L’amour est toujours un « devoir » et la haine n’est jamais un « droit » : c’est le titre de Mgr Francesco Follo qui médite sur les lectures de dimanche prochain, 23 février 2020 (VIIème Dimanche du Temps Ordinaire – Lv 19,1-2.17-18; Ps 102; 1 Cor 3,16-23; Mt 5,38-48).
« Le Père n’a pas d’ennemis, écrit l’observateur permanent du Saint-Siège à l’Unesco à Paris, il n’a que des fils, et si nous avons connu le Père et son amour paternel gratuit, nous ne pouvons pas ne pas aimer le frère ennemi. »
1)« Aimez les ennemis » : un commandement possible à pratiquer ?
Jésus demande d’aimer nos ennemis par un amour d’oblation qui à s’offrir pour le bien et la liberté de l’autre, sans rien attendre rien en retour. Et si nous n’aimons pas l’autre même s’il nous est ennemi, nous n’aimons pas notre Père qui est aussi son Père.
Le Père n’a pas d’ennemis, il a que des fils, et si nous avons connu le Père et son amour paternel gratuit, nous ne pouvons pas ne pas aimer le frère ennemi, vraiment ennemi. Ceci est l’essence du christianisme, c’est-à-dire de la religion du Fils qui est venu apporter sur la terre l’amour du Père pour tous ses fils : nos frères. Evidemment cet amour est le don de l’Esprit Saint, parce que l’on ne peut pas – humainement parlant – aimer l’ennemi. Nous pouvons à peine nous aimer, nous pouvons à peine aimer l’ami de l’amour désintéressé. Comment est-il possible d’aimer l’ennemi qui nous persécute ?
Pourtant, c’est vraiment dans l’ennemi que la gratuité absolue de l’amour est révélée et Dieu nous a révélé son amour parce que lorsque nous étions encore ennemis entre nous et avec lui, il a donné sa vie pour nous. Don, l’amour de l’ennemi révèle l’essence de Dieu comme amour gratuit que vient de son Esprit, l’Esprit est vie, la vie de Dieu est amour gratuit. C’est l’amour gratuit e qui existe entre le Père et le Fils dans le Saint-Esprit.
Est-il réellement possible d’aimer nos ennemis, et de les aimer alors qu’ils nous manifestent leur hostilité et leur aversion ? Est-il humainement possible de mettre en pratique ce commandement du Christ ? Pour la raison commune aimer ses ennemis paraît une folie. Est-ce à dire que notre salut est dans la folie ? Aimer nos amis serait comme se haïr soi-même. Cela signifie-t-il que nous atteindrons la béatitude à la seule condition de nous haïr nous-mêmes ?
Enfin, pourquoi Jésus demande-t-il d’aimer nos ennemis, autrement dit nous demande-t-il de pratiquer un amour qui excède les capacités humaines ?
Ça n’est pas facile, mais — a dit le pape François au cours de la messe célébrée le jeudi 12 septembre, à la chapelle Sainte-Marthe — c’est possible: il suffit de contempler Jésus souffrant et l’humanité souffrante et vivre une vie cachée en Dieu avec Jésus.
Le Pape François explique toujours : « Jésus sait très bien qu’aimer les ennemis va au-delà de nos capacités. Pour cette raison il est devenu homme: non pas pour nous laisser tels que nous sommes, mais pour nous transformer en hommes et femmes capables d’un plus grand amour, ce de son Père qui est le nôtre. C’est l’amour que Jésus donne à ceux qui « l’écoutent ». Et alors cela devient possible ! Avec lui, grâce à son amour, à son Esprit, nous pouvons aimer même ceux qui ne nous aiment pas, même ceux qui nous blessent » (24 février 2019).
Pour comprendre et faire cela, nous devons considérer sérieusement l’invitation de l’apôtre Paul : « Ayez en vous les dispositions qui sont dans le Christ Jésus » (Phil. 2,5); « Puisque vous avez été choisis par Dieu, que vous êtes sanctifiés, aimés par lui, revêtez-vous de tendresse et de compassion, de bonté, d’humilité, de douceur et de patience. Supportez-vous les uns les autres, et pardonnez-vous mutuellement si vous avez des reproches à vous faire. Le Seigneur vous a pardonné : faites de même » (Col 3, 12-17).
Pour pouvoir aimer tout le monde dans la charité du Christ, y compris nos ennemis, la voie à suivre est celle-ci : il faut imprimer nos yeux sur le Christ en Croix et apprendre à sentir ce que sentait Jésus, conformer notre manière de penser, de décider, d’agir, aux sentiments de Jésus. Si nous prenons cette voie, nous vivons bien et prenons le bon chemin. Dans cette contemplation de l’amour crucifié nous aurons la confirmation que Jésus nous aime. Ce bien est tendresse et une grande consolation pour nous, un réconfort mais aussi une grande responsabilité jour après jour. C’est un bien qui nous est donné et que nous ne pouvons obtenir par l’étude ou l’exercice: c’est un don gratuit de Dieu à faire fructifier de manière responsable.
Le monde – et nous dans le monde – condamne et exécute, c’est-à-dire élimine chaque ennemi. Dans le monde on fait la guerre à l’ennemi, jusqu’à l’anéantir. Or, le Christ nous dit d’aimer notre ennemi, et sa Parole est vérité. Elle est réalité. Cette Parole d’amour s’accomplit ici et maintenant en nous, ennemis de Dieu, nous qui pensons chaque jour à éliminer nos ennemis, perdant chemin faisant la patience, le pardon et l’amour. Nous, pleins de péchés, nous sommes aimés et aimés à l’infini par Dieu, riche de miséricorde.
Le chrétien est porté par l’Evangile à voir en lui-même l’ennemi que Dieu aime et pour lequel Jésus est mort: cette expérience de foi est basique et elle seule peut susciter l’itinéraire spirituel qui conduit à l’amour de son ennemi! Paul écrit : « La preuve que Dieu nous aime c’est que le Christ est mort pour nous, alors que nous étions encore pécheurs. » (Rm 5,8-10).
Notre vie perdue, rachetée et accomplie dans Son pardon. Ses bras ouverts sont encore aujourd’hui notre refuge, notre perfection. Nous sommes donc parfaits, accomplis seulement cachés dans Ses plaies d’amour (cf. Saint Bernard de Clairvaux). « C’est là que cette vérité peut être contemplée. Et, partant de là, on doit maintenant définir ce qu’est l’amour. À partir de ce regard, le chrétien trouve la route pour vivre et pour aimer » (Benoît XVI, Deus caritas est n.12). Transpercés par Sa miséricorde nous devenons nous-mêmes ses blessures ouvertes sur le monde, signe de salut, de vie et de pardon pour chaque homme. Nos plaies quotidiennes jointes à Ses plaies sont la perfection qui sauve le monde.
2) Regarder de la Croix
Là, cloués à notre croix, nous sommes parfaits. Là où personne ne salue, là où le soleil se cache et la pluie se dérobe, là où le monde efface les injustices, les fils du Père céleste offrent la vie, gratuitement, par foi amoureuse.
Là où le monde hait, les disciples de l’Amour aiment. Notre vie s’achève donc sur la Croix, Crucifiés avec Lui. « Celui qui veut donner de l’amour doit lui aussi le recevoir comme un don. L’homme peut assurément, comme nous le dit le Seigneur, devenir source d’où sortent des fleuves d’eau vive (cf. Jn 7, 37-38). Mais pour devenir une telle source, il doit lui-même boire toujours à nouveau à la source première et originaire qui est Jésus Christ, du cœur transpercé duquel jaillit l’amour de Dieu (cf. Jn 19, 34) » (Benoît XVI, Deus caritas est n.7). C’est Lui vivant en nous qui aime chaque homme, descend en nous à la dernière place, serviteur de cette génération pour ouvrir le Ciel à chaque ennemi, dans Son sang transformé en ami. En plus, chaque ennemi est un frère aux yeux du Christ. Comme nous l’étions il y a un instant, le fûmes hier, ou le serons demain.
Donc apprenons à regarder l’autre, notre prochain, non plus avec nos seuls yeux et nos bons sentiments, mais du haut de la Croix, du point de vue de Jésus Christ.
Son ami est notre ami. Au-delà de l’apparence ésotérique, avec la pureté des anges nous, pourrons saisir chez l’autre l’attente intérieure d’un geste d’amour, d’attention. Si nous cherchons à regarder l’autre avec les yeux du Christ, nous pouvons lui donner bien plus que les choses qui lui sont extérieurement nécessaires : nous pouvons lui donner le regard d’amour dont il a besoin (cf. Benoît XVI, Deus caritas est n.18). Les yeux de Dieu, qui aime tout le monde en donnant à tous ce dont ils ont besoin, sans aucune distinction, sont le regard de Jésus posés sur cette humanité à travers nos propres yeux.
Nicolas Berdiaev a une très belle intuition : « Au début Dieu dit à Caïn : Qu’as-tu fait de ton frère Abel ? Le dernier jour il ne s’adressera plus à Caïn mais à Abel en disant: « Qu’as-tu fait de ton frère Caïn ? ». Abel renaîtra non par la vengeance mais pour veiller sur Caïn. Il y aura une nouvelle terre quand les victimes prendront soin de leurs bourreaux. Ceci est le cœur de Dieu ». Avec son amour infini pour nous, le Christ fit cela pour nous.
Pour apprendre de lui, il faut aller au Calvaire et regarder le Rédempteur en Croix, puis se hisser sur la Croix à ses côtés, et regarder de son point de vue. On arrive à cet Amour en parcourant un chemin, à travers une ascèse, une lutte contre l’instinct de la colère et contre la tentation de la haine. On parviendra ainsi à la responsabilité de celui qui a le courage d’exercer une correction fraternelle en dénonçant de manière « constructive » le mal commis par d’autres. Ne confondons pas, aimer son ennemi ne veut pas dire devenir complice du pécheur.
En effet, celui qui est sans rancœur et ne se venge pas, est aussi capable de pardonner; et le pardon est la mystérieuse maturité de foi et d’amour pour laquelle l’offensé choisit librement de renoncer à son propre droit vis-à-vis de celui qui a déjà bafoué ses bons droits. Celui qui pardonne sacrifie un rapport juridique pour un rapport de grâce.
Mais pour que tout ceci soit possible il est indispensable qu’à côté du commandement d’aimer ses ennemis il y ait la prière pour les persécuteurs, l’intercession pour les adversaires: « Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent » (Mt 5,44). Si on n’assume pas l’autre – et en particulier l’autre qui s’est fait notre ennemi, qui nous contredit, qui nous contrarie, qui nous calomnie – dans la prière en apprenant donc à le voir avec les yeux de Dieu, dans le mystère de sa personne et de sa vocation, on ne pourra jamais arriver à l’aimer. Mais il doit être clair qu’aimer son ennemi est une question de profondeur, de foi, « d’intelligence du cœur », de richesse intérieure, d’amour pour le Seigneur, et non une simple question de bonne volonté.
Cet amour auquel Dieu nous appelle est un amour qui ne repose pas, en définitive, sur les ressources humaines, c’est un don de Dieu qui s’obtient uniquement en ayant une confiance sans bornes en sa bonté miséricordieuse. Voilà la nouveauté de l’Evangile, qui change le monde sans faire de bruit. Voilà l’héroïsme des « petits », qui croient à l’amour de Dieu et le répandent au prix même de leur vie. Jésus Christ est le premier à aimer ses ennemis et les martyrs l’ont imité en aimant jusqu’au bout. Toutefois gardons à l’esprit que la vie consacrée est ce propos un martyr non sanglant, mais quotidien. Dans l’Ordo Virginum les personnes sont appelées à témoigner en permanence qu’elles vivent un martyre sans écoulement de sang, parce qu’elles vivent une existence totalement consacrée à la fidélité à Dieu et à l’intercession pour les pécheurs, qui se croient des ennemis de Dieu, qu’elles les aiment et qu’elles invoquent sur eux le pardon du Père. Dans la cachette d’une vie quotidienne, simple, comme celle de la Vierge Marie à Nazareth, elles montrent que l’on peut imiter l’exemple éminent de la Mère du Christ, dans laquelle Dieu fut le protagoniste et sa virginité l’expression, voire même physique, de son ouverture totale au projet de Dieu. La vocation de ces femmes est d’œuvrer humblement et de prier pour pacifier la terre, concilier les frères ennemis, faire renaître Abel, reconduire Caïn à l’amour. (cf Deux invocations de la prière litanique du rituel de consécration des Vierges, n° 20 (traduction littérale du latin) :
- Entretiens et augmente en ton Eglise la flamme de la virginité heureuse, nous te prions, écoute-nous.
- Mets entre les peuples une entente et une paix vraies, nous te prions, écoute-nous.)
Lecture patristique
Saint Augustin, Évêque d’Hippone
« Traités sur la première lettre de Jean « (1, 9-12)
« Nous sommes assurés que nous le connaissons, si nous observons ses commandements ». Quels commandements ? « Celui qui prétend le connaître, et qui ne garde pas ses commandements, est un menteur, et la vérité n’est point en lui ». Mais peut-être insisteras-tu à me demander quels sont ces commandements? « Si quelqu’un garde sa parole, l’amour de Dieu est vraiment parfait en lui » (1 Jn 2, 3-5). Voyons si ce commandement ne porte pas le nom de charité. Nous cherchions à connaître le commandement du Seigneur, et l’Apôtre nous répond : « Si quelqu’un garde sa parole, l’amour de Dieu est vraiment parfait en lui ». Lis l’Evangile, et tu verras que c’est bien là le commandement du Seigneur. « Je vous donne un commandement nouveau, c’est que vous vous aimiez les uns les autres (Jn 13, 34). Nous reconnaissons que nous sommes en lui, si nous sommes arrivés à la perfection qu’il nous recommande » (1 Jn 2, 5). Jean entend, par là, la perfection dans la charité. Mais en quoi consiste la charité parfaite? A aimer même nos ennemis, à les aimer au point de les regarder comme des frères. Car notre charité pour le prochain ne doit pas être charnelle. Souhaiter à quelqu’un la vie du corps, c’est très bien; mais si elle vient à lui manquer, que son âme soit, du moins, en sûreté. Tu désires que ton ami vive : en cela, tu agis bien ; mais te réjouir de la mort d’un ennemi, c’est très mal. Pourtant, il peut se faire que la vie, que tu souhaites à ton ami, lui soit inutile, comme la mort de ton ennemi, dont tu conçois une joie si vive, peut lui être de quelque avantage. Que cette vie soit utile ou non à tel ou tel homme, nous l’ignorons ; mais nous ne saurions mettre en doute l’utilité de la vie que l’on puise en Dieu. Chéris donc tes ennemis jusqu’à désirer les avoir pour frères; aime-les au point de vouloir former avec eux une société étroite. Ainsi les a aimés Jésus en croix, au moment de mourir, car il a dit : « Père, pardonnez-leur, ils ne savent ce qu’ils font (Lc 23, 34) ». Il ne s’est pas exprimé de cette manière : Père, accordez-leur de vivre longtemps : ils me font mourir, mais puissent-ils vivre eux-mêmes ! Voici ses propres paroles : « Pardonnez-leur, ils ne savent ce qu’ils font ». Il écartait de leur personne la mort éternelle : par une prière toute miséricordieuse et en vertu de sa puissance souveraine. Beaucoup d’entre ses bourreaux crurent en lui, et obtinrent ainsi le pardon du crime qu’ils avaient commis en répandant son sang. Ils l’avaient d’abord répandu en faisant mourir le Christ; ils l’ont bu ensuite, lorsqu’ils se sont soumis à la foi. « Nous savons que nous sommes en lui, si nous sommes arrivés à la perfection qu’il nous commande ». En parlant de cette perfection qui consiste à aimer nos ennemis, le Sauveur s’exprime en ces termes : « Soyez donc parfaits, comme votre Père céleste est parfait » (Mt 5, 48) . Aussi, « celui qui dit qu’il demeure en Jésus-Christ, doit marcher lui-même comme Jésus-Christ a marché » (1 Jn 2, 6). Eh quoi ! Mes frères, que nous enseigne l’Apôtre? « Celui qui dit qu’il demeure en lui », c’est-à-dire en Jésus-Christ, « doit marcher lui-même comme Jésus-Christ a marché ». Nous recommande-t-il par hasard de marcher sur les flots de la mer ? Non, évidemment. Par là, Jean nous avertit donc de marcher dans le chemin de la justice. Quel est ce chemin? Je l’ai déjà dit. Le Christ était attaché à la croix, et néanmoins il marchait dans ce chemin, qui n’est autre que celui de la charité : « Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font ». Par conséquent, si tu as appris à prier pour ton ennemi, tu marches sur les traces du Sauveur ».