« Pour nous, jésuites argentins, relire les textes de ces ouvrages signifie re-parcourir notre histoire : ils comprennent soixante-dix ans de notre vie de famille », explique le pape François lors de sa présentation des 5 volumes des « Écrits » (Escritos) du p. Miguel Ángel Fiorito s.j. (1916-2005), dans la Salle de la Congrégation générale de la compagnie de Jésus, vendredi 13 décembre 2019, à l’occasion du 50e anniversaire de son ordination sacerdotale.
Les textes sont publiés, pour cet anniversaire, en 5 volumes par la « Civiltà Cattolica » sous la direction du p. José Luis Narvaja, jésuite, ancien étudiant du p. Fiorito, et neveu du pape François. Sur la photo, le pape François ait applaudir cet énorme travail du p. Narvaja.
Dans la seconde partie de son discours, le pape rappelle « quelques dates et publications significatives », entre autres l’année 1961, lorsque Fiorito, professeur de métaphysique, devient son père spirituel : « Il traversait un processus profond qui allait le conduire à quitter l’enseignement de la philosophie pour se consacrer totalement à écrire sur la spiritualité et à donner les Exercices ». Une « conversion à la spiritualité », souligne-t-il, qui « a marqué une étape de la vie de notre Province et cela marque ce qui, dans mon pontificat, concerne le discernement et l’accompagnement spirituel ».
Le pape évoque enfin sa dernière rencontre avec Fiorito, peu avant sa mort, « cela, je ne peux pas l’oublier », précise-t-il : « Il ne parlait désormais plus depuis plusieurs années. Il avait perdu la capacité de parler. Il regardait seulement. Intensément. Et il pleurait. Avec des larmes tranquilles qui communiquaient l’intensité avec laquelle il vivait chaque rencontre. Fiorito avait le don des larmes, qui est l’expression de la consolation spirituelle. »
La première partie du discours se trouve ici.
Voici notre traduction de la présentation du pape François (IIe partie).
HG/AB
« Miguel Ángel Fiorito, maître de dialogue », par le pape François.
Un peu d’histoire
Pour nous, jésuites argentins, relire les textes de ces ouvrages signifie re-parcourir notre histoire : ils comprennent soixante-dix ans de notre vie de famille et l’ordre chronologique dans lequel ils apparaissent nous permet d’en évoquer le contexte. Non seulement le contexte immédiat et particulier, mais aussi celui, plus large, de l’Église universelle que Fiorito, à la suite de Hugo Rahner, appelle « la méta-histoire d’une spiritualité ». C’est un concept-clé chez Fiorito : la « méta-histoire ».
« Il existe une « méta-histoire » qui parfois ne se dévoile pas directement dans les documents, mais qui se base sur l’identité d’une intelligence mystique et qui est due à l’action continuelle d’une même Esprit Saint, invisiblement présent dans son Église visible, et qui est la raison ultime, mais transcendante, de cette homogénéité spirituelle » qui existe entre chrétiens différents d’époques diverses. Fiorito fait sienne la perspective dans laquelle un saint que j’ai récemment canonisé, John Henry Newman, contemplait l’Église : « L’Église catholique ne perd jamais ce qu’elle a possédé autrefois […]. Plutôt que de passer d’une phase à une autre de la vie, elle porte avec elle sa jeunesse et sa maturité dans sa propre vieillesse. L’Église n’a pas changé ce qu’elle possédait, mais elle l’a accumulé et, selon la circonstance, elle tire de son trésor du nouveau ou de l’ancien ». Cela rappelle la belle phrase de Gustav Mahler : « La tradition est la garantie de l’avenir et non la conservation des cendres ».
Dans cette dynamique, j’extrais ici, à titre d’exemple, quelques dates et publications significatives.
J’ai connu Fiorito en 1961, à mon retour du juvénat au Chili. Il était professeur de métaphysique au Colegio Maximo de San José, notre maison de formation à San Miguel, dans la province de Buenos Aires. À partir de ce moment, j’ai commencé à me confier à lui, il est devenu mon directeur spirituel. Il traversait un processus profond qui allait le conduire à quitter l’enseignement de la philosophie pour se consacrer totalement à écrire sur la spiritualité et à donner les Exercices (Spirituels de saint Ignace de Loyola, ndlr). Le volume II, pendant l’année 1961-62, rapporte l’article : « Le Christo-centrisme de “Principe et fondement” de saint Ignace » (Méditation que l’on peut trouver en français ici par exemple, ndlr). Cela m’avait beaucoup inspiré. C’est là que j’ai commencé à avoir confiance en certains auteurs qui m’accompagnent depuis : Guardini, Hugo Rahner, avec son livre sur la genèse historique de la spiritualité de saint Ignace, Fessard et sa Dialectique des Exercices.
Fiorito faisait observer, dans ce contexte, « la coïncidence entre l’image du Seigneur, surtout chez saint Paul, comme l’explique Guardini, et l’image du Seigneur comme nous-mêmes, à notre tour, nous croyons la trouver dans les Exercices de saint Ignace ». Fiorito soutenait que « Principe et fondement » ne contient pas seulement un christo-centrisme, mais une véritable « christologie en germe ». Et il montrait que, lorsque saint Ignace emploie l’expression « Dieu notre Seigneur », il parle concrètement du Christ, du Verbe fait chair, Seigneur non seulement de l’histoire mais aussi de notre vie pratique ».
Je tiens à souligner également la figure de Hugo Rahner. Je ne peux m’empêcher de transcrire un passage dans lequel le Maître, qui parlait peu et encore moins de lui-même, raconte sa conversion à la spiritualité. Je le cite parce que cela a marqué une étape de la vie de notre Province et cela marque ce qui, dans mon pontificat, concerne le discernement et l’accompagnement spirituel.
Fiorito écrivait en 1956 : « Pour ma part, je confesse que, depuis longtemps, je réfléchis à la spiritualité ignatienne. Au moins depuis que j’ai fait avec sérieux mes premiers Exercices spirituels, sentant une alternance d’esprits contraires qui, peu à peu, se personnalisaient dans les deux termes d’un choix personnel ». Cette réflexion se poursuivit « jusqu’à ce que la lecture d’un livre, arrivé entre mes mains de la manière la plus banale et prosaïque – comme livre de lecture pour apprendre l’allemand – a été pour moi non pas tant la révélation lumineuse d’une possibilité d’expression, mais l’expression accomplie de cet idéal dont j’avais depuis longtemps l’intuition ». Fiorito ajoute : « Ce qui aurait dû être mon travail de nombreuses années était l’acceptation instantanée des résultats du travail d’un autre », celui de Hugo Rahner.
Dans l’âme du Maître, et ensuite dans celle de nombreux autres, Hugo Rahner fit en sorte que trois grâces soient données : celle du « magis ignatien, qui était le sceau et la portée de l’âme d’Ignace et la frontière sans limite de ses aspirations ; celle du discernement des esprits, qui permettait au saint de canaliser toute cette puissance sans expériences inutiles et sans faux-pas. Et celle de la charitas discreta, qui affleurait dans l’âme d’Ignace comme contribution personnelle à la lutte en cours entre le Christ et Satan ; et ce front de bataille n’était pas extérieur au saint, mais il passait au milieu de son âme, divisée par conséquent en deux « je » qui étaient les deux uniques alternatives possibles pour son option fondamentale ». C’est de là que Fiorito tirera non seulement le contenu, mais aussi le style de ses « commentaires », comme nous le disions au commencement.
Une autre date : 1983. Ce fut l’année de la XXXIIIe Congrégation générale, pendant laquelle nous entendîmes les dernières homélies du père Arrupe. Fiorito écrivit sur le thème « Paternité et discrétion spirituelle ». Je reprends cet article parce qu’il vous donne une définition de ce qu’il entend quand il emploie le terme « spirituel ». Je l’ai employé en parlant de sa conversion « à la spiritualité » et il me paraît utile de reprendre sa définition car aujourd’hui on entend souvent interpréter ce mot de manière réductrice. Fiorito l’avait reprise à Origène pour lequel « l’homme spirituel est celui en qui s’unissent “théorie” et “pratique”, soin du prochain et charisme spirituel pour le bien du prochain. Et parmi ces charismes », montrait Fiorito, « Origène remarque surtout ce charisme qu’il appelle diakrisis, à savoir le don de discerner la diversité des esprits »…
Dans l’article, Fiorito approfondit ce que sont la paternité et la maternité spirituelles et ce que cela comporte. Que faut-il pour la faire sienne ? Il s’interroge et répond : « Avoir deux charismes : le discernement des esprits, ou discrétion, et réussir à le communiquer par les paroles dans la conversation spirituelle ». Le discernement ne suffit pas, « il faut savoir exprimer les idées justes et discrètes ; sinon elles ne sont pas au service des autres ». C’est le charisme de la « prophétie », compris non pas comme connaissance de l’avenir, mais comme communication d’une expérience spirituelle personnelle.
La dernière fois que je l’ai vu – cela, je ne peux pas l’oublier – c’était peu avant sa mort, survenue le 9 août 2005. Je me souviens que c’était un dimanche matin et qu’il venait de fêter son anniversaire. Il célébrait son anniversaire le jour de sainte Marie-Madeleine, le 22 juillet. Il était à l’Hôpital « Alemán » (de Buenos Aires, ndlr). Il ne parlait désormais plus depuis plusieurs années. Il avait perdu la capacité de parler. Il regardait seulement. Intensément. Et il pleurait. Avec des larmes tranquilles qui communiquaient l’intensité avec laquelle il vivait chaque rencontre. Fiorito avait le don des larmes, qui est l’expression de la consolation spirituelle.
En parlant du regard du Seigneur dans la première semaine des Exercices, Fiorito commentait l’importance que saint Benoît donnait aux larmes et il disait que « les larmes sont un petit signe tangible de la douceur de Dieu qui se manifeste difficilement à l’extérieur, mais qui ne cesse d’imprégner le coeur dans le recueillement intérieur ».
Il me vient dans le coeur quelque chose que j’ai écrit dans Gaudete et exsultate : « La personne qui voit les choses telles qu’elles sont réellement, se laisse transpercer par la douleur et pleure dans son coeur, est capable d’atteindre la profondeur de la vie et d’être vraiment heureuse. Cette personne est consolée, mais de la consolation de Jésus, et non de celle du monde » (GE 76).
Une anecdote sympathique. Il avait aussi le don du bâillement. Pendant que tu lui ouvrais ta conscience, parfois le Maître commençait à bâiller. Il le faisait ouvertement, sans le cacher. Mais ce n’est pas qu’il s’ennuyait, cela lui venait simplement et il disait que parfois, cela servait à « faire sortir le mauvais esprit ». En élargissant l’âme de manière contagieuse, comme le fait le bâillement au niveau physique, il avait cet effet au niveau spirituel.
(à suivre)
© Traduction de Zenit, Hélène Ginabat