce vous aide à répondre jour après jour aux exigences de votre vocation ; Qu’Il vous établisse comme signe et témoin de son amour ».)
Lecture patristique
Saint Augustin (354 – 430)
Homélie sur le plus grand commandement
Sermons 14, 1-2, PLS 2, 449-450
Je sais, mes bien-aimés, quelle excellente nourriture vos cœurs puisent chaque jour dans les exhortations de la sainte Ecriture et les richesses de la parole de Dieu. Néanmoins, la ferveur de notre affection mutuelle me pousse à dire à votre charité quelque chose au sujet de l’amour. Comment pourrais-je parler d’autre chose que de l’amour? En effet, celui qui veut parler de l’amour dans la lecture publique et l’homélie n’a pas besoin de choisir un passage particulier de l’Écriture: qu’il ouvre la Bible à n’importe quelle page, elle chante les louanges de l’amour.
J’invoque sur ce point le témoignage du Seigneur lui-même. Voici, d’après l’évangile, ce qu’il a répondu à l’homme qui l’interrogeait sur les deux plus grands commandements de la Loi. Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton esprit, et Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Puis, pour éviter qu’on ne cherche dans les livres saints autre chose que l’amour, il a ajouté ceci: Tout ce qu’il y a dans la Loi et les Prophètes dépend de ces deux commandements (Mt 22,37.39-40). Si la Loi et les Prophètes dépendent entièrement de ces deux commandements, n’est-ce pas bien plus vrai encore de l’évangile?
Car l’amour renouvelle l’homme. L’amour crée vraiment l’homme nouveau, comme la convoitise fait le vieil homme. Aussi le psalmiste, luttant contre ses passions, se lamente: J’ai vieilli parmi tant d’adversaires (Ps 6,8). Et le Seigneur lui-même laisse entendre que l’amour appartient à l’homme nouveau, lorsqu’il dit: Je vous donne un commandement nouveau: c’est de vous aimer les uns les autres (Jn 13,34). <>
Il y a eu, même au temps passé, des hommes qui ont aimé Dieu d’un amour désintéressé. En le désirant avec ardeur, ils ont purifié leur cœur. Ils ont ôté le voile des anciennes promesses, si bien qu’ils ont contemplé la figure de la nouvelle Alliance encore à venir. Dans tous les commandements et les promesses de cette Alliance, qui étaient destinés au vieil homme, ils ont reconnu les figures de l’Alliance nouvelle, que le Seigneur devait conduire à leur terme dans les derniers temps. La parole de l’Apôtre est très claire: Ces faits, dit-il, leur arrivaient en figure, et l’Ecriture les a racontés pour nous avertir, nous qui voyons arriver la fin des temps (1Co 10,11).
Quand vint le temps de cet accomplissement, les prédicateurs de l’Alliance nouvelle se mirent à l’annoncer avec une clarté parfaite. Ils expliquèrent et interprétèrent ces figures pour que soit manifesté le sens nouveau des anciennes promesses. <>
Ainsi, l’amour était présent en ces temps anciens comme il l’est maintenant. Mais il était alors plus secret, et la crainte, plus apparente, tandis que l’amour est maintenant plus manifeste, et la crainte est moindre. En effet, la crainte diminue à mesure que l’amour augmente. Oui, vraiment, l’âme s’apaise quand l’amour grandit. Et quand l’âme est dans une complète tranquillité, il n’y a plus de place pour la crainte, comme le dit aussi l’apôtre Jean: L’amour parfait chasse la crainte (1Jn 4,18).
NOTES
[1] Il est utile de rappeler que les rabbins avaient tiré de la Torah quelque 613 préceptes, de manière à appliquer à toutes les situations possibles de la vie les normes toujours prioritaires des 10 commandements. Bien entendu, même le juif le plus rigoureusement pratiquant devait s’égarer dans ce foisonnement de prescriptions, donc les maitres juifs essayaient de déterminer une hiérarchie, d’opportunes distinctions mais surtout un principe unificateur pour tous les préceptes : d’où la question posée à Jésus. [2] Dans le Nouveau Testament le mot « psyche » = âme est utilisé pour indiquer la vie, une vie authentique, la personne. Voir brève description, mais claire et complète, dans le Dictionnaire Critique de Théologie édité par Jean-Yves Lacoste au mot « âme-cœur-corps ». Tenons compte du fait qu’avec les mots « cœur, âme, esprit, forces » Jésus tient moins à faire une leçon d’anthropologie en listant les différentes facultés de l’homme impliquées dans l’amour, qu’à à insister sur l’unique chose importante qui est celle d’aimer Dieu de tout son être.