« Ce sont souvent les crises qui permettent d’écouter la vie au-delà de l’apparence et de prendre contact avec la soif qui s’installe en nous », estime Mgr José Tolentino Calaça de Mendonça, archiviste et bibliothécaire de la Sainte Église romaine, devant les Equipes Notre-Dame réunies à Fatima (Portugal) pour leur 12e rassemblement international.
Le poète portugais, qui a prêché la dernière retraite de carême pour la Curie romaine, donnait les méditations quotidiennes de ce rassemblement. Nous publions ci-dessous la troisième, du 19 juillet 2018, sur le thème « Je ne mérite plus d’être appelé ton fils ». Il y explique que « c’est dans les yeux de ceux qui nous aiment que nous pouvons trouver l’espoir pour revisiter nos entraves, nos limites et nos contradictions et pour puiser de nouvelles forces ».
Mgr José Tolentino Calaça de Mendonça parle du pardon qui est « un acte unilatéral d’amour » : « C’est donner à l’autre non ce qu’il mériterait pour ce qu’il a fait, mais ce qui est dans le cœur de Dieu. Et en agissant de la sorte, peu à peu nous nous apercevons que nous sommes déjà libres, que nous sommes déjà détachés, que nous ne nous accrochons plus à un mal qui est arrivé. Notre cœur ne doit pas nécessairement être une mer glacée et impitoyable. La vie de famille est vouée au refleurissement, à une revitalisation ».
AK
Méditation de Mgr José Tolentino Calaça de Mendonça
La parabole du fils prodigue (Lc 15,11-32), ou du Père miséricordieux comme d’autres préfèrent l’appeler, jette une lumière intéressante sur ce grand laboratoire de vie et de construction qu’est la famille. En fait, aucune famille ne reste statique dans le temps. Et cela parce que la famille n’est pas une idée, mais elle a le dynamisme concret et agité de l’expérience. La famille ne se fige pas dans une image : elle vit en se dessinant et se reconfigurant en permanence.
Pensons, par exemple, à la nôtre. Combien de temps différents avons-nous déjà vécus ensemble, combien de phases et de saisons avons-nous partagées ! Des phases bonnes et des phases difficiles ; des saisons claires pleines d’enthousiasme et des hivers exigeants ; des moments où nous nous sommes vus naître et des moments blessés où nous nous sommes sentis éprouvés dans la foi et la vérité de l’amour. Il est vrai que l’infini que nous devons vivre est souvent un infini fragile, mais cela ne le rend pas moins beau.
Les crises elles-mêmes font partie du parcours de l’amour, et si elles sont porteuses de turbulence et de souffrance, elles sont aussi des occasions de plonger plus profondément dans sa réalité. L’important c’est de ne pas se décourager. L’important c’est de ne pas confondre l’étape avec l’ensemble du chemin. Quand les expériences de crise sont vécues en couple et en famille, elles peuvent même devenir des expériences de renforcement du projet commun. Elles nous donnent accès à des dimensions de la vie auxquelles nous n’avions pas encore touché. Ce qui peut arriver facilement, disons-le. Rappelons le récit des origines raconté dans le livre de la Genèse.Lorsque Dieu demande à l’homme « Où es-tu ? », il répond : « J’ai entendu ton pas dans le jardin ; j’ai eu peur parce que je suis nu » (Gn 3,9-10). En fait, nous cachons notre nudité même à ceux qui nous aiment le plus. Nous craignons d’ouvrir complètement notre vulnérabilité et nous nous enfermons dans une coquille. Et pourtant c’est dans les yeux de ceux qui nous aiment que nous pouvons trouver l’espoir pour revisiter nos entraves, nos limites et nos contradictions et pour puiser de nouvelles forces. Ce sont souvent les crises qui permettent d’écouter la vie au-delà de l’apparence et de prendre contact avec la soif qui s’installe en nous.
Je pense donc qu’un changement se produit lorsque nous acceptons le fait que nous sommes tous vulnérables. Il est facile de reproduire un schéma dialectique et d’oublier que l’autre est aussi atteint par la souffrance. Un chemin nécessaire c’est de reconnaître que chez ceux qui nous blessent (ou nous ont blessé) il y a aussi des blocages et des blessures. S’ils ne nous ont pas aimés comme nous le souhaitions, ce n’était pas nécessairement par un acte délibéré, mais à cause d’une histoire peut-être encore plus étouffante que la nôtre. Il ne s’agit pas de déculpabiliser, mais de reconnaître que chez l’autre il y a quelqu’un éprouvé par la limite. Et que la blessure qui brûle maintenant n’était pas spécifiquement destinée à moi : c’était un magma de souffrance intérieure à la dérive, sur le point d’éclater.
La parabole du fils prodigue rappelle aux familles que nous avons tous besoin de pardon. Et nous devons le demander ouvertement comme il le fait. Dans une de ses audiences du mercredi, le Pape François a parlé de trois mots qu’il considère comme « les trois mots-clés de la famille » : « s’il te plait », « merci » et « pardon ». Des mots simples, oui, mais difficiles à mettre en pratique. Sur ce troisième mot, le Saint-Père a expliqué : « Lorsque manque la capacité de demander pardon en famille, les petites fissures s’élargissent, même sans le vouloir, jusqu’à devenir des douves profondes. […] Reconnaître que l’on a eu un manquement, et être désireux de restituer ce qui a été retiré — le respect, la sincérité, l’amour — rend digne de pardon. Et ainsi se referme l’infection. Dans une maison où l’on ne demande pas pardon, l’air commence à manquer, les eaux deviennent stagnantes. De nombreuses blessures des sentiments, de nombreux déchirements dans les familles commencent avec la perte de ce mot précieux : “pardonne-moi“. Dans la vie conjugale, on se dispute si souvent… “les
assiettes volent“ aussi, mais je vous donne un conseil : ne finissez jamais la journée sans avoir fait la paix. Écoutez bien : vous vous êtes disputés, mari et femme ? Enfants avec les parents ? Vous avez eu une grosse dispute ? Ce n’est pas bien, mais là n’est pas le problème. Le problème est que ce sentiment soit encore présent le lendemain.
Dieu merci, pour la plupart des choses, juste un « excuse-moi », un clin d’œil, un sourire ou une caresse suffisent. Mais il y a aussi des situations plus complexes comme celle qui apparaît dans la parabole : « Je ne mérite plus d’être appelé ton fils ». Le fils prodigue a dissipé l’héritage de la pire manière qui soit, a relativisé les liens du véritable amour en échange de substituts futiles… Ce sont des coups inoubliables. Or, nous entendons souvent la question : comment puis-je pardonner si je ne parviens pas à oublier ? Les blessures ont touché une telle profondeur de notre être que, bien que nous le désirions beaucoup, nous ne pouvons pas effacer ces expériences de notre mémoire. Mais la question qui associe le pardon à l’oubli doit être déconstruite. L’oubli n’est pas une condition pour le pardon. Nous pouvons pardonner même ce qui ne peut pas être oublié. Qu’est-ce que le pardon, alors ? Le pardon est un acte unilatéral d’amour. C’est donner à l’autre non ce qu’il mériterait pour ce qu’il a fait, mais ce qui est dans le cœur de Dieu. Et en agissant de la sorte, peu à peu nous nous apercevons que nous sommes déjà libres, que nous sommes déjà détachés, que nous ne nous accrochons plus à un mal qui est arrivé. Notre cœur ne doit pas nécessairement être une mer glacée et impitoyable. La vie de famille est vouée au refleurissement, à une revitalisation. Nos yeux amoureux sont nés pour s’apercevoir non pas du gris du crépuscule, mais des cieux nouveaux et de la terre nouvelle.
Famille © Vatican Media
END : "Ce sont souvent les crises qui permettent d’écouter la vie"
Méditation de Mgr José Tolentino Calaça de Mendonça