« Il existe un seul grand danger en ce moment : la destruction, la guerre, la haine entre nous. Si nous, croyants, nous ne sommes pas capables de nous donner la main, de nous serrer entre les bras, de nous embrasser et aussi de prier, notre foi sera vaincue. » C’est ce qu’a déclaré le pape, qui comme à chaque retour de voyage, a donné une conférence de presse aux journalistes présents à bord de l’avion qui le ramenait d’Abou Dhabi à Rome, le 5 février 2019, après trois jours aux Emirats arabes.
Evoquant le « Document sur la fraternité humaine » signé le 4 février avec le grand imam d’Al-Azhar, le pape a expliqué : « Ce document est né de la foi en Dieu qui est Père de tous et Père de la paix ». Il concerne « l’unité et l’amitié », mais « il condamne la violence et certains groupes qui se disent islamistes ».
Le pape s’est aussi défendu à ce sujet : « On m’accuse de me laisser instrumentaliser, mais pas seulement par les musulmans ! Par tout le monde, y compris par les journalistes ! Cela fait partie de mon travail. Il y a une chose que je veux dire et je le redis clairement : du point de vue catholique, le document n’est pas allé au-delà du Concile Vatican II d’un millimètre. Rien. Le document a été fait dans l’esprit de Vatican II… C’est un pas en avant qui vient d’il y a 60 ans, le Concile qui doit se développer »
Voici notre traduction de cette conférence.
AK
Conférence de presse intégrale
Quels seront les prochains résultats de ce voyage et quelle impression avez-vous eue sur le pays ?
J’ai vu un pays moderne, j’ai été frappé par la ville. Et aussi la propreté de la ville, je me suis demandé comment ils font pour arroser les fleurs dans ce désert. C’est un pays moderne, il accueille tant de peuples, et c’est un pays qui regarde l’avenir : par exemple, dans l’éducation des enfants. Ils éduquent en regardant l’avenir. Et puis j’ai aussi été frappé par le problème de l’eau : ils cherchent pour l’avenir proche à prendre l’eau de la mer pour la rendre potable, et aussi l’eau de l’humidité pour la rendre potable. Ils cherchent toujours des choses nouvelles. J’ai les ai aussi entendus dire : nous manquerons de pétrole et nous nous préparons. J’ai eu l’impression d’un pays ouvert, pas fermé. La religiosité aussi : c’est un islam ouvert, de dialogue, un islam fraternel, de paix. Je souligne la vocation à la paix, je l’ai sentie, bien qu’il y ait des problèmes de certaines guerres dans la région. Pour moi, la rencontre avec les sages de l’islam a été très touchante, une rencontre profonde, ils étaient de différents endroits et de différentes cultures. Cela aussi indique l’ouverture de ce pays à un certain dialogue régional, universel, religieux. J’ai ensuite été frappé par le congrès interreligieux : cela a été un fait culturel fort. Et je l’ai mentionné dans mon discours, ce qu’ils ont fait ici l’année dernière sur la protection des enfants sur Internet. La pédopornographie, aujourd’hui, est une « industrie » qui rapporte beaucoup d’argent et on profite des enfants. Ce pays s’en est rendu compte. Il y aura aussi des choses négatives… Mais merci pour votre accueil.
Comment sera appliquée à l’avenir la Déclaration sur la fraternité ?
Le document a été préparé par une longue réflexion, et aussi par la prière. Que ce soit le grand imam avec son équipe, ou moi-même avec la mienne, nous avons beaucoup prié pour réussir à faire ce document. Parce que pour moi, il existe un seul grand danger en ce moment : la destruction, la guerre, la haine entre nous. Si nous, croyants, nous ne sommes pas capables de nous donner la main, de nous serrer entre les bras, de nous embrasser et aussi de prier, notre foi sera vaincue. Ce document est né de la foi en Dieu qui est Père de tous et Père de la paix. Il condamne toute destruction, tout terrorisme, à partir du premier terrorisme de l’histoire qui est celui de Caïn. C’est un document qui a été développé en presqu’une année, avec des allers-retours, des prières… il a pris le temps de mûrir, un peu confidentiel, pour ne pas accoucher de l’enfant avant l’heure. Pour qu’il soit mûr.
Ce voyage a été plein de rencontres, d’impressions, d’images… Il me reste à l’esprit l’arrivée : vous avez été accueilli avec les honneurs militaires, avec les avions militaires qui faisaient des tracés dans le ciel aux couleurs du Vatican. Quel rapport y a-t-il avec le pape François qui vient avec un message de paix ? Et en ce qui concerne l’appel pour la paix au Yémen, quelles réactions avez-vous recueillies et quelles réactions font espérer la paix ?
J’interprète tous les gestes de bienvenue comme des gestes de bonne volonté. Chacun les fait selon sa culture. J’ai trouvé un tel accueil : ils ont voulu tout faire, des petites et des grandes choses pour qu’ils sentaient que la visite du pape était quelque chose de bon. Certains ont même parlé de bénédiction, Dieu le sait. Ils voulaient faire sentir que j’étais le bienvenu. Sur le problème des guerres : vous en avez mentionné une. Je sais qu’il est difficile de donner une opinion après deux jours et après avoir parlé du problème avec peu de personnes. Je dirais que j’ai trouvé de la bonne volonté pour enclencher des processus de paix. Et cela, je l’ai trouvé comme un dénominateur commun dans les choses dont j’ai parlé à propos des situations de guerre. Vous avez mentionné celle du Yémen.
Après la signature historique hier, pour vous, quelles seront les conséquence dans le monde islamique, si l’on pense surtout au Yémen et à la Syrie ? Et quelles seront les conséquences parmi les catholiques, étant donné qu’une partie des catholiques vous accuse de vous laisser instrumentaliser par les musulmans ?
On m’accuse de me laisser instrumentaliser, mais pas seulement par les musulmans ! Par tout le monde, y compris par les journalistes ! Cela fait partie de mon travail. Il y a une chose que je veux dire et je le redis clairement : du point de vue catholique, le document n’est pas allé au-delà du Concile Vatican II d’un millimètre. Rien. Le document a été fait dans l’esprit de Vatican II. Avant de prendre la décision de dire : c’est bien ainsi, arrêtons-nous ici, je l’ai fait lire par des théologiens et aussi par le théologien de la Maison pontificale qui est un dominicain de la plus belle tradition dominicaine, pour ne pas aller à la chasse aux sorcières mais voir ce qui est juste. Et il a approuvé. Si quelqu’un ne se sent pas bien, je le comprends, ce n’est pas une chose de tous les jours, et ce n’est pas un pas en arrière. C’est un pas en avant qui vient d’il y a 60 ans, le Concile qui doit se développer. Les historiens disent que, pour qu’un concile ait des conséquences dans l’Église, il faut 100 ans, nous sommes à mi-chemin. Cela m’est arrivé aussi. J’ai lu une phrase du document qui m’a surpris et je me suis dit : je ne sais pas si elle est sûre. En fait, c’était une phrase du Concile ! Dans le monde islamique, il y a différents points de vue, certains plus radicaux, d’autres non. Hier, au Conseil des sages, il y avait au moins un chiite et il a bien parlé. Il y aura des divergences entre eux… mais c’est un processus, les processus doivent mûrir, comme les fleurs et comme les fruits.
Vous venez tout juste de conclure votre visite aux Émirats et dans très peu de temps vous vous rendrez au Maroc. Il nous semble comprendre que vous avez choisi de parler avec des interlocuteurs bien précis de l’islam. Votre document est ambitieux sur l’éducation, il peut toucher les fidèles…
J’ai entendu dire de certains musulmans qu’il devait être étudié dans les universités, au moins à Al-Azhar certainement, et dans les écoles. Il doit être étudié, pas imposé. La proximité des deux voyages est un peu le hasard. Je voulais aller à la rencontre à Marrakech (la Conférence intergouvernementale sur les migrations, en décembre 2018, ndr), mais il y avait des questions protocolaires, je ne pouvais pas aller à cette rencontre sans rendre visite au pays). Et c’est pourquoi nous avons repoussé la visite et maintenant, cela coïncide avec ce voyage. Et le secrétaire d’État est allé à Marrakech. Cela a été une question diplomatique et d’éducation, la proximité des dates n’était pas planifiée. Mais au Maroc aussi, je suis les traces de saint Jean-Paul II qui a été le premier à s’y rendre. Ce sera un voyage agréable. J’ai reçu des invitations d’autres pays islamiques et nous verrons l’année prochaine et moi ou un autre Pierre. Quelqu’un s’y rendra.
La diplomatie vaticane des petits pas a une longue histoire. Et en 1978, elle a servi de médiateur entre l’Argentine et le Chili : Jean-Paul II a évité une guerre entre les deux pays. Nous avons appris hier que du Venezuela, Nicolás Maduro vous avait envoyé une lettre pour reprendre le dialogue. Que faites-vous ou que pensez-vous faire ? Êtes-vous disposé à servir de médiateur ?
La médiation entre l’Argentine et le Chili a été un acte courageux de saint Jean-Paul II qui a évité une guerre. Il y a des petits pas et le dernier est la médiation. Il y a des pas initiaux, facilitateurs, pas seulement pour le Vatican mais dans toute la diplomatie. C’est ainsi que l’on procède dans la diplomatie. Je crois que la Secrétairerie d’État pourra expliquer tous les pas. J’ai su avant le voyage qu’une lettre de Maduro était arrivée avec le pli diplomatique. Je ne l’ai pas encore lue, nous verrons ce qu’il est possible de faire. Mais pour qu’une médiation soit possible, il faut la volonté des deux parties, que ce soit les deux parties qui la demandent. Au Venezuela, le Saint-Siège a été présent au moment du dialogue où il y avait (l’ancien premier ministre espagnol) Zapatero et Mgr Tscherrig, et ensuite c’est Mgr Celli qui a continué. Et là, on a accouché d’une souris. Maintenant je vais voir cette lettre, je verrai ce que l’on peut faire. Mais à condition que les deux parties le demandent. Je suis toujours disposé. Quand les gens vont chez le curé parce qu’il y a un problème entre le mari et la femme, il y en a un qui y va d’abord. Mais on demande : est-ce que l’autre partie le veut ou non ? Pour les pays, c’est aussi une condition qui doit les faire réfléchir avant de demander une facilitation ou une médiation. Et j’irai en Espagne.
De quoi avez-vous parlé lors de la rencontre avec les Anciens ? Votre message est-il arrivé ?
Les Anciens sont vraiment des sages. C’est d’abord le grand imam qui a parlé, puis chacun d’eux, en commençant par le plus âgé qui parlait espagnol parce qu’il était de Mauritanie et il l’avait appris là-bas. Jusqu’au plus jeune, qui est le secrétaire mais il a tout dit sur une vidéo. J’ai aimé, la spécialité de deux communicateurs. Le mot-clé est sagesse et ensuite fidélité. Ils ont aussi souligné un chemin de la vie dans laquelle cette sagesse grandit et où la fidélité devient forte et c’est de là que naît l’amitié entre les peuples. L’un d’eux était chiite, les autres de diverses nuances. Le chemin de la sagesse et de la fidélité te conduit à construire la paix qui est une véritable œuvre de sagesse et de fidélité. J’ai eu l’impression d’être au milieu de véritables sages. J’ai été très satisfait.
Aujourd’hui, une jeune fille a franchi les barrières et a couru vers vous pour vous donner une lettre. Nous voulions savoir si vous l’aviez déjà lue.
Je n’ai pas eu le temps. Les lettres sont là et je la lirai. Cette petite fille est courageuse ! Cette petite fille a de l’avenir et, si j’ose dire : Pauvre mari ! Courageuse, cela m’a plu. Et puis une autre l’a suivie ! C’est beau !
Il s’agit de Gabriela, originaire de Colombie, qui est arrivé jusqu’à la « papamobile » au Stade Zayed, malgré le service d’ordre (ndlr).
Le grand imam Al-Tayeb a souligné le thème de l’islamophobie. Pourquoi n’a-t-on pas aussi entendu dire quelque chose sur la christianophobie, sur la persécution des chrétiens ?
J’en ai parlé. Pas à ce moment-là, mais j’en parle souvent. Je crois que le document concerne plus l’unité et l’amitié. Mais il condamne la violence et certains groupes qui se disent islamistes – même si les sages disent que cela n’est pas l’islam – ils persécutent les chrétiens. Je me souviens de ce papa à Lesbos avec ses enfants. Il avait trente ans, il pleurait et il m’a dit : je suis musulman, ma femme était chrétienne et les terroristes de Daech sont venus, ils ont vu sa croix, ils lui ont demandé de se convertir et, à son refus, ils l’ont égorgée devant moi. C’est le pain quotidien des groupes terroristes : la destruction de la personne. C’est pourquoi le document est une condamnation forte.
Vous parlez de liberté religieuse et vous avez rappelé que la liberté religieuse va au-delà de la liberté de culte. Aujourd’hui, nous rentrons d’un pays connu pour sa tolérance, mais beaucoup des catholiques qui étaient aujourd’hui dans le stade, ont pu célébrer ouvertement leur foi pour la première fois depuis leur arrivée aux Émirats.
Tout processus a des débuts, il y a un avant et un après, mais sans s’arrêter. J’ai été impressionné par un dialogue avec un garçon de 13 ans, à Rome. Il m’a dit : « Certaines choses que vous dites me semblent intéressantes, mais je veux vous dire que je suis athée : que dois-je faire, en tant qu’athée, pour devenir un homme de paix ? » Je lui ai dit : fais ce que tu sens. Je lui ai un peu parlé. J’ai aimé son courage. Il est athée mais il cherche le bien et cela aussi, c’est un processus. Nous devons respecter et accompagner tous les processus, quelles que soient leurs couleurs. Je crois que ce sont des pas en avant.
La revue féminine de L’Osservatore Romano a publié un article dénonçant les abus sexuels commis par des clercs à l’encontre des femmes consacrées dans l’Église. Il y a quelques mois, l’Union des Supérieures générales a aussi fait une dénonciation publique. Nous savons que la prochaine réunion au Vatican sera sur les abus à l’encontre de mineures, mais pouvons-nous penser que le Saint-Siège peut faire quelque chose pour affronter aussi ce problème avec un document ou des lignes-guide ?
C’est vrai, c’est un problème. La maltraitance à l’encontre des femmes sont un problème. J’oserais dire que l’humanité n’a pas encore mûri : la femme est considérée de « seconde classe ». Partons de là : c’est un problème culturel. Ensuite on arrive aux féminicides. Il y a des pays où la maltraitance à l’encontre des femmes aboutit au féminicide et avant d’arriver à votre question concrète, une curiosité. Vous, faites l’enquête pour savoir si c’est vrai mais on m’a dit que le début de l’histoire des bijoux féminins vient d’un pays d’Orient très ancien où la loi permettait de chasser, de répudier la femme. Si le mari – je ne sais pas si c’est vrai ou pas – lui disait : va-t-en, au moment-même, avec ce qu’elle avait sur elle, elle devait partir sans rien prendre. Et c’est là qu’elles ont commencé à se faire des bijoux en or et en pierres précieuses pour avoir quelque chose pour survivre.
C’est vrai, dans l’Église il y a eu des clercs qui ont fait cela. Dans certaines civilisations, de manière plus forte que dans d’autres. Il y a eu des prêtres, et même des évêques, qui ont fait cela. Et je crois que cela se fait encore : ça ne s’arrête pas au moment où tu t’en aperçois. Cela continue. Il y a longtemps que nous travaillons là-dessus. Nous avons suspendu certains clercs, renvoyé et aussi – je ne sais pas si le processus est terminé – dissous certaines congrégations religieuses féminines qui étaient très liées à ce phénomène, une corruption. Faut-il faire davantage ? Oui. En avons-nous la volonté ? Oui. Mais c’est un chemin qui part de loin. Le pape Benoît a eu le courage de dissoudre une congrégation féminine qui avait un certain niveau parce que cet esclavage, sexuel aussi, de la part de clercs ou de la part du fondateur. Parfois le fondateur supprime la liberté des sœurs, cela peut en arriver là. Je voudrais souligner que Benoît XVI a eu le courage de faire beaucoup sur cette question. Il y a une anecdote : il avait toutes les cartes en main sur une organisation religieuse qui avait en son sein une corruption sexuelle et économique. Il essayait d’en parler et il y avait des filtres et il ne pouvait pas y arriver. À la fin, avec la volonté de voir la vérité, le pape a convoqué une réunion et Joseph Ratzinger s’y est rendu avec son dossier et toutes ses cartes. Quand il est revenu, il a dit à son secrétaire : mets-le aux archives, c’est l’autre partie qui a gagné. Nous ne devons pas nous scandaliser de cela, ce sont les pas d’un processus. Mais dès qu’il est devenu pape, la première chose qu’il ait dite a été : va me chercher ceci aux archives. Le folklore le montre comme s’il était faible, mais il n’a rien de faible. C’est un homme bon, un morceau de pain serait plus mauvais que lui, mais c’est un homme fort. Sur ce problème : prie pour que nous puissions avancer. Je veux avancer. Il y a des cas. Nous y travaillons.
© Traduction de Zenit, Hélène Ginabat