L’ « affaire des hosties » à la CEDH, par Nicolas Bauer (ECLJ)
La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a autorisé l’European Centre for Law and Justice (ECLJ) à intervenir dans l’affaire Asociación de Abogados Cristianos c. Espagne (n° 22604/18), au nom de la Conférence épiscopale espagnole. L’ECLJ a déposé ses observations écrites le 30 juin 2020. Cette affaire, surnommée l’ « affaire des hosties », met en cause le sacrilège le plus extrême jamais porté devant les juges de Strasbourg.
Les faits
L’État espagnol est attaqué par une association chrétienne pour avoir soutenu une performance artistique attaquant les catholiques. Cette performance de process art comporte plusieurs volets :
- le vol de 242 hosties consacrées par le performer, au cours de messes dans plusieurs paroisses de l’archidiocèse de Pampelune et Tudela (Espagne) ;
- la disposition de ces hosties sur le sol afin d’écrire le mot « pederastia», sous prétexte de dénoncer la pédophilie de prêtres ;
- des photographies du performer posant nu à côté des hosties, avec des ailes noires sur le dos, en référence à un démon ;
- l’exposition de 12 des hosties consacrées ainsi que des photographies, dans plusieurs villes et à plusieurs reprises ; en particulier, à Pampelune, l’exposition était intitulée « Amen » et a eu lieu dans une église désacralisée, y compris sur l’autel (20/11/2015 – 17/01/2016) ; cette ancienne église est aujourd’hui la plus grande salle d’exposition de la ville de Pampelune et a été mis gratuitement à disposition du performer par la municipalité ;
- la diffusion sur le site internet et le compte Twitter du performer de photographies d’évêques, de prêtres et de croyants, offensés par l’exposition, accompagnées de commentaires moqueurs et hostiles ;
- le vol d’hosties consacrées supplémentaires par des admirateurs du performer au cours de messes, avec le soutien de celui-ci ;
- la vente pour 285 000 euros des photos, qui sont toujours utilisées pour diverses expositions en Espagne.
La procédure en Espagne
L’archidiocèse de Pampelune et Tudela et l’Asociación de Abogados Cristianos ont tous deux porté plainte contre l’exposition. Les juridictions espagnoles ont rejeté ces plaintes.
La plainte déposée par l’Asociación de Abogados Cristianos a été rejetée par le tribunal de Pampelune le 18 novembre 2016. L’appel contre ce jugement devant le tribunal provincial de Navarre a également été rejeté par une décision du 28 avril 2017. L’association a de nouveau fait appel devant la Cour constitutionnelle d’Espagne, qui a pris une décision d’irrecevabilité le 7 novembre 2017.
Les parties à la CEDH
L’Asociación de Abogados Cristianos a introduit une requête contre l’Espagne auprès de la CEDH le 26 avril 2018. L’association requérante invoque une violation du droit à la liberté de religion, protégée par l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme.
Deux parties s’opposent donc aujourd’hui devant les juges européens :
- L’Espagne, dont le gouvernement actuel (Sánchez II) est issu d’une coalition entre le Parti socialiste et Unidas Podemos. Cette affaire sera jugée dans un contexte de déchristianisation du pays par le gouvernement : reprise à l’Église catholique de certains de ses lieux de culte, suppression de l’obligation pour les écoles de proposer un enseignement religieux catholique, démolitions de croix dans l’espace public, changement de noms de rues qui font référence à des personnes ou des croyances religieuses, interruptions illégitimes de messes publiques…
- L’Asociación de Abogados Cristianos qui agit sur tous ces sujets en justice, afin de s’opposer aux actes d’hostilités antichrétiens de la part d’institutions publiques espagnoles.
L’ECLJ a sensibilisé plusieurs organisations européennes sur cette affaire, dont certaines ont décidé de demander à la Cour d’intervenir en amicus curiae. De manière rare, huit tiers-intervenants ont été autorisés par la Cour à déposer des observations écrites :
- le Gouvernement de la république de Pologne ;
- le European Centre for Law and Justice (ECLJ) et la Conférence épiscopale espagnole, conjointement ;
- la Conférence épiscopale slovaque ;
- l’Institut Ordo Iuris pour la culture juridique (Pologne) ;
- l’Unione giuristi cattolici italiani (Italie) ;
- l’Observatory on Intolerance and Discrimination against Christian in Europe ;
- l’Observatoire de la Christianophobie (France) ;
- l’Observatorio para la libertad religiosa y de conciencia (Espagne).
LES ARGUMENTS DE L’ECLJ
Dans ses observations, l’ECLJ a démontré que le droit à la liberté de religion des catholiques a été violé par l’État espagnol, qui n’a pas honoré ses obligations positives et négatives en vertu de l’article 9 de la Convention européenne.
- Une violation des obligations positives de l’État en vertu de l’article 9
L’État a l’obligation positive d’assurer aux croyants « la paisible jouissance du droit garanti par l’article 9 »[1]. Dans ce but, la Cour a déjà considéré « qu’« en principe on peut juger nécessaire de sanctionner des attaques injurieuses contre des objets de vénération religieuse »[2]. En effet, « la manière dont les croyances et doctrines religieuses font l’objet d’une opposition ou d’une dénégation est une question qui peut engager la responsabilité de l’État »[3].
Or, les juridictions internes ont choisi de ne pas sanctionner la performance artistique en cause. Ce choix est contestable pour plusieurs raisons :
- Une sanction était prévue par des dispositions du Code pénal espagnol sanctionnant l’offense aux sentiments religieux et le dénigrement public de dogmes, croyances, rites et cérémonies[4]. La loi espagnole n’a donc pas été appliquée.
- L’attaque était particulièrement extrême, du fait de l’importance de l’Eucharistie dans la foi catholique, du caractère massif de la profanation, de la mise en scène dans une ancienne église, et des railleries contre des croyants.
- La démarche du performer était volontairement et gratuitement offensante envers les croyants, sans aucune contribution à un débat d’intérêt général. Le performer n’a donc pas respecté les « devoirs et responsabilités » indissociables du droit à la liberté d’expression (art. 10 de la Convention européenne).
- La démarche du performer a provoqué la commission d’autres profanations et de nombreux messages antichrétiens, alimentant ainsi l’hostilité sociale contre les catholiques.
- Le performer aurait pu choisir une expression artistique moins blessante, tout en arrivant au même résultat, par exemple en utilisant des hosties non consacrées ou en ne ciblant pas individuellement des croyants.
L’ECLJ a par ailleurs rappelé dans ses observations les normes de droit international à la lumière desquelles la CEDH interprète les droits de l’homme. En particulier, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966 oblige les États à interdire par la loi « tout appel à la haine (…) religieuse qui constitue une incitation à la discrimination, à l’hostilité ou à la violence » (art. 20). De plus, les Nations unies ont déjà condamné à plusieurs reprises la « christianophobie », aux côtés de l’ « antisémitisme » et de l’ « islamophobie »[5]. En revanche, alors que la CEDH a déjà condamné l’ « antisémitisme » et l’ « islamophobie » dans sa jurisprudence, elle n’a jamais utilisé de classification similaire pour les actes antichrétiens. Cette affaire pourrait en être l’occasion.
En ne sanctionnant pas le performer, l’État espagnol a donc violé son obligation positive de protéger le droit à la liberté de religion des catholiques. Cette protection exige a minima une interdiction de l’appel à la haine à leur encontre.
- Une violation des obligations négatives de l’État en vertu de l’article 9
L’État a également une obligation négative de ne pas s’ingérer arbitrairement dans le droit à la liberté de religion des croyants[6]. Toute ingérence d’une autorité publique doit être prévue par la loi, avoir un objectif légitime, et être nécessaire pour atteindre cet objectif (Art. 9 § 2 de la Convention européenne). En outre, l’État doit respecter, en matière religieuse, un rôle d’ « organisateur neutre et impartial de l’exercice des diverses religions, cultes et croyances »[7]. Ce « devoir de neutralité et d’impartialité de l’État est incompatible avec un quelconque pouvoir d’appréciation de la part de celui-ci quant à la légitimité des croyances religieuses ou des modalités d’expression de celles-ci »[8]. Ces limites à l’action de l’État s’appliquent également à toute autorité publique.
Il ne fait aucun doute que les autorités publiques espagnoles ont dans cette affaire outrepassé leur rôle. En particulier :
- La municipalité de Pampelune a apporté un soutien de poids à l’exposition « Amen », en mettant gratuitement à disposition du performer le plus grand espace d’exposition de la ville. La municipalité a également décidé que l’accès à l’exposition serait gratuit pour tous les visiteurs. Elle a financé les frais de réalisation de l’exposition (impression des photographies, montage de l’exposition, coûts de production tels que les cadres, le terrain et l’impression des textes) ainsi que les frais d’organisation (conservateur, gardiens).
- Le choix du lieu par la municipalité a contribué à la gravité de l’attaque contre les chrétiens. En effet, l’exposition a eu lieu dans le Monumento de los caidos, une ancienne église que le performer a utilisé pour une mise en scène aggravant son sacrilège. L’archidiocèse de Pampelune et Tudela avait donné cette église à la ville en 1997, avec comme condition qu’elle serait utilisée pour des objectifs culturels. En mettant l’église à disposition du performer, la municipalité de Pampelune lui a permis d’avoir un lieu avec une dimension sacrée, dont il s’est servi autant pour la promotion de l’exposition (photos de peintures sacrées) que pour l’exposition elle-même (utilisation de l’autel).
- La municipalité de Pampelune a assuré la promotion de l’exposition. En particulier, elle en a assumé tous les frais, alors même que ce n’est pas la municipalité mais l’artiste lui-même qui a bénéficié de la vente de photos après l’exposition (285 000 euros). La promotion de l’exposition par la municipalité a été réalisée par des supports valorisant une performance « politique et subversive », sans aucune mention d’un autre objectif (comme celui, légitime, de dénoncer la pédophilie).
- Le juge Fermin Otamendi du tribunal de Pampelune a défini les hosties consacrées en fonction des ses convictions personnelles et de son mépris pour le christianisme. D’après lui, les hosties, qu’elles soient consacrées ou non, sont de « petits objets ronds et blancs », que le performer aurait traités « de façon confidentielle, sans que l’on puisse qualifier son comportement d’irrespectueux, d’offensant ou d’irrévérencieux ». Le tribunal de Pampelune a violé ses obligations de neutralité en fondant son jugement sur sa propre (in)croyance religieuse.
Ces ingérences d’autorités publiques espagnoles dans le droit à la liberté de religion des catholiques n’étaient évidemment pas prévues par la loi et n’avaient aucun objectif légitime. Elles ont justifié et amplifié l’offense gratuite du performer contre les catholiques. Elles ont aussi généré des offenses supplémentaires, qui n’auraient sinon pas eu lieu, sans respect de leur devoir de neutralité et d’impartialité.
Conclusion
Pour toutes ces raisons, l’ECLJ estime que l’Espagne a violé ses obligations au titre de la Convention. Si la Cour ne sanctionnait pas l’Espagne, alors les chrétiens seraient dépourvus de protection, et toutes les attaques symboliques à leur encontre seraient possibles.
N.B. : L’ECLJ est déjà intervenu dans de nombreuses affaires relatives à la liberté d’expression en matière religieuse, pour défendre avec constance une position équilibrée. L’ECLJ est attaché au débat fondé sur la raison, qu’il soit politique ou scientifique, et à la liberté de critiquer les religions. En revanche, il n’y a pas lieu d’ériger le blasphème et la vulgarité en droit de l’homme. Il n’existe pas de droit au blasphème, mais un droit à la liberté d’expression qui comporte des responsabilités et des limites. Seule doit être restreinte la diffusion d’obscénités gratuitement offensantes ainsi que de propos incitant à la violence immédiate. L’obscénité et l’incitation à la violence doivent pouvoir être censurées, mais pas la critique.