« Suivre le Christ, avec la croix » : c’est le titre de la méditation de Mgr Francesco Follo sur les lectures de dimanche 30 août 2020 (22ème Dimanche du Temps ordinaire – Année A – Jr 20, 7-9; Ps 62; Rm 12,1-2; Mt 16,21-27).
« On peut confesser que Jésus est le Fils de Dieu, et pourtant ne pas accepter qu’il soit un Dieu crucifié », écrit l’observateur permanent du Saint-Siège à l’Unesco de Paris : « Renoncer à soi-mêmes signifie renoncer à sa propre idée sur Dieu, pour accepter celle de Jésus : non un Dieu glorieux et puissant, mais un Dieu qui se révèle dans l’amour et dans le don de Lui-même. »
1) Paroles scandaleuses[1]
Il peut paraître étrange que Pierre devienne pierre d’achoppement pour le Christ peu après l’avoir reconnu comme Fils du Dieu vivant. Néanmoins, même s’il s’agit de continuité directe et immédiate du récit de l’évangile de dimanche dernier, le récit d’aujourd’hui nous présente l’incapacité de Pierre à comprendre le Christ quand il parle de sa destinée de Crucifié. Il s’agit de deux faces d’un même épisode, qui nous présente deux aspects apparemment contradictoires : d’’une part, la foi de Pierre et l’autorité de service qui lui est confiée pour avoir « compris » qui est le Christ ; et de l’autre, l’incompréhension du mystère de la Croix de la part du Premier des Apôtres et la réprimande qui lui est adressée par Jésus. La faiblesse de Pierre ne contredit pas pas le fait qu’il soit un roc pour l’Eglise. Cette faiblesse signifie que Pierre est ce qu’il est par grâce, en vertu d’une élection divine, et non pour ses qualités naturelles.
Cependant, dans l’Evangile de ce dimanche il y a aussi d’autres choses: Jésus veut que ses disciples – nous compris – parcourent un chemin qui va de la foi en Lui, Fils de Dieu, à la foi en Lui, Fils souffrant de l’homme. En effet si l’on peut accepter que Jésus soit le Seigneur, on ne peut tolérer qu’il doive souffrir. On peut confesser que Jésus est le Fils de Dieu, et pourtant ne pas accepter qu’il soit un Dieu crucifié.
Pierre – et nous avec lui – est encore prisonnier de la logique des hommes et il tente d’empêcher Jésus de se conformer à la logique de Dieu. Alors Jésus répond au disciple : « Passe derrière moi, Satan !», c’est-à-dire « Mets-toi derrière[2] moi pour me suivre, apprendre à raisonner comme Dieu et non comme les hommes, et suivre la Voie de Dieu et non les voies des hommes. Enfin, pour expliquer que ce signifie « Le suivre », Jésus rappelle encore une fois aux disciples ce qui suit: « Si quelqu’un veut marcher à ma suite, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive ».
Renoncer à soi-mêmes signifie renoncer à sa propre idée sur Dieu, pour accepter celle de Jésus : non un Dieu glorieux et puissant, mais un Dieu qui se révèle dans l’amour et dans le don de Lui-même.
Aujourd’hui, le Christ renouvelle son instante invitation à chaqu’un de nous, à prendre notre croix tous les jours et à Le suivre sur la voie de l’Amour total à Dieu le Père, et, à l’humanité : « celui qui ne prend pas sa croix et ne me suit pas- nous dit-il – n’est pas digne de moi. Car celui qui veut sauver sa vie la perdra, mais qui perd sa vie à cause de moi la gardera.» (Mt 10,38-39). De la même façon que ses bras, les nôtres aussi doivent s’ouvrir : pour offrir et non pour prendre, pour donner et non pour posséder, pour donner la vie et non pour dominer celle des autres.
C’est bien la logique du grain de blé qui meurt pour germer : pour « donner la vie» (= faire naître) (cf. Jn 12,24), il doit « donner la vie » (= mourir). Jésus lui-même est le grain de blé venu de Dieu, « le grain de blé divin, qui se laisse tomber sur la terre, qui se laisse briser et livrer à la mort ; et c’est justement par cette mort qu’il s’ouvre et qu’il il porte ainsi du fruit dans l’immensité du monde » (Benoît XVI).
2) La logique savante de la croix
Dieu n’est pas la projection de nos désirs mais Amour qui se donne: ceci est foncièrement la logique de la Croix, tant pour Jésus que pour ses disciples. L’existence chrétienne comporte le geste quotidien de prendre sur soi-même la croix de chaque jour. Avec le Christ, la Croix révèle que le Fils de Dieu puissant et glorieux se manifeste non avec la force qui tue, mais avec le don amoureux de soi à Dieu et au prochain. Dans la Croix, c’est l’amour gratuit et miséricordieux de Dieu qui se manifeste
En effet, si la croix n’était pas souffrance chargée de l’amour de Dieu, elle serait absurde et inutile.
On pourrait aussi dire que se renier soi-même signifie changer la logique de sa propre existence: que ce soit non plus une vie vécue à son propre bénéfice, mais que ce soit une vie vécue comme un don pour partager le salut reçu comme grâce.
Se renier soi-même signifie se mettre en chemin derrière le Christ avec sa propre croix pour monter avec Lui sur Sa Croix. Ceci est un aspect dont il faut tenir compte car « marcher », « progresser », « grandir » signifient devenir capable du don de soi que la croix nous demande en dernier ressort ; mais ils signifient aussi devenir capables d’accueillir le don que l’on reçoit d’elle : celui d’un amour coûteux. Et en effet vaincre le péché coûtera à Dieu bien plus cher qu’à l’homme.
Certes, il faut garder à l’esprit que la Croix est scandale et folie pour tout ce qu’elle représente et donc aussi pour le message qu’elle contient. L’Apôtre Paul l’écrivit avec une force impressionnante : « Car le langage de la croix est folie pour ceux qui vont à leur perte, mais pour ceux qui vont vers leur salut, pour nous, il est puissance de Dieu …, il a plu à Dieu de sauver les croyants par cette folie qu’est la proclamation de l’Évangile. Alors que les Juifs réclament des signes miraculeux, et que les Grecs recherchent une sagesse, nous, nous proclamons un Messie crucifié, scandale pour les Juifs, folie pour les nations païennes » (1 Cor 1,18-23).
Mais pourquoi le langage de la croix est-il si fondamental dans la vie et la prédication du Christ? La réponse n’est pas si difficile : la Croix révèle « la puissance de Dieu » (cf. 1 Cor 1,24) qui est différente du pouvoir humain ; en effet la Croix révèle Son amour : «ce qui est folie de Dieu est plus sage que les hommes, et ce qui est faiblesse de Dieu est plus fort que les hommes » (ibid. v. 25). Nous sommes éloignés de Paul par des siècles, et nous voyons que la Croix a gagné dans l’histoire et non la sagesse du monde qui s’oppose à la Croix.
La Croix du Christ est sagesse parce qu’elle manifeste en vérité qui est Dieu, c’est-à-dire puissance d’amour qui arrive jusqu’à la croix pour sauver l’homme. Dieu se sert de moyens et d’instruments qui paraissent seulement faiblesse au premier regard. Le Crucifié révèle d’une part la faiblesse de l’homme, et de l’autre, la vraie puissance de Dieu, c’est-à-dire la gratuité de l’amour : cette totale gratuité de l’amour est exactement la vraie sagesse.
Nous tous, nous devons conformer notre vie sur cette vraie sagesse : ne pas vivre pour soi-mêmes, mais vivre dans la foi en ce Dieu duquel nous pouvons tous dire: « Il m’a aimé et Il s’a donné Lui-même pour moi » . Si l’on réfléchit bien, tout amour est donner un « peu » de notre vie à ceux que l’on aime. Jésus donne la totalité de sa vie et nous montre que le cœur de sa mission, et aussi de la nôtre, est justement la Pâques: seulement sa mort et résurrection font comprendre le sens dernier de toutes ses paroles et œuvres. De plus! Ce que Jésus annonce de Lui-même est le sens de toute existence humaine et aussi le secret de la création même. Au centre, il y a toujours la demande sur le sens de la vie et de la mort, le mystère du mal et la victoire finale de l’amour. La mort est commencement de la vie et la vie est elle-même offrande d’amour. Ceci explique la sévérité de la réprimande faite à Pierre qui est comparé – paradoxalement – au prince du mal et de la mort. Jésus ne peut pas accueillir le reproche de Pierre : « Dieu t’en garde, Seigneur ! cela ne t’arrivera pas. ». Jésus ne peut pas accepter le reproche de Pierre parce qu’en Lui, la la Mort elle-même est déjà rachetée et arrachée de son vieux visage. Or la vie totalement donnée est la suprême obéissance au Père, sommet du sacrifice d’amour de Jésus.
La Croix que le Seigneur nous demande de prendre ne sont pas « les croix » inévitables liées à la finitude de notre condition humaine, les croix que les autres mettent sur nos dos ou encore les croix qui nous arrivent à cause d’une maladie, une construction, une difficulté. La Croix que le Christ nous demande d’embrasser est celle qui naît du fait de Le suivre, de la liberté d’aimer, toujours et de n’importe quelle façon, sans distinctions jusqu’à aimer l’ennemi, celui qui est en train de nous faire du mal.
La croix est symbole et icône de l’amour virginal, parce que la Croix du Christ est la plénitude suprême de l’amour humain et divin pour Dieu et pour tout homme, qui serre entre ses bras tout le monde et n’exclut personne; c’est la synthèse au plus haut degré d’amour reçu et amour donné, d’amour crucifié et amour ressuscité ou éclairé par les premières lueurs de l’aube de la résurrection. La croix est le coeur du monde: ce fut ainsi dans l’histoire du salut. Et ce genre de cœur est celui que la vierge consacrée doit avoir dans le monde, en choisissant l’amour virginal.
Cet amour virginal est foncièrement « amour pascal », crucifié-ressuscité. Cet amour donc doit parcourir ce chemin précis à fin que la personne consacrée ait les mêmes sentiments que ceux de son Époux crucifié, le Fils de Dieu qui donne la vie en même temps qu’il la reçoit du Père. Il vit une vie dans la virginité comme une façon de recevoir et donner sa propre vie. La virginité comme le martyre est un grand acte d’amour en réponse à l’incommensurable amour de Dieu. Cette idée est proposée dans l’Ordo consecrationis Virginum de 1970, au chap. I, où il est aussi dit: « Sous l’impulsion de l’Esprit Saint, les vierges consacrées vouent à Dieu leur chasteté pour un plus grand amour du Christ et une plus grande disponibilité à tous. Elles s’adonnent en effet à la prière, à la pénitence, au service de leurs frères et au travil apostolique » (Rituel de la Consécration des Vierges, Chap. I§2). A ce propos un éclaircissement est apporté par l’homélie insérée dans le Ritul de Consécration des Vierges: « En imitant la Mère de Dieu, désirez être appelées servantes du Seigneur, et l’être réellement. Gardez une foi sans défaillance, une espérance ferme, une charité authentique. Soyez prudentes et vigilantes, pour que l’orgueil ne détruise pas le mérite de votre virginité. Nourrissez par le Corps du Christ vos cœurs consacrés à Dieu, fortifiez-les pae le jeûne, épanouissez-les par l’étude de la parole de Dieu, la prière continuelle, et le ministère de la miséricorde. Ayez le souci des affaires du Seigneur ; que votre vie soit cachée avec le Christ en Dieu. Ayez à cœur de prier instamment pour l’expansion de la foi chrétienne et pour l’unité des chrétiens. Priez avec sollicitude pour les gens mariés. Souvenez-vous de ceux qui ont trahi l’amour, en oubliant la bonté de leur Père, afin que Dieu les sauve en sa miséricorde. Rappelez-vous encore que vous êtes vouées au service de l’Eglise et de tous vos frères. Exercez votre apostolat aussi bien dans le monde que dans l’Eglise, aussi bien dans le domaine temporel que dans le domaine spirituel : ainsi que votre lumière brille devant les hommes, avec une préférence pour le plus démunis. Selon vos moyens, secourez les pauvres, soignez les malades, instruisez les ignorants, protégez les enfants, aidez les vieillards, entourez les veuves et tous ceux qui souffrent. Vopus qui avez renoncé au mariage pour le Christ, vous aurez une maternité spirituelle en accomplissant la volonté du Père et en contribuant par la charité à engendrer ou à rétablir la vie de la gr^ce chez d’innombrables hommes» (Rituel de Consécration des Vierges, Annexe 3.Proposition pour l’Homélie).
Lecture Patristique
Prendre sa croix pour suivre le Christ
Homélie de Saint Augustin (+ 430)
Sermon 96, 1 3-4, PL 38, 584-586
Si quelqu’un veut marcher derrière moi, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive (Mc 8,34). Quand le Seigneur engage l’homme qui veut le suivre à renoncer à soi-même, nous trouvons son commandement difficile et dur à entendre. Mais si celui qui commande nous aide à l’accomplir, son commandement n’est ni difficile ni pénible. Et cette autre parole sortie de la bouche du Seigneur est également vraie: Mon joug est facile à porter, et mon fardeau léger (Mt 11,30).
L’amour, en effet, adoucit ce que les préceptes peuvent avoir de pénible. Nous connaissons toutes les merveilles que l’amour peut accomplir. Sans doute, cet amour est souvent immoral et malhonnête! Quelles rigueurs les hommes n’ont-ils pas endurées, quelles conditions de vie indignes et intolérables n’ont-ils pas supportées pour arriver à posséder l’objet de leur amour! <> Or, ce qu’ils aiment nous permet, le plus souvent, de savoir ce qu’ils sont eux-mêmes; ils devraient, quand ils s’interrogent sur la direction à donner à leur vie, se soucier uniquement du choix de ce qu’ils aimeront. Pourquoi s’étonner que celui qui aime le Christ et veut le suivre, renonce à soi-même pour l’aimer? Car, si l’homme se perd en s’aimant soi-même, il doit sans aucun doute se trouver en se renonçant. <>
Qui refuserait de suivre le Christ au séjour du bonheur parfait, de la paix suprême et de l’éternelle tranquillité? Il est bon de le suivre jusque là; encore faut-il connaître la voie pour y parvenir. Aussi bien le Seigneur n’a pas fait cette recommandation après sa résurrection, mais avant sa passion. Il devait encore être crucifié, endurer l’ignominie, les outrages, les coups, les épines, les blessures, les insultes, l’opprobre et la mort!
Le chemin te semble couvert d’aspérités, il te rebute, tu ne veux pas suivre le Christ. Marche à sa suite! Le chemin que les hommes se sont tracé est raboteux, mais il a été aplani quand le Christ l’a foulé en retournant au ciel. Qui donc refuserait d’avancer vers la gloire? Tout le monde aime à s’élever en gloire, mais l’humilité est la marche à gravir pour y arriver. Pourquoi lèves-tu le pied plus haut que toi? Tu veux donc tomber au lieu de monter? Commence par cette marche: déjà elle te fait monter.
Les deux disciples qui disaient: Seigneur, accorde-nous de siéger, l’un à ta droite et l’autre à ta gauche, dans ton Royaume (Mc 10,37), ne prêtaient aucune attention à ce degré d’humilité. Ils visaient le sommet et ne voyaient pas la marche. Mais le Seigneur leur a montré la marche. Eh bien, qu’a-t-il répondu? « Pouvez-vous boire à la coupe que je vais boire (Mc 10,38)? Vous qui désirez parvenir au faîte des honneurs, pouvez-vous boire le calice de l’humilité? » Voilà pourquoi il ne s’est pas borné à dire d’une manière générale: Qu’il renonce à lui-même et qu’il me suive, mais il a ajouté: Qu’il prenne sa croix et qu’il me suive (Mc 8,34).
Que signifie: Qu’il prenne sa croix? Qu’il supporte tout ce qui lui est pénible; c’est ainsi qu’il me suivra. Dès qu’il aura commencé à me suivre en se conformant à ma vie et à mes commandements, il trouvera sur son chemin bien des gens qui le contrediront, qui chercheront à le détourner et à le dissuader, et cela même parmi ceux qui passent pour des compagnons du Christ. <>
Quelles que soient les menaces, les séductions ou les interdictions dont tu seras l’objet, si tu veux le suivre, fais de tout cela ta croix. Accepte-la, porte-la, ne succombe pas sous le poids.
Ces paroles du Christ ont encouragé les martyrs. Ne faut-il pas, à l’heure de la persécution, que tu comptes pour rien toutes choses à cause du Christ?
[1] Étymologiquement le mot « scandale » ne signifie pas mauvais exemple indiquant une mauvaise route, mais achoppement, obstacle qui entrave le chemin, devenant occasion de chute.
[2] Dans le texte grec de l’Evangile, le terme utilisé est « ôpiso » qui ne signifie pas « éloigné de moi», mais passe « derrière» moi. Jésus ne chasse pas celui qu’il aime, mais il lui demande de le suivre en se chargeant de sa croix.