Andrea Riccardi © Vatican Media

Andrea Riccardi © Vatican Media

« Fratelli tutti » : un chemin simple pour les désorientés, par Andrea Riccardi

« Chacun d’entre nous est gardien de la paix »

Share this Entry

« Fratelli tutti trace un chemin simple et essentiel pour nous, les désorientés : la fraternité », affirme Andrea Riccardi, fondateur de la communauté de Sant’Egidio, commentant cette encyclique publiée le 4 octobre 2020, qui « montre que chacun d’entre nous est gardien de la paix ».

Lors d’une conférence de presse au Vatican, le professeur d’histoire contemporaine s’est arrêté particulièrement sur le thème de la guerre, « cette impitoyable machine de mort et de destruction », qui « ne rend jamais le monde meilleur ».

« Un fatalisme grandit, déguisé en réalisme », a-t-il constaté : « Nombreux sont ceux qui cèdent à l’option de la guerre, croyant en des justifications humanitaires, défensives ou préventives, ou manipulés par les informations. »

Andrea Riccardi a invité à élargir son regard « aux dimensions du monde : ce qui est loin de nous, nous concerne. Le regard de la fraternité n’est jamais myope. Il est évangélique et humain, mais aussi beaucoup plus réaliste que beaucoup d’idéologies ou de politiques soi-disant réalistes ».

Regrettant que les mots « fraternité, paix, démocratie, unité », « véritables phares éclairant l’humanité, ont été vidés de leur sens », il a estimé que « les paroles du pape nous réveillent de notre accoutumance collective aux logiques de conflit ».

Voici le texte de son intervention traduit par le Saint-Siège.

Intervention d’Andrea Riccardi

Comme le fait observer Amin Maalouf, écrivain d’une grande finesse d’esprit: « Si nous étions autrefois éphémères dans un monde immuable, aujourd’hui nous sommes des êtres désorientés… ». Cette désorientation est vécue par tant de fils et de filles de la mondialisation. Fratelli tutti trace un chemin simple et essentiel pour nous, les désorientés : la fraternité. Je ne me concentrerai ici que sur un aspect, la blessure la plus grave, qui a l’odeur de la mort: la guerre. Dans ces pages, la fraternité se mesure à la guerre. Toutefois, n’est-elle pas trop fragile face à la guerre, cette impitoyable machine de mort et de destruction ?

La résignation à la guerre, comme étant un fait nécessaire de l’histoire, s’est développée à partir du sentiment de n’être pas concerné. Nombreux sont ceux qui attribuent la responsabilité de la guerre aux grandes puissances ou aux hommes politiques, pas aux simples citoyens. Que pouvons-nous bien y faire ? Un fatalisme grandit, déguisé en réalisme. Nombreux sont ceux qui cèdent à l’option de la guerre, croyant en des justifications humanitaires, défensives ou préventives, ou manipulés par les informations. Pendant trop longtemps, nous – les gouvernements, les institutions, les individus – avons accepté la guerre comme une compagne assidue de notre époque. Elle est devenue un fait culturel et politique. Il suffit de penser à la façon dont l’élan en faveur de la paix s’est éteint, ces dernières années.

« La guerre n’est pas un fantôme du passé, disait le Pape avec inquiétude ; elle est devenue une menace constante ». Elle est le présent et risque de devenir l’avenir. Cette contemporanéité brûlante de la guerre est évidente partout : de la Méditerranée à l’Afrique et ailleurs. Pour beaucoup, il s’agit de « leurs guerres » : celles-ci ne nous concernent pas. Elles ne nous concernent que si des réfugiés parviennent jusqu’à nous. Toutefois, des «morceaux» de guerre s’assemblent, créant un climat explosif, envahissant et impliquant tout le monde : le feu peut se propager. Il est illusoire, dans le monde global, de penser pouvoir isoler un conflit; et pourtant, nous vivons comme si c’était possible.

À la lumière de la fraternité, l’encyclique élargit notre regard aux dimensions du monde : ce qui est loin de nous, nous concerne. Le regard de la fraternité n’est jamais myope. Il est évangélique et humain, mais aussi beaucoup plus réaliste que beaucoup d’idéologies ou de politiques soi-disant réalistes. Le Pape exprime avec fermeté l’expérience de l’Église en matière d’humanité : « Toutes les guerres laissent le monde pire qu’elles ne l’ont trouvé ». Elles défigurent le visage de l’humanité. Deux guerres mondiales le disent. Les conflits actuels le crient. La guerre ne rend jamais le monde meilleur. C’est la vérité de l’histoire ! Mais, comme le dit l’encyclique, la «perte du sens de l’histoire» tend à se généraliser. La mémoire se perd dans un présentisme égocentrique ou dans des confrontations exacerbées. Le nationalisme, le populisme exaltent la valeur d’un groupe spécifique contre les autres. Pendant ce temps, ces mots importants, véritables phares éclairant l’humanité, ont été vidés de leur sens : fraternité, paix, démocratie, unité…

Nous avons cru que le monde avait tiré les leçons de tant de guerres et d’échecs. Nous avons cru à l’enthousiasme pour un monde de paix après 1989. Au lieu de cela, nous avons régressés dans la conquête de la paix et dans les formes d’intégration entre les États. Les structures de dialogue, qui préviennent les conflits, ont tendance à être discréditées. Ainsi, le monde devient incapable d’empêcher la guerre et laisse ensuite les conflits se poursuivre, s’envenimer pendant des années, voire des décennies, révélant l’impuissance de la communauté internationale.

A la lumière de la vision « fraternelle » de notre monde globalisé, de cette vision réaliste et clairvoyante proposée par l’encyclique, nous comprenons combien est préoccupant le drame de la guerre – proche ou lointaine – avec son cortège de souffrances : la destruction de l’environnement humain et naturel, la mort, les réfugiés, l’héritage des souffrances et de la haine, le terrorisme, les armes de tous types, la cruauté… Les paroles du Pape nous réveillent de notre accoutumance collective aux logiques de conflit : la guerre, écrit-il, « est un échec de la politique et de l’humanité, une capitulation honteuse, une défaite face aux forces du mal ».

La guerre ne peut jamais être maîtrisée et elle devient la mère de toutes les pauvretés. C’est une néfaste école pour les jeunes et elle pollue l’avenir. Elle apparaît comme une ressource pour les désespérés des périphéries humaines.

La guerre par morceaux révèle l’arrogante fragmentation du monde globalisé qui, comme l’affirme le Pape, considère comme un délire les projets et les grands objectifs de développement pour l’humanité. Le monde globalisé rejette les projets communs de croissance à cause de la prédominance de certains intérêts qui le gouvernent : il rejette ainsi le grand rêve de la paix.

L’encyclique nous montre que chacun d’entre nous est gardien de la paix. Les institutions ont pour tâche de revitaliser «l’architecture de la paix». Mais nous aussi, les gens ordinaires, nous ne pouvons pas rester spectateurs. L’artisanat de la paix est notre tâche à tous: nous devons oser davantage nous opposer à la guerre, par une révolte quotidienne et créative. Si beaucoup peuvent faire la guerre, tous, nous pouvons travailler comme artisans de paix.

C’est là le rôle des religions. Le Pape parle du dialogue entre les religions et évoque sa rencontre avec l’Imam Al-Tayyeb, lorsqu’ils déclarèrent : « les religions n’incitent jamais à la guerre… ». Quand cela arrive, il s’agit de déviations et d’abus.

En lisant Fratelli tutti, j’y ai trouvé non seulement une dénonciation de la guerre, mais aussi l’espoir d’une paix possible. Je me suis souvenu de l’invitation de Jean-Paul II lors de la mémorable journée d’Assise avec les responsables religieux, en 1986 : « La paix attend ses prophètes… ses artisans… c’est un chantier ouvert à tous et pas seulement aux spécialistes, aux savants et aux stratèges… Elle passe par mille petits actes de la vie quotidienne ». Les artisans de paix sont des hommes et des femmes de fraternité.

Le Pape François propose de véritables rêves au monde globalisé, qui a détruit les balises des mots importants et des grands idéaux. Je n’en retient qu’un seul, et pas le plus petit, mais celui dont dépendent tant de choses : la paix. Permettez-moi de conclure avec les paroles d’un grand Italien, don Luigi Sturzo, qui affirmait en 1929 : « il faut avoir la conviction que… la guerre, comme moyen juridique de protection du droit, devra être abolie, tout comme la polygamie, l’esclavage, le servage et la vengeance familiale furent légalement abolis».

Même après la grisaille du temps de la pandémie, cette encyclique ouvre un horizon rempli d’espoir : celle de devenir tous frères et sœurs. Un rêve se fait jour, pour lequel il faut vivre et se battre, même à mains nues.

© Traduction du Saint-Siège

Share this Entry

Anne Kurian-Montabone

Baccalauréat canonique de théologie. Pigiste pour divers journaux de la presse chrétienne et auteur de cinq romans (éd. Quasar et Salvator). Journaliste à Zenit depuis octobre 2011.

FAIRE UN DON

Si cet article vous a plu, vous pouvez soutenir ZENIT grâce à un don ponctuel