« L’identité des disciples vient de ce qu’ils ont été choisis en étant pris dans le monde et cette élection est pour eux un don, mais aussi un engagement risqué », a affirmé le cardinal Parolin, en commentant le passage de l’Évangile de saint Jean où Jésus rappelle à ses disciples qu’ils n’appartiennent pas au monde : « voilà pourquoi le monde a de la haine contre vous ». « Le monde n’aime pas les disciples de Jésus, a expliqué le secrétaire d’État, parce qu’il comprend qu’il ne représente plus le fondement de leur existence » : en effet, « l’acte d’élection du Christ (…) confère un fondement nouveau à l’existence de ces hommes et de ces femmes qu’à travers l’Évangile, Dieu attire, fascine et enfin transforme ».
Le cardinal Pietro Parolin, secrétaire d’État, a prononcé l’homélie de la messe en la solennité des saint Hermagoras et Fortunat, martyrs, patrons de l’archidiocèse de Gorizia, dans la Basilique d’Aquilée, le 12 juillet 2018. Il était à Aquilée à l’occasion d’une Conférence pour le centième anniversaire de la fin de la première guerre mondiale.
« Frères et sœurs, apprenons avant tout à ne pas haïr », a exhorté le cardinal. « Jésus a accepté consciemment cette haine, en continuant de remplir la mission pour laquelle le Père l’a envoyé : aimer l’humanité, sauver le monde de la haine et de toute fallacieuse “sagesse”, vaincre le mal par le bien, inaugurer le Royaume de Dieu ». C’est pourquoi « témoigner de Jésus est plus urgent et actuel que jamais, puisque c’est se mettre du côté de l’amour contre la haine, du soin de l’autre contre l’indifférence, de la vie contre la mort », a-t-il conclu.
Voici notre traduction de l’homélie du cardinal Parolin.
HG
Homélie du cardinal Parolin
Cher Mgr Carlo Roberto Maria Redaelli et chers confrères dans l’épiscopat
Chers prêtres et diacres,
Chers consacrés,
Mesdames et Messieurs les Autorités,
Chers fidèles laïcs, très chères personnes ici présentes
1 C’est le Seigneur que nous célébrons aujourd’hui dans les saints martyrs Hermagoras, évêque et Fortunat, diacre, patrons principaux de l’archidiocèse de Gorizia, Celui qui « révèle dans les faibles sa puissance et donne aux êtres sans défense la force du martyre » (Préface des martyrs) ; et la parole du Seigneur est au centre de notre célébration eucharistique, celle que nous avons écoutée dans l’Évangile : « Si le monde a de la haine contre vous, sachez qu’il en a eu d’abord contre moi. Si vous apparteniez au monde, le monde aimerait ce qui est à lui. Mais vous n’appartenez pas au monde, puisque je vous ai choisis en vous prenant dans le monde ; voilà pourquoi le monde a de la haine contre vous. » (Jn 15,18-19).
2 Le contexte de ces paroles de Jésus est celui du grand discours des chapitres 14-17 de l’Évangile de Jean, le dernier discours du Seigneur, le discours de la dernière cène : « Avant la fête de la Pâque, écrit jean, sachant que l’heure était venue pour lui de passer de ce monde à son Père, Jésus, ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, les aima jusqu’au bout. » L’évangélise fait donc se suivre le geste du lavement des pieds, l’annonce de la trahison, les trois brefs dialogues avec Thomas, Philippe et Judas Thaddée, l’allégorie de la vigne et des sarments, le commandement de l’amour fraternel…
À ce point, Jésus dit « les choses difficiles » que nous nous venons d’entendre : la haine du monde, la persécution, l’incapacité à reconnaître Celui qui a envoyé Jésus. Jésus ne peut pas ne pas parler aussi de ces choses avant de se remettre à son destin, avant de boire sa coupe, parce qu’il désire que le sens de sa mort (et donc, de sa vie entière) soit bien clair dans l’esprit des disciples. Il désire que chaque disciple et croyant, maintenant et dans l’avenir, puisse être pleinement conscient de sa nouvelle identité d’ « appelé par Lui », conscient et préparé aussi à l’expérience de la « haine » et de la « persécution » par le monde. « Souvenez-vus des paroles que je vous ai dites », dit Jésus (v.20) : c’est-à-dire souvenez-vous que « vous n’appartenez pas au monde, puisque je vous ai choisis… voilà pourquoi le monde a de la haine contre vous » !
3 Pour « nous souvenir » de la parole du Seigneur, celle-ci comme n’importe quelle autre, nous devons sérieusement et toujours de nouveau écouter, méditer, approfondir et garder dans notre cœur. De quoi Jésus parle-t-il ? De l’identité des disciples en relation avec lui et devant le monde. L’identité des disciples vient de ce qu’ils ont été choisis en étant pris dans le monde et cette élection est pour eux un don, mais aussi un engagement risqué.
Le don est l’amitié de Jésus ; le risque vient du fait que, en disant qu’ils sont ses amis, Jésus les « démondanise », les soustrait à l’amitié opposée, celle du monde. Et le monde, le monde au sens johannique, est cette humanité que nous sommes tous quand nous nous enfermons dans une mentalité uniquement « terrestre » et dans une culture incapable de tolérer ce qui ne lui ressemble pas et ne lui appartient pas.
En ce sens, le monde aime seulement ce qu’il connaît et ce qui lui est conforme. Le monde n’aime pas les disciples de Jésus parce qu’il comprend qu’il ne représente plus le fondement de leur existence. L’acte d’élection du Christ, en effet, confère un fondement nouveau à l’existence de ces hommes et de ces femmes qu’à travers l’Évangile, Dieu attire, fascine et enfin transforme. La haine du monde (argument tout à fait antipathique et bien peu « politiquement correct », mais absolument évangélique !) est tournée contre ce qu’auparavant le monde lui-même aimait parce que cela lui appartenait et qui ne l’est plus maintenant, parce que cela lui a été arraché. Mais cette haine à l’égard des disciples est seulement un petit reflet de la haine, bien plus enracinée, contre Celui qui a fait de la libération de l’humanité le but de son existence ! Il est l’Unique qui ait la force d’arracher l’homme à lui-même et à la perdition : comme les premiers chrétiens comprenaient bien cela !
Et bien, Jésus a accepté consciemment cette haine, en continuant de remplir la mission pour laquelle le Père l’a envoyé : aimer l’humanité, sauver le monde de la haine et de toute fallacieuse « sagesse », vaincre le mal par le bien, inaugurer le Royaume de Dieu. La haine du monde est donc simplement l’autre face de la révélation de Jésus et de l’élection des disciples. En un certain sens, c’est le signe qui distingue le disciple fidèle, mais pas comme si le disciple était fatalement destiné à susciter la haine ou devait éveiller exprès la haine ou, encore moi, comme s’il pouvait s’en vanter. La haine dont nous parle l’Évangile n’est pas le fruit d’une forme de paranoïa religieuse : le chrétien n’a pas la manie de la persécution, il ne voit pas des ennemis partout, il n’accuse personne, ne provoque personne, sait qu’il est lui-même appelé à une conversion continuelle !
La haine, au contraire, est simplement ce qui révèle la « mondanité » du monde et de chaque individu par rapport à l’Évangile : sa fermeture, sa distance, son incompréhension, sa hiérarchie des valeurs différente.
Ce monde, qui est à l’intérieur et à l’extérieur de nous, toujours tenté de s’éloigner de l’amour, de ne pas s’ouvrir à la Lumière, c’est-à-dire au Christ et à ses œuvres de vie, par peur d’être dissous par celui-ci, par peur de devoir changer d’avis, d’habitudes, de certitudes… par peur d’être aimé et d’aimer, ce monde, disions-nous, demeure pourtant toujours l’objet ultime de l’amour de Dieu à cause duquel le Fils est donné.
Frères et sœurs, apprenons avant tout à ne pas haïr, et surtout à ne pas haïr ceux qui aiment vraiment quand nous constatons que leur vie remet la nôtre en question. Et puis apprenons à rendre témoignage au nom de Jésus, même si cela peut parfois sembler quelque chose d’inconfortable et même de dangereux. Témoigner de Jésus est plus urgent et actuel que jamais, puisque c’est se mettre du côté de l’amour contre la haine, du soin de l’autre contre l’indifférence, de la vie contre la mort. Combien de guerres (grandes ou petites) aurait-on pu éviter et pourrait-on éviter, combien de vies aurait-on pu sauver et pourrait-on sauver si l’on avait travaillé et si l’on travaillait davantage et mieux pour rendre témoignage au nom de Jésus, c’est-à-dire pour faire de la place à Dieu, pour la justice, pour la connaissance mutuelle entre les peuples, pour la collaboration, pour le bien commun, le bien de tous, notre bien mais aussi celui des autres. Si c’est l’esprit que nous partageons, nous pouvons alors regarder, aujourd’hui, avec une dévotion tout à fait authentique et sincère nos saints patrons, Hermagoras et Fortunat.
- Nous ne savons pas grand chose à leur sujet. Nous savons, et c’est beaucoup, que le culte de l’évêque Hermagoras et de l’archidiacre Fortunat est très ancien (ils sont nommés dans le Martyrologe de saint Jérôme du Vème siècle) et il a été consolidé par le patriarche Poppon qui, en 1031, voulut leur dédier la nouvelle basilique patriarcale d’Aquileia (aujourd’hui Patrimoine mondial de l’humanité) après la consécration mariale.
Mais qui étaient Hermagoras et Fortunat ? Hermagoras est l’évêque par lequel commence le catalogue épiscopal d’Aquileia. En plus de cette donnée, de laquelle il n’y a pas de raison de douter, il y a une légende répandue qui a commencé à se former dès le VIIIème siècle, dans l’intention de clarifier et de garantir l’origine apostolique de l’Église d’Aquileia. Elle raconte que l’évangéliste Marc fut envoyé en mission à Aquileia par l’apôtre Pierre lui-même. C’est là que Marc rencontra Hermagoras, alors simple citoyen, et le convertit à la foi en Jésus. Quand Hermagoras devint ensuite évêque de la communauté chrétienne d’Aquileia, il se choisit Fortunat comme collaborateur et archidiacre. Tous deux se consacrèrent à l’évangélisation de la ville et peut-être aussi des territoires environnants. Tous deux subirent le martyre à Aquileia, infligé, selon la légende, par un fonctionnaire public qui craignait leur activité. Leur mémoire fut aussitôt célébrée le 12 juillet, date à laquelle ils sont célébrés aussi dans le martyrologe romain, dans l’Église d’Aquileia et dans d’autres Églises.
- Réfléchissons encore un peu, frères et sœurs, sur ce point : Hermagoras et Fortunat ont porté une responsabilité pastorale et le poids du témoignage d’une vie d’amour à la suite de Jésus, c’est pourquoi ils sont devenus martyrs, subissant le même sort que le Christ. Qui sait combien de fois ils auront eux aussi médité les paroles du Seigneur : « un serviteur n’est pas plus grand que son maître. Si l’on m’a persécuté, on vous persécutera, vous aussi. Si l’on a gardé ma parole, on gardera aussi la vôtre. Les gens vous traiteront ainsi à cause de mon nom, parce qu’ils ne connaissent pas Celui qui m’a envoyé.» (Jn 15,20-21)
Les deux aspects qui dessinent l’identité chrétienne de ces saints, à savoir la tâche pastorale (évêque et archidiacre) et le martyre, ne sont pas rapprochés par hasard. Un double mystère est renfermé dans le martyre : le mystère du mal et le mystère de l’amour. Mais il l’est avant tout en ce qui est le paradigme de tout martyre, c’est-à-dire la croix de Jésus : paradigme de tout mal et, en même temps, paradigme de tout amour. Dans le martyre, le mystère du mal explose avec tout son caractère insensé : la persécution est insensée, mais aussi toute autre manifestation de la méchanceté humaine, à commencer par la guerre. Seule la voix fragile d’un pape (Benoît XV) avait osé dévoiler le caractère insensé de celle qui s’est terminée il y a 100 ans, qui avait ensanglanté particulièrement ces terres, la définissant comme un « massacre inutile ».
Mais dans le martyre, pour notre chance, l’autre et plus grand mystère se rend visible aussi : celui de l’amour. Les martyrs, y compris nos saints martyrs, nous indiquent par leur vie et leur mort la croix de Jésus. C’est là qu’est la source de l’engagement chrétien, du témoignage, de toute vocation, de tout véritable amour et de tout projet authentique de paix. En regardant le crucifix, nous pouvons aimer, nous pouvons vivre les béatitudes, nous pouvons, ou plutôt nous devons, devenir saints. Qu’Hermagoras et Fortunat, intercesseurs auprès du Père, nous obtiennent cette grâce.
- Pour conclure cette réflexion commune, frères et sœurs, faisons donc nôtre la très belle prière que les « Passions des martyrs d’Aquileia et d’Istrie » mettent dans la bouche de l’évêque Hermagoras, enfermé en prison : « Seigneur Dieu Très-Haut, Dieu toujours à craindre, Dieu toujours à adorer, toi qui as ordonné à ton fils, notre Seigneur Jésus-Christ, de descendre sur la terre de ton ciel saint et de prendre l’aspect du serviteur pour nous libérer du joug de la servitude ! Regarde ma bataille et accorde-moi de la continuer jusqu’au bout, de m’éteindre dans ton nom parce que, me confiant en toi, je ne craindrai pas le mal ; parce que tu es avec moi, toi qui règne avec Dieu le Père et avec l’Esprit Saint pour tous les siècles des siècles. Amen. » (VI, 3-4).
© Traduction de Zenit, Hélène Ginabat