« Le Quatuor pour la fin du temps », c’est le titre d’un article de Marcello Filotei dans L’Osservatore Romano en italien du 25 janvier 2020, à propos d’un chef d’oeuvre du compositeur, organiste et pianiste français, catholique, Olivier Messiaen, né le 10 décembre 1908 à Avignon et mort le 27 avril 1992 à Clichy (Hauts-de-Seine).
Il a composé ce Quatuor en déportation, au Stalag de Görlitz. Grâce au témoignage du p. Jean-Rodolphe Kars, voici quelques précisions par rapport à la seule traduction, publiée hier, 24 janvier, du bel article du quotidien du Vatican.
Chapelain à Paray-le-Monial, le p. Kars est un ancien pianiste-concertiste, premier prix du concours de piano Olivier Messiaen 1968, conférencier sur l’œuvre de Messiaen surtout durant l’année du centenaire de la naissance du compositeur, en 2008.
On peut écouter en podcast sur France Musique l’émission « Portraits de famille » qui lui a été consacrée le 21 décembre 2019: « Jean-Rodolphe Kars (né en 1947) grand pianiste français devenu prêtre ». C’est un parcours de sa carrière pianistique, avec, entre beaucoup d’autres choses, des œuvres de Messiaen.
Le concert du 15 janvier 1941
Au début de la Seconde Guerre mondiale, Messiaen est mobilisé. En avril-mai 1940 il est « musicien au centre musical et théâtral de la 2e armée » formé par Charles Huntziger, Henri Massis et Xavier de Courville où il rencontre Étienne Pasquier (violoncelliste) et Henri Akoka. Fait prisonnier, il est envoyé au Stalag VIII-A à Görlitz. Il compose durant sa réclusion son Quatuor pour la fin du Temps. La première est donnée dans le camp le par un groupe de musiciens prisonniers, la partie du piano étant jouée par le compositeur. Il sera libéré en février 1941.
Le p. Jean-Rodolphe Kars précise à Zenit: « Le Stalag est un camp « classique » de prisonniers de guerre, où les indicibles horreurs des camps de concentration n’avaient pas lieu. Certes, la situation restait dramatique voire tragique : manque de nourriture, épidémies, morts par centaines. Et cependant aucun point commun avec les camps de concentration et encore moins avec les camps d’extermination. La composition du Quatuor par Messiaen a été entourée d’un grand respect et de beaucoup de bienveillance de la part des autorités militaires du Stalag. Les soldats ont apporté toute leur bonne volonté à l’organisation du concert du 15 janvier 1941. »
Dans un bel italien, Marcello Filotei écrit: « Les compositeurs sont habitués à cuisiner avec les ingrédients dont ils disposent. Mais Olivier Messiaen a exagéré. Quinze degrés en-dessous de zéro, Stalag de Görlitz, en Silésie, un violon, une clarinette, un violoncelle avec une corde en moins et un piano avec les touches des notes aiguës qui ne remontent pas après avoir été pressées. La nécessité va aussi aiguiser les esprits, mais c’est trop. Et pourtant, c’est précisément parce qu’il se trouvait dans ces conditions qu’il a écrit un chef-d’œuvre. »
Le « théâtre » du Stalag
Le p. Kars fait observer qu’à propos de ce concert, « certaines erreurs qui ont circulé avant d’être corrigées par des historiens plus minutieux »: « Messiaen pouvait parfois avoir une tendance à l’affabulation pour rendre un récit plus « pittoresque ». En tout cas, le violoncelle d’Etienne Pasquier avait bien toutes les cordes, et pas « une corde en moins ». Je tiens cela d’Etienne Pasquier lui-même que j’ai pu encore rencontrer en 1995, peu de temps avant sa mort. Il aurait été totalement impossible de jouer cette œuvre sur un instrument avec seulement trois cordes. L’autre point d’ « affabulation » : il n’y a jamais eu cinq mille personnes pour assister au concert. Il y a même certaines versions qui parlent de trente mille personnes ! En fait le concert a eu lieu dans le « théâtre » du Stalag, et les places étaient en nombre limité. Peut-être 400 tout au plus. Il n’était évidemment pas question de mettre un public dehors par un froid terrible (selon Messiaen, moins 30… mais là encore ( ? )). Quand j’ai moi-même visité les restes du Stalag en janvier 2013, il faisait moins 9. »
Marcello Filotei souligne le caractère de l’oeuvre inspirée par les circonstances et par la foi de Messiaen: « C’est à cette situation que le Quatuor pour la fin des temps doit son caractère, l’enchaînement des visions et surtout la perspective apocalyptique fonctionnelle à une métaphysique de la paix, à la certitude que l’homme sera sauvé. La « fin des temps », pour Messiaen, est l’Apocalypse de Jean, « un ange plein de force », qui descendait « du ciel, ayant une nuée pour manteau ». Celui qui avait « sur la tête un halo de lumière », qui avait un visage « comme le soleil » et dont les jambes étaient « comme des colonnes de feu », « cria comme un lion qui rugit » avant de prononcer le serment solennel : « Du temps, il n’y en aura plus ! Dans les jours où retentira la voix du septième ange, quand il sonnera de la trompette, alors se trouvera accompli le mystère de Dieu, selon la bonne nouvelle qu’il a annoncée à ses serviteurs les prophètes. » (Apocalypse 10, 1-7). […] Et le temps, en musique, est le rythme. « Messiaen a donné au temps une attention que peu de compositeurs lui avaient accordée avant lui », écrivait Pierre Boulez, qui avait été son élève, dans Punti di riferimento. »
La question du temps s’impose à Messiaen, poursuit L’Osservatore Romano: « Mais le compositeur français voulait davantage encore, il voulait abolir le temps pour atteindre la contemplation. Un objectif ambitieux qui nécessitait un système de rythmes « non rétrogradables », c’est-à-dire des rythmes qui ne peuvent être lus à l’envers, et une harmonie non tonale capable de créer un sentiment de suspension et de statique comme c’est le cas dans les traditions orientales. Une pensée qui s’était développée avant la guerre, et qui dans un Stalag a paradoxalement trouvé le terrain le plus fertile pour porter ses fruits. Après tout, les événements de la guerre ont « seulement » montré à l’artiste l’imperfection de l’homme qui soumet le croyant à une épreuve d’une gravité particulière. »
Le violoncelliste Pasquier aux côtés de Messiaen
Et de cette méditation musicale jaillit l’espérance, elle s’ouvre « par en haut », souligne Marcello Filotei: « Le résultat est une musique vibrante d’espérance, sans désespoir, même si elle est conçue dans une situation tragique. Et c’est dans ce contexte que, le soir du mercredi 15 janvier 1941, par un temps froid et glacial, dans la baraque 27 b et devant un public composé de cinq mille codétenus, Messiaen s’est assis devant un piano vertical branlant et a interprété avec trois amateurs la première d’une œuvre devenue une référence dans la musique du XXe siècle. »
Trois « amateurs », enfin… deux amateurs distingués, et, comme le fait remarquer le p. Kars: « C’est vrai en ce qui concernait le violoniste et le clarinettiste. Mais Pasquier était, en revanche, un grand violoncelliste concertiste, et membre du célèbre trio qui portait son nom dans les années 50 et suivantes. »
L’Osservatore Romano conclut par ce témoignage: « « Cette musique nous rachète tous. Une rédemption sur l’emprisonnement, la médiocrité et surtout sur nous-mêmes », commentait un compagnon de malheur anonyme. Il en va toujours de même aujourd’hui, à la différence que nous sommes au chaud. »
A propos du Quatuor on pourra se référer aux liens suivants:
Un arc-en-ciel en enfer / I – L’histoire – De braises et d'ombre…
Un arc-en-ciel en enfer / II – La musique – De braises et d'ombre…
Avec une traduction d’Hélène Ginabat