Sainte Geneviève: être intelligent et se donner soi-même, par le card. Vingt-Trois (texte complet)

Ce en quoi consiste la vie humaine

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« Il paraît que les Français sont particulièrement intelligents, ce que je veux bien croire, et qu’ils sont particulièrement habiles à débattre et à philosopher. (…) Mais la vie humaine ne consiste pas à être habile à débattre, plus intelligent que les autres pour comprendre, c’est d’être capable de se donner soi-même, de donner sa vie pour la vie des autres », fait observer le cardinal André Vingt-Trois dans son homélie pour l’ouverture de la neuvaine à saint Geneviève, patronne de Nanterre et de Paris, des consacrées et de la gendarmerie. Le colonel Arnaud Beltrame aimait la fêter.
Homélie du cardinal André Vingt-Trois
Messe de la Sainte-Geneviève et d’ouverture de la neuvaine 2019
Saint-Étienne du Mont (Paris) – Jeudi 3 janvier 2019
Lectures bibliques:  Osée 2, 16b.17b.21-22 ; Psaume 44 ; 1ère épître de saint Jean 3, 14-18 ; Luc 10, 38-42
Frères et sœurs, nous connaissons bien ce passage de l’évangile de saint Luc et nous risquons de l’interpréter de la façon qui nous arrange en entendant les deux personnages principaux de cette scène, Marthe et Marie, comme des personnages contradictoires ou incompatibles. On suppose que la figure de Marthe représente la maîtresse de maison affairée pour tout préparer et on s’identifie volontiers à elle, non seulement pour s’occuper du repas mais de toutes les affaires de ce monde, et nous avons le sentiment que nous avons besoin de nous investir le plus possible et de la manière la plus exigeante pour le service des autres. De l’autre côté, la figure de Marie, assise dans la position du disciple aux pieds du Seigneur pour écouter sa parole, représenterait le mode de vie exclusif de la contemplation qui ne s’occupe pas précisément des choses de ce monde. Dans la tradition chrétienne nous voyons bien qu’il y a eu toujours une sorte de balancement avec des corps spécialisés que l’on nomme contemplatifs, et dont notre interprétation première nous permet d’imaginer qu’ils n’ont pas à s’occuper des choses de ce monde, et d’autre part les actifs dont on se réclame volontiers dans la mesure où cela paraît nous dispenser d’être contemplatifs, et dans la mesure aussi où l’on est sûr qu’il y aura toujours quelque chose à faire, que l’on ne risque pas d’être inoccupé !
Alors nous développons notre existence autour de cette antinomie : entre celui qui fait et celui qui écoute. Si nous voulons comprendre ce que l’évangile de saint Luc veut mettre en évidence à travers cette scène, il faut la replacer dans son cadre, c’est-à-dire dans ce chapitre dix de l’évangile de saint Luc où Jésus est interrogé par un légiste qui lui demande quel est le plus grand commandement. Jésus lui fait faire la réponse que l’on sait : « tu aimeras le Seigneur ton Dieu de toute ta force, de tout ton cœur, de tout ton esprit », et, ajoute Jésus, « ton prochain comme toi-même. »
Evidemment, les gens qui entendent cela se posent des questions et l’évangile pose la question que tout le monde se pose : qui est notre prochain ? Vous savez que Jésus répond à cette question par la parabole du Bon Samaritain. Le prochain n’est pas quelqu’un qui est étiqueté prochain, qui a une pancarte « je suis votre prochain », le prochain, c’est celui dont je me fais proche, c’est-à-dire que je définis le prochain en m’approchant de lui, ce que fait le Bon Samaritain à l’égard de cet homme qui perd sa vie au bord du chemin.
Ainsi, nous voyons dans l’évangile de saint Luc une interprétation de l’interaction, de la connexion des deux commandements : aimer Dieu de tout son cœur, de toute sa force, de tout son esprit, et son prochain comme soi-même, commandement qui lui est semblable. Nous comprenons alors qu’il situe cette scène entre Marthe et Marie comme une illustration de la coexistence des deux commandements : Marthe par les soins qu’elle prend du ménage et de la préparation du repas pour le Christ, figure celle qui se met au service du prochain. Marie, par son attitude d’écoute semble indiquer que, quand Jésus est présent, rien d’autre ne compte, elle l’aime de tout son cœur, de toute sa force et de tout son esprit. Et pourtant ces deux sœurs vivent la même vie, dans la même maison, et pour les besoins de la pédagogie, si je puis dire, elles sont amenées à personnifier les deux aspects du commandement de l’amour : l’amour absolu de Dieu et l’amour des frères.
Sans doute, si vous connaissez un peu la vie de sainte Geneviève, vous savez que son existence a été une illustration de cette coexistence des deux commandements, non pas comme des chemins séparés les uns des autres : un chemin dans lequel on s’adonnerait tout entier aux activités de ce monde, l’autre chemin dans lequel on se retirerait des activités de ce monde pour se consacrer tout entier à la contemplation du Christ. Ce n’est pas cette répartition des fonctions qui est prêchée par l’évangile. C’est la conjonction des fonctions qui est prêchée par l’évangile. C’est-à-dire que nous ne pouvons pas aimer véritablement Dieu de toutes nos forces, nous ne pouvons pas vraiment choisir la meilleure part, c’est-à-dire cette communion avec la Parole de Dieu et avec la présence du Christ, en négligeant le reste de ce qui nous entoure. Pas plus que nous ne pouvons réellement servir nos frères, nous faire le prochain de nos frères de façon utile, si nous ne sommes pas en communion avec le Christ.
Sainte Geneviève est une des saintes de notre calendrier, de notre tradition la mieux connue parce que son existence a été relatée très tôt après sa vie. Sainte Geneviève a mis en acte ce double commandement. D’une part en misant toute sa vie sur sa foi au Christ, au point de demander à être consacrée dans la virginité pour n’aimer que lui, pour n’être que l’épouse du Christ. Vierge consacrée, elle ne rejoint cependant pas les communautés et les monastères, elle reste dans la vie de ce monde, et dans ce monde, elle va prendre des initiatives et des responsabilités hors de proportion avec son statut de femme à l’époque où elle vit. Selon son statut social, elle n’appartient ni à une famille princière, ni à une famille de chef, ni de quelque façon que ce soit, elle ne pouvait être connue comme un leader de la société. Et pourtant, elle va prendre sur elle de se confronter avec ses concitoyens qui voulaient tous mettre leurs biens à l’abri et s’enfuir devant l’envahisseur. Elle réussit à les convaincre que le salut ne viendrait pas de leurs biens, que le salut viendrait de Dieu et que c’était par la prière, par l’engagement de sa vie dans la prière, par la fidélité dans la prière qu’on obtiendrait d’être épargné, ce qui arriva.
C’est ainsi que les Parisiens de l’époque découvrent non seulement que leur salut vient d’une femme, mais que leur salut vient de Dieu, et qu’ils ne sauveront pas leurs biens, ils ne sauveront pas leur vie, ils ne sauveront pas leur ville, s’ils ne commencent par s’en remettre à la puissance de Dieu.
Ensuite, elle a entrepris un voyage pour ravitailler la ville avec les épisodes du retour mouvementé dont elle est sortie vainqueur mais toujours par la puissance de Dieu. Cette femme d’action qui rassemble les habitants de Paris dans une commune résistance, c’est d’abord une femme qui est consacrée à Dieu et qui vit pour Dieu. Elle manifeste à travers son existence que choisir la meilleure part, c’est-à-dire se consacrer tout entier à la parole de Dieu et à son écoute, cela n’entraîne pas de négliger le reste de l’existence. Il s’agit de manifester que le tissu de l’existence humaine d’une société, – pas chacune de nos petites vies -, cela n’est pas simplement les biens que l’on peut souhaiter ou que l’on peut défendre ou que l’on peut accumuler mais c’est aussi la capacité à porter son regard au-delà de sa propre situation personnelle, c’est comprendre que nous vivons dans une société où tous les membres sont indissolublement solidaires, non pas par vertu ou par choix mais par nécessité. Cette solidarité profonde de l’espèce humaine qui se concrétise dans des sociétés plus réduites comme un pays ou une ville, cette solidarité fondamentale s’enracine dans la certitude que tous les hommes viennent d’un père commun qui est Dieu.
Il paraît que les Français sont particulièrement intelligents, ce que je veux bien croire, et qu’ils sont particulièrement habiles à débattre et à philosopher. Ils le montrent en effet assez souvent sur les ondes ou sur les écrans, mais la vie humaine ne consiste pas à être habile à débattre, plus intelligent que les autres pour comprendre, c’est d’être capable de se donner soi-même, de donner sa vie pour la vie des autres. Nous entendons et voyons trop souvent des gens qui se mobilisent pour utiliser les autres à leurs propres fins, pour chercher dans le bien des autres ce qu’ils souhaitent s’approprier pour eux-mêmes. Le modèle de sainte Geneviève, protectrice de la cité, – qui est devenue ainsi patronne de la gendarmerie, des pompiers, et d’autres services voués à la protection des individus -, doit nous aider à mieux comprendre qu’on ne peut vraiment aimer Dieu qu’on ne voit pas, comme nous dit la première épître de Jean, si on n’aime pas son frère que l’on voit. On ne peut pas croire que Dieu est le père de tous les hommes si on n’accepte pas de reconnaître dans toute créature humaine un frère auquel nous devons assistance. On ne peut pas prétendre que l’on est porteur exclusif de la tradition chrétienne si on n’est pas capable d’ouvrir nos cœurs, nos bras, notre pays et nos maisons à tous ceux qui sont dans la nécessité.
C’est ce que sainte Geneviève a fait pendant sa vie, c’est le modèle qu’elle nous donne, et c’est le chemin sur lequel elle nous invite à la suivre. Amen.
André cardinal Vingt-Trois,
archevêque émérite de Paris

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Rédaction

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