Sur le terrain, au Liban, à Beyrouth, Nathalie Duplan et Valérie Raulin, journalistes, témoignent pour les lecteurs de Zenit de comment des associations comme l’ONG Nawraj, des pompiers – certains venus de France, notamment de Saint-Etienne – et de nombreux volontaires se mobilisent pour secourir et reconstruire.
Elles sont les auteurs de trois livres consacrés au Liban : Jocelyne Khoueiry l’indomptable (éd. Le Passeur, précédemment édité sous le titre de Le Cèdre et la Croix), Le Camp oublié de Dbayeh (Prix littéraire 2014 de L’Œuvre d’Orient), et Un Café à Beyrouth (éd. Magellan & Cie ; finaliste 2018 du Prix Phénix de Littérature).
Elles évoquent la situation, le 3 août, avant la tragique explosion dans le port, et la situation, maintenant, plus de deux mois après la catastrophe du 4 août qui a fait au moins 202 morts et plus de 6 500 blessés. Dans ce paysage urbain pire que pendant la guerre, elle suivent de près le travail de l’association Nawraj au service de la reconstruction et des besoins actuels, notamment des hôpitaux, des maisons et des écoles chrétiennes, laboratoires de paix.
En ce jour de la fête de saint Jean-Paul II, elles évoquent aussi le Centre Jean-Paul II créé par Jocelyne Khoueiry (1955-2020), qui avait participé à Rome au synode sur le Moyen Orient en 2010, en tant que membre de la Commission épiscopale libanaise pour la famille et la vie. Elle avait plaidé pour la « juste place » de la femme et pour la vie. Une synthèse de son intervention se trouve ici. En 2013, elle avait participé à Rome à un séminaire marquant les 25 ans de l’encyclique de Jean-Paul II « Mulieris dignitatem ». Elle est décédée l’été dernier. Le carmel de Harissa l’a veillée spécialement.
Zenit – Le pape François a immédiatement réagi à l’explosion du 4 août : ses messages sont-ils arrivés ?
La prise de position rapide et forte du pape François en faveur du Liban a été largement relayée dans les médias et sur les réseaux sociaux. Dans les églises, entre celles qui ont été détruites à Beyrouth et celles qui sont fermées dans le pays pour cause de Covid, il est difficile de l’affirmer. Mais au-delà des mots, et de l’aide financière octroyée par le pape François à des hôpitaux notamment, des images ont frappé les esprits : la photo du pape embrassant le drapeau libanais et l’envoi du cardinal secrétaire d’État, Pietro Parolin. Tout cela a profondément touché les Libanais.
Depuis le 4 août, une nouvelle crise est venue frapper le Liban, après la crise des réfugiés, la crise économique et la pandémie : quel était le tableau le 3 août ?
La situation est dramatique et le moral des Libanais est bas. Nombreux sont ceux qui envisagent de quitter le pays, même parmi ceux qui ont résisté jusqu’à présent. Ils ne veulent pas priver leurs parents de leur présence, mais quand ils ont des enfants, ils veulent être en mesure d’assurer leur avenir. Et quand ils sont jeunes, ils sont partagés entre le désir de s’investir en faveur de leur patrie et l’impression qu’ils ne pourront jamais rien construire ici. Ils sont donc déchirés. Ce qui est certain c’est que, pour une population dont plus de la moitié vit sous le seuil de pauvreté, l’explosion du 4 août est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Néanmoins, selon leur habitude, une fois le choc passé, les Libanais savent réagir : au lendemain de la catastrophe, il était très impressionnant de voir déferler, de toutes les régions du pays, des jeunes – scouts chrétiens, scouts musulmans, groupes divers – pour aider soit à déblayer, soit à distribuer des sandwiches aux ONG à l’œuvre sur le terrain, etc.
Où étiez-vous, comment avez-vous vécu le 4 août et les heures qui ont suivi ?
Nous étions au Centre Jean-Paul II de Jocelyne Khoueiry que nous avions enterrée deux jours plus tôt. Nous venions de terminer une réunion avec des membres de son mouvement. Nous avons eu l’impression qu’il y avait un tremblement de terre, qu’un avion explosait au-dessus de notre tête, et nous avons été poussées en arrière par le souffle, alors même que le Centre se situe à plus de vingt kilomètres au nord de Beyrouth. Les heures qui ont suivi, nous les avons passées à essayer de localiser nos amis et connaissances, à vérifier que les uns et les autres étaient en sûreté, à évaluer les dégâts, à rassurer nos proches sur notre propre sort, et à répondre aux messages et aux questions qui affluaient.
Aujourd’hui quels sont les chantiers de Nawraj ?
Nous suivons depuis longtemps le travail de cette ONG présidée et fondée par le Dr Fouad Abou Nader et dont un autre membre fondateur, Nazar Najarian, est mort dans l’explosion. Dès la première heure, Nawraj s’est mobilisée pour être auprès des sinistrés. Après les travaux de déblaiement, Nawraj s’est concentrée sur trois priorités : les hôpitaux, les écoles et les maisons détruites. Nawraj a donc cherché des fonds pour aider à remettre en service l’hôpital de Gemmayzeh des Sœurs du Rosaire. Ses priorités désormais sont de reconstruire des logements dans les quartiers de Medawar et de Mar Mikhail afin qu’aucun habitant ne soit obligé de partir ou ne vende son appartement. Sans oublier la distribution de fournitures scolaires, mais aussi de médicaments et de denrées alimentaires, car la vie est devenue très chère au Liban.
Quels sont les besoins les plus urgents ?
Ceux que nous venons d’évoquer : la reconstruction des logements avant la saison des pluies, l’accès aux soins, aux médicaments, l’aide aux familles pour que les élèves puissent étudier.
On sait que le Liban c’est aussi la francophonie, dès l’école ?
Oui. Le réseau des écoles chrétiennes francophones au Moyen-Orient, et spécialement au Liban, est un vecteur essentiel de la langue et de la culture françaises, mais aussi de paix puisque toutes les confessions y sont accueillies et apprennent à y vivre ensemble. L’État français ne s’y est pas trompé – bien aidé en cela par L’Œuvre d’Orient et Mgr Pascal Gollnisch qui insistent sur ces points depuis des années – en décidant de débloquer des fonds spécifiques et conséquents pour venir en aide à ces établissements scolaires dont certains étaient menacés de disparition avant même le tragique événement du 4 août.
En 2012, après son voyage au Liban, le pape Benoît XVI a ajouté, à l’audience du mercredi, une synthèse en arabe et une salutation aux visiteurs de langue arabe : les chrétiens du Liban ont un rôle important pour la langue arabe ?
Oui bien sûr car, même si à l’origine leur langue était le syriaque, ils ont joué un rôle important dans la Nahda, le mouvement de « renaissance culturelle arabe moderne », à une époque où le pouvoir ottoman (turc donc) dominait la région.
Un ange protecteur du Liban s’est éteint le 31 juillet : qui était Jocelyne Khoueiry ? Le carmel de Harissa a fait un geste posthume inédit…
Pour nous, c’est d’abord et avant tout une amie très chère. Pour tous, Jocelyne Khoueiry est une icône de la Résistance libanaise : elle a combattu pendant la guerre pour défendre son pays et elle s’est illustrée dans des batailles devenues mémorables. Elle a également réintroduit l’élément chrétien – le message évangélique, la formation chrétienne, le réarmement moral – dans la milice qui était la sienne à l’époque. À l’instar du Dr Fouad Abou Nader – dont elle admirait le courage, l’abnégation, l’honnêteté –, Jocelyne Khoueiry n’a cherché qu’une chose dans son existence : servir le Liban, secourir ses compatriotes ; quelles que soient les circonstances. En temps de guerre, elle – comme le Dr Abou Nader – risquait sa vie pour défendre cette cause. En temps de paix, elle se tuait à la porter. Quand elle a quitté l’univers militaire, en 1985, elle a fondé le mouvement marial « La Libanaise – Femme du 31 Mai » afin de continuer son combat avec d’anciennes compagnes d’armes pour, disait-elle, « défendre la vie dans toutes ses dimensions et selon l’enseignement de l’Église », créant notamment le Centre Jean-Paul II qui vient en aide aux familles en difficultés. Elle était aussi docteur en théologie, membre du Conseil pontifical pour les laïcs, membre de l’Académie pontificale mariale, et elle a participé activement au Synode pour le Moyen-Orient en 2010 et à celui pour la famille.
Effectivement, les moniales cloîtrées du carmel de la Theotokos et de l’Unité à Harissa – qu’elle aimait beaucoup et qui ont toujours veillé sur elle de derrière leurs grilles – lui ont fait un cadeau inestimable. D’une part, elles ont organisé de façon exceptionnelle une chapelle ardente dans leur propre église. D’autre part, symboliquement, elles lui ont remis le voile noir des carmélites : celui qui signifie que la personne est donnée à Dieu pour l’éternité. Ceux qui savent que Jocelyne voulait entrer au couvent, en 1980, mais y avait renoncé parce que Bachir Gemayel lui avait demandé de prendre la tête des femmes militantes, ont été profondément émus par ce geste des carmélites.
Un dernier mot sur Jocelyne Khoueiry : elle s’est éteinte le 31 juillet, nous l’avons enterrée le 2 août, et le 4 avait lieu cette terrible explosion qui a ravagé la capitale libanaise. Effondrées qu’elle ait quitté ce monde si tôt, nous n’avons pas pu nous empêcher de penser que, au moins, elle avait échappé à ce spectacle dramatique. Jocelyne aurait eu le cœur brisé de voir Beyrouth ainsi détruite, elle qui aimait tellement cette ville et qui l’a défendue ruelle après ruelle, les armes à la main.
Et nous ne doutons pas que, de là où elle est maintenant, elle poursuivra son rôle « d’ange protecteur », comme vous la qualifiez. Elle continuera de veiller sur ceux qui servent le Liban sans relâche, tel le Dr Fouad Abou Nader à travers Nawraj.
Que voudriez-vous dire au pape François ?
Merci ! Et, si vous nous permettez de parler à la place de nos amis libanais : « Le Liban attend votre visite, Saint Père, et sera heureux et honoré de vous accueillir. »