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Economie et finance : le nouveau document du Saint-Siège

Analyse et préconisations sur le système économique et financier actuel

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Régulation des marchés, spéculation, crédit, consommation, épargne, système fiscal, sites offshore, dette publique, système bancaire… sont parmi les thèmes évoqués dans le nouveau document du Saint-Siège sur l’économie et la finance, publié ce 17 mai 2018.
Signé le 6 janvier par Mgr Luis F. Ladaria, préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi et par le cardinal Peter Turkson, préfet du Dicastère pour le Service du développement Intégral, il offre des considérations et des points de référence « à tous les hommes et femmes de bonne volonté ».
Intitulé “Oeconomicae et pecuniariae quaestiones. Considérations pour un discernement éthique sur certains aspects du système économique et financier actuel”, le document prône « ce qui humanise vraiment l’homme ». « L’argent doit servir et non pas gouverner », martèle-t-il en préconisant entre autres « la création de comités d’éthique, au sein des banques » ou encore « un impôt minimum sur les transactions offshore…pour résoudre une grande partie du problème de la faim dans le monde ».
Dans la gestion des entreprises notamment, il déplore « une culture profondément amorale au sein de laquelle, on n’hésite plus souvent à commettre de délit lorsque les avantages prévus dépassent les pénalités fixées ».
Le Saint-Siège n’a de cesse de pointer les situations moralement inacceptables, les violations éthiques, le « cannibalisme économique », l’égoïsme. Il plaide pour des régulations, pour la transparence financière, et invite chacun « à veiller comme des sentinelles de la vie saine et à devenir des interprètes d’un nouvel engagement social, en orientant notre action vers la recherche du bien commun et en la fondant sur des principes fermes de solidarité et de subsidiarité ».
AK
Oeconomicae et pecuniariae quaestiones
I Introduction

  1. Aujourd’hui plus que jamais, les problèmes économiques et financiers attirent notre attention, en raison de l’influence croissante des marchés sur le bien-être matériel d’une bonne partie de l’humanité. Cela requiert, d’une part, une juste régulation de leurs dynamiques et, d’autre part, un fondement éthique clair qui garantisse au bien-être obtenu une qualité humaine de relations que les mécanismes économiques ne sont pas en mesure de produire à eux seuls. De nos jours, un tel fondement éthique est réclamé de toutes parts, en particulier par ceux qui travaillent dans le système économique et financier. C’est précisément là que devient évidente la nécessité d’une alliance entre savoir technique et sagesse humaine, sous peine de voir tout agir humain se pervertir.

Cette union permet au contraire de progresser sur la voie d’un bien-être véritable et intégral de l’homme.

  1. La promotion intégrale de chaque personne, de toute communauté humaine et de tous les hommes, est l’horizon ultime du bien commun que l’Église, «sacrement universel du salut»[1], se propose d’atteindre. Dans cette intégralité du bien, pleinement révélée en Jésus-Christ, réside le but ultime de toute activité ecclésiale. Son origine et son accomplissement ultime sont en Dieu qui récapitule en Lui toutes choses (cf. Eph 1, 10). Ce bien fleurit comme une anticipation du royaume de Dieu que l’Église est appelée à annoncer et instaurer dans toutes les sphères de l’activité humaine[2]; il est le fruit singulier de cette charité qui, voie royale de l’action ecclésiale, est également appelée à s’exprimer dans l’amour social, civil et politique. Cet amour «se manifeste dans toutes les actions qui essaient de construire un monde meilleur. L’amour de la société et l’engagement pour le bien commun sont une forme excellente de charité qui, non seulement concerne les relations entre les individus, mais aussi les “macro-relations: rapports sociaux, économiques, politiques”. C’est pourquoi, l’Église a proposé au monde l’idéal d’une “civilisation de l’amour”» [3]. L’amour du bien intégral, indissociable de l’amour de la vérité, est la clé d’un développement authentique.
  2. Tel est le but poursuivi, avec la certitude que, dans toutes les cultures, il existe de nombreux points de convergence éthiques, expressions d’une sagesse morale commune[4], sur l’ordre objectif de laquelle est fondée la dignité de la personne. Les droits fondamentaux et les devoirs de l’homme reposent sur le socle solide et inviolable de cet ordre, qui décrit des principes communs clairs, et sans lequel la volonté et l’abus des plus puissants finissent par dominer la scène humaine. Cet ordre éthique, enraciné dans la sagesse de Dieu Créateur, est donc le fondement indispensable pour construire une vraie communauté d’hommes, gouvernée par des lois fondées sur une vraie justice.

Cela est d’autant plus vrai que les hommes, tout en aspirant de tout leur cœur au bien et à la vérité, succombent souvent, face aux intérêts partisans, à des abus et à des pratiques iniques, qui entraînent de graves souffrances pour toute l’humanité, surtout pour les plus faibles et pour ceux qui sont sans défense.
Parmi ses tâches principales, l’Église reconnaît aussi celle de rappeler à tous, avec une certitude humble, certains principes éthiques évidents, afin de libérer chaque sphère de l’action humaine du désordre moral qui l’afflige si souvent. À cet égard, la raison humaine elle-même, qui marque de son sceau indélébile chaque personne, exige un discernement avisé. En effet, l’esprit humain cherche toujours dans la vérité et la justice, le fondement solide sur lequel il va fonder son œuvre, percevant que sans cette base, son orientation même ferait défaut[5].

  1. Cette juste orientation de la raison ne saurait manquer en aucune sphère de l’action humaine.

De la sorte, aucun espace dans lequel l’homme agit, ne peut légitimement prétendre être étranger, ou rester imperméable à une éthique fondée sur la liberté, la vérité, la justice et la solidarité[6]. Cela s’applique également aux sphères dans lesquelles sont en vigueur les lois de la politique et de l’économie: «Aujourd’hui, en pensant au bien commun, nous avons impérieusement besoin que la politique et l’économie, en dialogue, se mettent résolument au service de la vie, spécialement de la vie humaine»[7].
En effet, toute activité humaine est appelée à produire des fruits, en disposant généreusement et équitablement des dons mis originairement par Dieu à la disposition de tous; elle doit aussi développer, avec une ferme espérance, les semences de bien inscrites dans toute la création comme une promesse de fécondité. Cet appel constitue une invitation permanente au déploiement de la liberté humaine, même si le péché est toujours prêt à miner ce plan divin originaire.
C’est pourquoi Dieu vient à la rencontre de l’homme en Jésus-Christ. Il nous fait participer à l’événement admirable de sa Résurrection; il « e rachète pas seulement l’individu, mais aussi les relations sociales»[8]; il travaille pour un nouvel ordre de relations sociales fondées sur la Vérité et l’Amour, un levain fécond de transformation de l’histoire. Ainsi, il anticipe le Royaume des cieux qu’il est venu annoncer et inaugurer en sa personne dans le cours du temps.

  1. Si le bien-être économique mondial s’est indubitablement accru au cours de la seconde moitié du XXe siècle, avec une mesure et une rapidité jamais perçues auparavant, il faut cependant noter que, parallèlement, les inégalités se sont amplifiées au sein des différents pays[9], comme aussi entre les nations. Un grand nombre de personnes continue de vivre dans l’extrême pauvreté.

La récente crise financière aurait pu être l’occasion pour développer une nouvelle économie plus attentive aux principes éthiques et pour une nouvelle régulation de l’activité financière, en éliminant les aspects prédateurs et spéculatifs et en valorisant le service à l’économie réelle. Bien qu’à divers niveaux, de nombreux efforts positifs aient été accomplis, lesquels sont à saluer et à apprécier, aucune réaction, cependant, n’a permis de repenser ces critères obsolètes qui continuent de gouverner le monde [10]. Au contraire, un égoïsme aveugle semble parfois prévaloir, limité au court terme ; faisant fi du bien commun, il exclut de ses horizons la préoccupation non seulement de créer mais aussi de partager la richesse et d’éliminer les inégalités aujourd’hui si aiguës.

  1. Ce qui est en jeu, c’est le véritable bien-être de la plupart des hommes et des femmes de notre planète, qui risquent d’être mis de plus en plus en marge, sinon «exclus et rejetés»[11] du progrès et de la prospérité réelle, tandis que certaines minorités exploitent et se réservent les immenses ressources et richesses, dans l’indifférence à la condition du plus grand nombre. L’heure est donc venue de favoriser la reprise de ce qui est authentiquement humain, d’élargir les horizons de l’esprit et du cœur, pour reconnaître loyalement ce qui vient des exigences de la vérité et du bien, ce sans quoi tout système social, politique et économique est destiné, à la longue, à l’échec et à l’implosion. Il est toujours plus clair que l’égoïsme n’est finalement pas payant, mais fait payer à tous un prix trop élevé; si donc on veut le bien réel de tous, «l’argent doit servir et non pas gouverner!»[12].

À ce propos, il revient d’abord aux opérateurs compétents et responsables d’élaborer de nouvelles formes d’économie et de finance dont les pratiques et les règles visent le progrès du bien commun ainsi que le respect de la dignité humaine, en se basant sur le socle sûr de l’enseignement social de l’Église. Toutefois, la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, dont la compétence englobe aussi les questions de nature morale, en collaboration avec le Dicastère pour le Service du Développement Humain Intégral, entend proposer, par ce document, des considérations fondamentales ainsi que des points de référence pour soutenir ce progrès et défendre cette dignité[13]. On perçoit, en particulier, la nécessité d’entreprendre une réflexion éthique sur certains aspects de l’intermédiation financière, dont le fonctionnement, lorsqu’il est déconnecté des justes fondements anthropologiques et moraux, non seulement produit des abus et des injustices évidents, mais se révèle capable de créer des crises systémiques de portée mondiale. Il s’agit d’un discernement offert à tous les hommes et femmes de bonne volonté.
II Considérations élémentaires de base
7 Certaines considérations élémentaires sont aujourd’hui évidentes aux yeux de tous ceux qui, au-delà de toute théorie ou école de pensée, veulent prendre acte, de manière loyale, de la situation historique dans laquelle nous vivons. Ce document n’entend pas intervenir dans de légitimes discussions d’écoles, mais plutôt contribuer au dialogue, conscient que, de toute façon, il n’existe pas de recettes économiques valables en tout lieu et en tout temps.
8 Toute réalité ou activité humaine, vécue sur l’horizon d’une juste éthique, c’est-à-dire dans le respect de la dignité humaine et orientée vers le bien commun, est une chose positive. Cela vaut pour toutes les institutions que suscite la société humaine, même en ce qui concerne les marchés, à tous les niveaux, y compris financiers.
À ce propos, il faut souligner que même les systèmes créés par les marchés, avant de reposer sur des dynamiques anonymes, élaborées grâce à des technologies de plus en plus sophistiquées, sont basées sur des relations qui ne pourraient être instaurées sans la participation de la liberté des individus. Il est donc clair que, «pour fonctionner correctement, l’économie», tout comme les autres sphères de l’activité humaine, «a besoin de l’éthique; non pas d’une éthique quelconque, mais d’une éthique amie de la personne»[14].

  1. Il apparaît donc clairement que, sans une juste vision de l’homme, on ne peut fonder ni une éthique ni une pratique à la hauteur de sa dignité et du vrai bien commun. En fait, dire que l’action humaine est neutre ou dégagée de toute conception fondamentale – même dans la sphère économique – c’est toujours impliquer une compréhension de l’homme et du monde, qui révèle ou non sa positivité à travers les effets et le développement produits.

Dans cette ligne, notre époque a montré l’essoufflement d’une vision individualiste de l’homme pris surtout comme un consommateur, dont le profit consisterait avant tout à optimiser ses gains pécuniaires. En réalité, la personne humaine est dotée singulièrement d’un caractère relationnel et d’une rationalité continuellement à la recherche d’un gain et d’un bien-être entiers et non réductibles à une logique de consommation ou aux aspects économiques de la vie[15].
Ce caractère relationnel fondamental de l’homme[16] est essentiellement marqué par une rationalité qui résiste à toute réduction chosifiant ses besoins fondamentaux. À ce sujet, il n’est plus possible de passer sous silence qu’il existe de nos jours une tendance à déshumaniser tous les échanges de «biens», en les réduisant à de simples échanges de «choses».
En réalité, il est évident que l’enjeu de la transmission des biens entre des personnes n’est pas seulement d’ordre matériel, car les biens matériels sont souvent le véhicule de biens immatériels, dont la présence ou l’absence effective détermine de manière décisive la qualité même des rapports économiques (par exemple, la confiance, l’équité, la coopération…). C’est précisément à ce niveau que la logique du don sans contrepartie peut se comprendre non comme une alternative, mais comme une réalité inséparable et complémentaire de celle de l’échange de biens équivalents[17].

  1. Il est facile de percevoir les avantages dérivant d’une vision de l’homme comme sujet constitutivement inséré dans un ensemble de relations qui sont en soi une ressource positive[18].

Chaque personne naît dans un contexte familial, c’est-à-dire au sein de relations qui le précèdent, sans lesquelles il lui serait impossible d’exister. Elle traverse ensuite les étapes de son existence toujours grâce à des liens qui la positionnent dans le monde comme une liberté continuellement partagée. Ce sont précisément ces liens originaires qui révèlent l’homme comme être relationnel et essentiellement marqué par ce que la Révélation chrétienne appelle «la communion».
Ce caractère originaire de communion, en mettant en lumière dans chaque personne humaine l’empreinte d’une affinité avec le Dieu qui l’a créée et appelée à une relation de communion avec lui, est aussi ce qui l’oriente naturellement vers la vie communautaire, lieu fondamental de sa complète réalisation. La reconnaissance de ce caractère comme élément originairement constitutif de l’identité humaine permet précisément de regarder les autres, non pas d’abord comme des concurrents potentiels, mais comme de possibles alliés dans la construction d’un bien qui n’est authentique que s’il concerne simultanément tous et chacun.
Cette anthropologie relationnelle aide également l’homme à reconnaître la validité des stratégies économiques. Celles-ci visent surtout, avant même la croissance sans discernement des bénéfices, la qualité globale de la vie ainsi que le bien-être, qui, pour être tel, doit être toujours intégral, c’est-à-dire celui de tout l’homme et de tous les hommes. En réalité, aucun profit n’est légitime lorsque fait défaut la vision de la promotion intégrale de la personne humaine, de la destination universelle des biens et de l’option préférentielle pour les pauvres[19]. Ces trois principes s’imbriquent et sont nécessairement complémentaires dans la perspective de la construction d’un monde plus juste et plus solidaire.
Pour cette raison, tout progrès du système économique ne peut être considéré comme tel, s’il est mesuré uniquement sur la base des paramètres quantitatifs et d’efficacité dans la production du profit; il doit également prendre en compte la qualité de vie qu’il produit et celle de l’extension sociale du bien-être qu’il diffuse; ce bien-être ne peut de fait se limiter seulement à ses aspects matériels. Tout système économique légitime son existence, non par la simple croissance quantitative des échanges économiques, mais en démontrant surtout sa capacité à œuvrer pour le développement de tout l’homme et de tout homme. Le bien-être et le développement s’interpellent et se renforcent mutuellement[20], en nécessitant des politiques et des perspectives durables qui aillent bien au-delà du court terme[21].
À cet égard, il est souhaitable que particulièrement les institutions universitaires et les business schools prévoient dans leur cursus d’études, de façon non marginale ou accessoire, mais bien fondamentale, des cours de formation qui amènent à comprendre l’économie et la finance à la lumière d’une vision complète de l’homme, non réduite à certaines de ses dimensions, et d’une éthique qui l’exprime. La doctrine sociale de l’Église offre à ce sujet une grande aide.

  1. Le bien-être doit donc être évalué avec des critères plus amples que ceux du Produit Intérieur Brut (PIB) d’un pays, en tenant compte au contraire d’autres paramètres, comme par exemple, la sécurité, la santé, la croissance du «capital humain», la qualité de la vie sociale et du travail. Quant au profit, il pourra toujours être recherché, mais non «à tout prix», ni comme une référence totalisante de l’action économique.

Ici devient significative l’importance des paramètres d’humanisation, des formes culturelles et des mentalités dans lesquelles la gratuité, en somme la découverte et la réalisation du vrai et du juste comme des biens en soi, devient la norme de ce qui est calculé[22]. Là, les gains et la solidarité ne sont plus antagonistes. En effet, là où prévalent l’égoïsme et les intérêts personnels, il est difficile pour l’homme de percevoir la circularité féconde entre le gain et le don que le péché tend à ternir et à briser. Par contre, dans une perspective pleinement humaine, il s’instaure un cercle vertueux entre le profit et la solidarité, qui, grâce à l’agir libre de l’homme, peut libérer toutes les potentialités positives des marchés.
Un rappel permanent pour reconnaître la convenance humaine de la gratuité provient de la règle donnée par Jésus dans l’Évangile; cette règle d’or nous invite à faire aux autres ce que nous aimerions que les autres fassent pour nous (Mt 7, 12, Lc 6, 31).

  1. Aucune activité économique ne peut prospérer de manière durable, si elle ne s’insère dans un climat de saine liberté d’initiative[23]. Aujourd’hui, il est également évident que la liberté dont jouissent les acteurs économiques, si elle est comprise de manière absolue et détournée de sa référence intrinsèque à la vérité et au bien, tend à générer des centres de suprématie et à incliner vers des formes d’oligarchie qui, à terme, nuisent à l’efficacité même du système économique[24].

De ce point de vue, il est toujours plus facile de voir que, face au pouvoir croissant et omniprésent d’agents importants et des grands réseaux (networks) économiques et financiers, ceux qui sont chargés de l’exercice du pouvoir politique, souvent désorientés et rendus impuissants par la supranationalité de ces agents et le caractère volatile des capitaux gérés par eux, peinent à répondre à leur vocation originaire de serviteurs du bien commun; ils deviennent parfois des sujets soumis à des intérêts étrangers à ce bien[25].
Une alliance renouvelée entre les agents économiques et les agents politiques est plus que jamais urgente, pour promouvoir ce qui sert le développement accompli de chaque personne humaine et de toute la société, en conjuguant les exigences de la solidarité avec celles de la subsidiarité[26].

  1. En principe, les systèmes et les moyens dont se servent les marchés pour accroître leur capacité de distribution des ressources, sont tous moralement admissibles[27], dès lors qu’ils ne portent pas atteinte à la dignité de la personne ou qu’ils ne font pas fi du bien commun. Cependant, il est également clair que le puissant moteur de l’économie que sont les marchés n’est pas en mesure de se réguler par lui-même[28]: les marchés, en effet, ne peuvent ni produire les conditions qui leur permettent de se développer dans les règles (cohésion sociale, équité, confiance, sécurité, lois…), ni corriger leurs effets et leurs expressions nuisibles à la société humaine (inégalités, dégradation de l’environnement, insécurité sociale, fraudes…).
  2. En outre, bien que de nombreux opérateurs financiers soient animés personnellement de bonnes et droites intentions, il n’est pas possible d’ignorer aujourd’hui que l’industrie financière, en raison de son omniprésence et de sa capacité inévitable à influencer et, dans une certaine mesure, à dominer l’économie réelle, est un lieu où les égoïsmes et les abus ont une puissance de nuisance pour la communauté sans égal.

À cet égard, il convient de noter que, dans le monde économique et financier, il existe certaines conditions dans lesquelles certains de ces moyens, bien que non immédiatement inacceptables du point de vue éthique, constituent cependant des cas d’immoralité proche, c’est-à-dire des occasions très facilement propices aux abus et aux escroqueries, souvent au détriment de la partie moins avantagée. Par exemple, la commercialisation de certains instruments financiers, légitimes en soi, mais, dans une situation d’inégalité, en profitant de l’ignorance ou de la faiblesse contractuelle d’une des parties, constitue en soi une violation de la rectitude relationnelle et représente alors une atteinte grave au plan éthique.
Puisque dans la situation actuelle, la complexité de nombreux produits financiers fait de cette inégalité un élément inhérent au système lui-même, et place les acquéreurs en situation d’infériorité par rapport à ceux qui les commercialisent, de toutes parts, il est demandé le dépassement du principe traditionnel de caveat emptor. Ce principe, selon lequel il incombe avant tout à l’acheteur de vérifier la qualité du bien acquis, présuppose, en réalité, une parité des contractants quant à leur capacité à défendre leurs intérêts. Or de fait, cette situation n’existe pas, soit en raison de la relation hiérarchique évidente qui s’instaure dans certains types de contrats (par exemple, entre prêteur et emprunteur), soit à cause de la structuration complexe de nombreuses opérations financières.
15 L’argent lui-même est en soi un bon outil, comme c’est le cas de beaucoup de biens dont dispose l’homme: c’est un moyen mis à la disposition de sa liberté et qui sert à accroître ses possibilités. Toutefois, ce moyen peut facilement se retourner contre l’homme. De même, la financiarisation du monde des affaires, en permettant aux entreprises d’accéder à l’argent grâce à l’entrée dans le champ de la libre négociation en bourse, est en soi quelque chose de positif.
Cependant, ce phénomène est aujourd’hui susceptible d’accentuer une mauvaise financiarisation de l’économie; il fait en sorte que la richesse virtuelle, principalement concentrée sur des transactions caractérisées par une intention de pure spéculation et sur des transactions à haute fréquence (high frequency trading), attire à elle des capitaux en trop grand nombre, les soustrayant ainsi aux circuits vertueux de l’économie réelle[29].
Ce qui avait été prédit, voici plus d’un siècle, est malheureusement devenu maintenant réalité: le revenu issu du capital porte maintenant atteinte au revenu issu du travail qu’il risque de supplanter tandis que celui-ci est souvent relégué en marge des intérêts majeurs du système économique. Il s’ensuit que le travail lui-même, avec sa dignité, devient non seulement une réalité toujours plus menacée, mais perd aussi sa qualification de «bien» pour l’homme[30], devenant ainsi un simple moyen d’échange à l’intérieur de relations sociales inégales.
Dans cette inversion d’ordre entre les moyens et les fins, qui fait passer le travail de l’état de bien à celui d’«outil», et l’argent, de celui de moyen à celui de «fin», se trouve précisément le terrain fertile d’une culture «de déchets»; celle-ci, sans scrupules et de manière amorale, a marginalisé de nombreuses populations, les privant d’un travail décent et les rendant ainsi «sans perspectives, sans voies de sortie»: «Il ne s’agit plus simplement du phénomène de l’exploitation et de l’oppression, mais de quelque chose de nouveau: avec l’exclusion reste touchée, dans sa racine même, l’appartenance à la société dans laquelle on vit, du moment qu’en elle on ne se situe plus dans les bas-fonds, dans la périphérie, ou sans pouvoir, mais on est dehors. Les exclus ne sont pas des ‘exploités’, mais des déchets, ‘des restes’»[31].

  1. À ce sujet, comment ne pas penser à la fonction sociale irremplaçable du crédit, dont la prestation incombe d’abord à des intermédiaires financiers qualifiés et fiables? Dans ce domaine, il apparaît clair que le fait d’appliquer des taux d’intérêt excessivement élevés, en réalité non soutenables pour ceux qui empruntent, représente une opération non seulement illégitime du point de vue éthique, mais aussi un dysfonctionnement quant à la santé de l’économie. Depuis toujours, de telles pratiques, ainsi que des comportements usuraires de fait, sont ressentis par la conscience humaine comme iniques, et par le système économique comme un obstacle à son bon fonctionnement.

Ici, l’activité financière révèle sa première vocation de service à l’économie réelle; elle est appelée à créer de la valeur par des moyens moralement licites et à favoriser la libéralisation des capitaux afin de générer une circularité vertueuse de la richesse[32]. À titre d’exemple, les coopératives de crédit, le micro-crédit, ainsi que le crédit public au service des familles, des entreprises, des collectivités locales ou le crédit d’aide aux pays en voie de développement sont des réalités très positives et dignes d’être encouragées.
Jamais comme auparavant en ce domaine, où l’argent peut manifester toutes ses potentialités positives, il apparaît clair que ce n’est pas légitime, du point de vue éthique, d’exposer à des risques excessifs, le crédit dérivant de la société civile, en l’utilisant principalement à des fins de spéculation.

  1. Ce qui est moralement inacceptable, ce n’est pas le simple fait de faire un gain, mais celui d’utiliser à son avantage une inégalité pour générer des profits importants au détriment des autres; c’est de faire fortune en abusant de sa position dominante au détriment d’autrui ou de s’enrichir en nuisant au bien-être collectif ou en le perturbant[33].

Cette pratique se révèle particulièrement déplorable d’un point de vue moral, quand un petit nombre de gens – voire d’importants fonds d’investissement – mû par pur désir de gain, se sert des hasards d’une spéculation[34] pour provoquer une baisse artificielle du prix des titres de dette publique, sans se soucier du fait qu’il influence négativement ou aggrave la situation économique de pays tout entiers. Ainsi mettent-ils en danger non seulement des projets publics d’assainissement, mais aussi la stabilité économique de millions de familles, obligeant alors les autorités gouvernementales à intervenir avec beaucoup d’argent public, ce qui va jusqu’à influer de manière artificielle sur le bon fonctionnement des systèmes politiques.
La spéculation, en particulier dans la sphère économique et financière, risque aujourd’hui de supplanter toutes les autres finalités majeures qui sous-tendent la liberté humaine. Cela porte atteinte à l’immense patrimoine de valeurs qui fonde la société civile, lieu de coexistence pacifique, de rencontre, de solidarité, de réciprocité revigorante et de responsabilité en vue du bien commun.
Dans cette ligne, des termes tels que l’«efficacité», la «concurrence», le «leadership», le «mérite», tendent à occuper tout l’espace de notre culture civique; ils assument une signification qui finit par appauvrir la qualité des échanges, réduite à un pur coefficient numérique.
Cela exige que soit d’abord entreprise une opération de sauvetage de l’humain, afin de rouvrir les horizons à ce surcroît de valeurs qui seul permet à l’homme de se retrouver lui-même, de bâtir des sociétés capables d’être des demeures accueillantes et généreuses, où les plus faibles trouvent leur place et où la richesse soit utilisée de manière égale au bénéfice de tous. En somme, ce sont des lieux où il fait bon vivre pour l’homme et où il est facile d’espérer.
III. Des précisions dans le contexte actuel

  1. Afin de fournir des orientations concrètes et spécifiques au plan éthique à tous les agents économiques et financiers – qui, de plus en plus, en expriment la demande – nous voudrions donner certaines précisions, pour un discernement qui ouvre la voie à ce qui humanise vraiment l’homme et l’empêche de compromettre sa dignité et le bien commun[35].
  2. Grâce aux progrès de la mondialisation et de la numérisation, le marché peut être comparé à un grand organisme, dans les veines duquel coulent, comme une lymphe vitale, une immense quantité de capitaux. En empruntant cette analogie, on peut également parler de la «santé» de cet organisme, lorsque ses moyens et ses structures assurent au système un bon fonctionnement, où croissance et diffusion de la richesse vont de pair. La santé de ce système dépend de celle des actions individuelles mises en œuvre. Quand l’organisme qu’est le marché jouit d’une bonne santé, il est plus facile que soient respectés et promus la dignité des hommes ainsi que le bien commun.

Corrélativement, on peut parler d’une « intoxication » de ce corps chaque fois que sont introduits et propagés des outils financiers et économiques peu fiables qui compromettent sérieusement la croissance et la propagation de la richesse, créant aussi des difficultés et des risques systémiques.
On comprend donc l’exigence, aujourd’hui toujours plus ressentie, d’introduire une homologation par les autorités publiques de tous les produits issus de l’innovation financière, afin de préserver la santé du système et de prévenir les effets collatéraux négatifs. Encourager la santé et éviter la corruption, même d’un point de vue économique, est un impératif moral incontournable pour tous les acteurs impliqués dans les marchés. Cette nécessité montre également l’urgence d’une coordination supranationale entre les différentes composantes des systèmes financiers locaux[36].

  1. Cette santé se nourrit d’une multitude et d’une diversité de ressources qui constituent une sorte de “biodiversité’’ économique et financière. Celle-ci est une valeur ajoutée au système économique et devrait être aussi incitée et protégée par des politiques économiques et financières appropriées; leur finalité est d’assurer aux marchés la présence d’une pluralité de sujets et d’instruments sains, riches et diversifiés. Cela advient tant d’un point de vue positif, en soutenant leur action, que d’un point de vue négatif, en empêchant tous ceux qui, au contraire, nuisent à la fonctionnalité du système qui produit et diffuse la richesse.

À ce sujet, il convient de noter que la coopération joue un rôle particulier dans la saine production d’une valeur ajoutée à l’intérieur des marchés. Une synergie loyale et intense des agents peut facilement faire obtenir cette surabondance de valeur que vise toute activité économique[37].
Quand l’homme reconnaît la solidarité fondamentale qui le lie à tous ses pairs, il sait qu’il ne peut conserver pour lui seul les biens dont il dispose. Lorsqu’il adopte la solidarité comme mode de vie, ses biens ne servent pas seulement à ses propres besoins, mais ils se multiplient en portant souvent un fruit inattendu pour les autres[38]. Ici se vérifie bien le fait que le partage n’est pas «seulement division, mais aussi multiplication des biens, création d’un nouveau pain, de nouveaux biens, d’un nouveau Bien avec une majuscule»[39].

  1. L’expérience des dernières décennies a démontré, d’une part, combien il est naïf de croire en une autosuffisance présumée des marchés dans leur fonction d’allocation des ressources, indépendamment de toute éthique; d’autre part, elle révèle le besoin urgent d’une bonne régulation qui conjugue en même temps la liberté et la protection de tous les acteurs, et surtout des plus vulnérables, par un système d’interaction saine et correcte. Dans cette ligne, les pouvoirs politiques, économiques et financiers doivent toujours rester distincts et autonomes et, en même temps, viser au-delà de toute confusion nocive, la réalisation d’un bien destiné à tous sans être réservé à quelques privilégiés[40].

Cette régulation est rendue plus nécessaire encore à cause de la conduite immorale de certains acteurs du monde financier, une des raisons majeures de la crise économique récente; en outre, la dimension supranationale actuelle du système économique aide à contourner plus facilement les règles établies par chaque pays. De plus, l’extrême volatilité et mobilité des capitaux employés dans le monde financier permet à leurs détenteurs d’opérer facilement au-delà de toute norme qui ne soit pas celle d’un bénéfice immédiat, en usant souvent de leur position dominante pour exercer des pressions, même sur le pouvoir politique en place.
Il est donc clair que les marchés ont besoin de directives solides et fortes, macroprudentielles aussi bien que normatives, qui soient uniformes et partagées par le grand nombre. Ces règles doivent aussi être continuellement mises à jour, vu la réalité même des marchés constamment en évolution. Ces orientations doivent garantir un contrôle sérieux de la fiabilité et de la qualité de tous les produits économiques et financiers, en particulier les plus complexes. Lorsque la rapidité des processus d’innovation produit des risques systémiques excessifs, les opérateurs économiques doivent accepter les contraintes et les freins exigés par le bien commun, sans tenter de les contourner ou d’en réduire la portée.
Étant donné la globalisation actuelle du système financier, une coordination stable, claire et efficace s’impose entre les différentes autorités nationales de régulation des marchés, avec la possibilité, et parfois aussi la nécessité, de partager en temps opportun les décisions contraignantes, quand le bien commun est en danger. Ces autorités de régulation doivent toujours rester indépendantes et liées aux exigences de l’équité et du bien commun. À cet égard, les difficultés compréhensibles ne devraient pas décourager de la recherche et de la mise en œuvre de tels systèmes de réglementation. Ceux-ci doivent être l’objet d’accords entre les différents pays, mais à portée effective supranationale[41].
Les règles doivent assurer une transparence totale de ce qui est négocié afin d’éliminer toutes les formes de déséquilibre injuste et garantir au mieux l’équilibre des échanges. Cela est d’autant plus vrai que la concentration inégale d’informations et de pouvoir tend à renforcer les entités économiques les plus fortes, créant ainsi des hégémonies capables d’influencer unilatéralement non seulement les marchés, mais aussi les systèmes politiques et réglementaires.
Entre autres, là où a lieu une forte dérégulation, il devient évident que les espaces de vide juridique et institutionnel représentent des terrains propices non seulement à «l’aléa moral» et aux malversations, mais aussi à l’émergence d’exubérances irrationnelles des marchés – suivies de bulles spéculatives, puis de brusques et ruineux effondrements – et de crises du système[42].

  1. Pour éviter les crises du système, il serait opportun de définir et de distinguer clairement, pour les intermédiaires de crédit bancaire, la sphère de l’activité de la gestion du crédit ordinaire et des épargnes, de ce qui est destiné à l’investissement et au pur business[43]. Tout cela permettra d’éviter autant que possible des situations d’instabilité financière.

Une bonne santé du système financier exige également l’information la plus complète possible afin que chaque personne puisse protéger, dans la pleine liberté et en toute conscience, ses intérêts: en effet, il est important qu’il sache si son capital est investi à des finalités de spéculation ou non; ainsi il saura clairement le degré de risque et l’adéquation du coût des produits financiers auxquels il souscrit par rapport au risque encouru. Ceci est d’autant plus vrai que d’habitude, l’épargne, en particulier celle des familles, est un bien public à protéger et qu’elle vise une optimisation qui redoute le risque. Cette épargne, lorsqu’elle est placée auprès des mains expertes des conseillers financiers, exige qu’elle soit bien administrée et pas simplement gérée.
Parmi les comportements moralement discutables dans la gestion de l’épargne par les conseillers financiers, il faut signaler: le mouvement excessif du portefeuille de titres dans le but principalement d’augmenter les revenus générés par les commissions pour l’intermédiaire; le défaut de l’impartialité requise dans l’offre des instruments d’épargne, en cas d’accord illicite avec certaines banques, lorsque leurs produits sont mieux adaptés aux exigences du client; le manque d’une correcte diligence ou même la négligence coupable de la part des consultants au sujet de la protection des intérêts du portefeuille de leurs clients; l’octroi d’un prêt par un intermédiaire bancaire, sous réserve de la souscription parallèle à d’autres produits financiers émis par le même, éventuellement non favorables au client.

  1. Chaque entreprise constitue un important réseau de relations et, à sa manière, elle représente un véritable corps social intermédiaire avec sa culture propre et ses pratiques. Celles-ci, tout en déterminant l’organisation interne de l’entreprise, affectent également le tissu social au sein duquel elle opère. À ce sujet, l’Église attire justement l’attention sur l’importance d’une responsabilité sociale de l’entreprise[44], laquelle s’étend à la fois ad extra et ad intra de la structure.

Dans cette ligne, là où le simple profit est placé au sommet de la culture d’une entreprise financière, ignorant les exigences liées au bien commun – c’est le cas aujourd’hui, même dans beaucoup de prestigieuses écoles de commerce (business schools) – toute instance éthique est de fait perçue comme extrinsèque et juxtaposée à l’activité entrepreneuriale. Cela est d’autant plus accentué par le fait que, dans leurs logiques organisationnelles, ceux qui ne correspondent pas aux objectifs de l’entreprise de ce type sont pénalisés à la fois au niveau de la rémunération qu’à celui de la reconnaissance professionnelle. Dans ces cas, le but du pur lucre crée facilement une logique perverse et sélective qui favorise souvent l’avancement au sommet de l’entreprise de sujets capables mais avides et peu scrupuleux dont l’action sociale est mue principalement par un gain personnel égoïste.
De telles logiques ont souvent poussé les structures dirigeantes (management) à mettre en œuvre des politiques économiques qui ne servent pas à stimuler la santé économique des entreprises, mais uniquement les profits des actionnaires (shareholders). Ceci porte ainsi préjudice aux intérêts légitimes de tous ceux qui, par leur travail et service, œuvrent au bénéfice de la même entreprise, sans oublier les consommateurs et les diverses communautés locales (stakeholders).
Souvent motivées par des rémunérations énormes, proportionnées aux résultats immédiats de gestion, et non surtout contrebalancées par des pénalités équivalentes en cas d’échec des objectifs, ces mêmes logiques qui, à court terme, fournissent de gros gains aux managers et aux actionnaires, finissent ensuite par pousser à des prises de risque excessives et par laisser les entreprises débilitées et appauvries des ressources économiques qui leur auraient assuré de bonnes perspectives pour l’avenir.
Tout cela génère et diffuse facilement une culture profondément amorale au sein de laquelle, on n’hésite plus souvent à commettre de délit lorsque les avantages prévus dépassent les pénalités fixées. Cela affecte sérieusement la santé de tout le système économique et social, compromettant sa fonctionnalité et endommageant gravement la réalisation effective du bien commun sur lequel repose nécessairement toutes les formes de la vie sociale.
Il s’impose donc de manière urgente une autocritique sincère et une inversion de tendance, favorisant au contraire une culture entrepreneuriale et financière qui tienne compte de tous les facteurs qui constituent le bien commun. Cela signifie, par exemple, mettre clairement la personne humaine et la qualité des relations entre les personnes au centre de la culture d’entreprise, de sorte que chaque structure pratique une forme de responsabilité sociale qui n’est pas seulement occasionnelle ou marginale, mais qui la dirige et anime de l’intérieur toute action, en l’orientant au plan social.
La circularité naturelle qui existe justement entre le profit – facteur inhérent à tout système économique – et la responsabilité sociale – élément essentiel pour la survie de toute forme de coexistence civile – est appelée à manifester toute sa fécondité; elle montre ainsi le lien indissoluble, que le péché tend à occulter, entre une éthique respectueuse des personnes et du bien commun et la fonctionnalité réelle de tout système économique et financier. Cette circularité vertueuse est favorisée, par exemple, en poursuivant une réduction du risque de conflit avec les stakeholders, comme aussi en encourageant une plus grande motivation intrinsèque des employés d’une entreprise.
Ici, la création de la valeur ajoutée, finalité principale du système économique et financier, doit montrer pleinement sa viabilité dans le cadre d’un système éthique solide, précisément parce que fondé sur une recherche sincère du bien commun. Ce n’est que par la reconnaissance et la mise en œuvre du lien intrinsèque qui existe entre la motivation économique et la raison éthique que peut jaillir un bien qui est pour tous les hommes[45]. Car, pour fonctionner correctement, le marché doit se baser sur des présupposés anthropologiques et éthiques qu’il n’est pas en mesure à lui seul de donner ou de produire.

  1. Si, d’une part, la fiabilité du crédit requiert un scrupuleux processus de sélection pour identifier les bénéficiaires idoines, capables d’innovation et qui sont à l’abri de collusions malsaines, de l’autre, les banques, pour faire face aux risques qu’elles rencontrent, doivent également disposer de fonds propres proportionnels, de sorte qu’une éventuelle socialisation des pertes soit le plus possible limitée et retombe avant tout sur ceux qui en sont réellement responsables.

Certes, la délicate gestion de l’épargne, en plus de la réglementation juridique requise, nécessite aussi des paradigmes culturels adéquats, auxquels il faut ajouter la pratique d’une analyse minutieuse de la relation entre banque et client, même d’un point de vue éthique, et un contrôle continu de la légitimité de toutes les opérations qui y sont liées.
Dans cette ligne, une proposition intéressante pour progresser et qui est à expérimenter, semble être celle relative à la création de comités d’éthique, au sein des banques, pour épauler le Conseil d’administration. Tout cela peut aider les banques non seulement à préserver leurs bilans des conséquences douloureuses et des pertes, pour une cohérence efficace entre leur mission statutaire et la pratique financière, mais aussi pour soutenir adéquatement l’économie réelle.

  1. La création de titres de crédit à haut risque – qui en réalité, génèrent une sorte de création de valeur fictive, sans un adéquat contrôle de qualité (quality control) et une correcte évaluation du crédit – peut enrichir les intermédiaires mais crée facilement une insolvabilité à la défaveur de ceux qui doivent recouvrer ces titres ; cela est d’autant plus vrai si le poids de la criticité de ces titres est déchargé par l’institution qui les émet sur le marché dans lequel ils sont répartis (par exemple, la titrisation des crédits subprime), générant une intoxication généralisée et des difficultés qui peuvent affecter tout le système. Une telle altération du marché contredit la santé nécessaire du système économique et financier et est inacceptable sur le plan d’une éthique respectueuse du bien commun.

Chaque titre de crédit doit correspondre à une valeur tangible et non seulement présumée ou difficilement repérable. À ce sujet, une régulation publique et l’évaluation super partes du fonctionnement des agences de notation (rating) de crédit deviennent de plus en plus urgentes, avec des instruments juridiques permettant, d’une part, de sanctionner des actions erronées, et d’autre part, d’empêcher la création de situations d’oligopole dangereux créées par certaines d’entre elles.
Cela est particulièrement vrai en présence de produits du système de l’intermédiation financière dans lequel la responsabilité du crédit accordé est déchargée du prêteur d’origine à l’intermédiaire.

  1. Certains produits financiers, y compris ceux qu’on appelle «dérivés», ont été créés dans le but de fournir une assurance contre les risques inhérents à des transactions déterminées, et comportent souvent un pari basé sur la valeur présumée, attribuée à ces risques. À la base de ces instruments financiers, se trouvent des contrats dans lesquels les parties sont toujours en mesure d’évaluer de manière raisonnable le risque fondamental contre lequel elles doivent être assurées.

Toutefois, pour certains types de produits structurés (en particulier les titrisations ou les securitizations), on s’est rendu compte qu’à partir des structures originaires et en lien avec des investissements financiers identifiables, on a construit des structures de plus en plus complexes (titrisations de titrisations), dont il est difficile – voire impossible après diverses transactions – d’établir de manière raisonnable et équitable la vraie valeur. Cela signifie qu’à chaque étape, dans la vente de ces titres, au-delà de la volonté des parties, s’opère de fait une distorsion de la valeur réelle du risque dont l’instrument devrait au contraire protéger. Tout cela a encouragé l’émergence de bulles spéculatives, qui ont été d’importants facteurs de la crise financière récente.
Il est évident que l’instabilité avérée de ces produits – la perte progressive de la transparence de ce qu’ils assurent – qui n’est pas encore manifeste dans l’opération originelle, les rend de moins en moins acceptables pour une éthique respectueuse de la vérité et du bien commun. En effet, cela les transforme en sorte de bombes à retardement, prêts à exploser tôt ou tard, à cause de leur manque de fiabilité économique, et à empoisonner la santé des marchés. On assiste ici à une carence éthique qui s’aggrave d’autant plus que ces produits sont échangés sur ce qu’on appelle les marchés non règlementés (over the counter); plus exposés aux aléas, voire à la fraude, que les marchés règlementés, ils privent l’économie réelle de sa sève et des investissements.
Un jugement éthique similaire peut également être fait concernant l’utilisation des credit default swap (les CDS, contrats particuliers d’assurance contre un risque de faillite), qui permettent de parier sur le risque de faillite d’un tiers, même sans avoir déjà pris auparavant un risque de crédit, et aussi de répéter l’opération sur un même événement, ce qui n’est en aucun cas permis par les contrats d’assurance normaux.
À la veille de la crise économique de 2007, le marché des CDS était si impressionnant qu’il représentait à peu près l’équivalent de l’ensemble du PIB mondial. La diffusion illimitée de ce genre de contrats a favorisé l’augmentation d’une finance du risque et du pari sur la faillite d’autrui, ce qui constitue une situation moralement inacceptable.
En fait, l’achat de tels instruments, par ceux qui n’ont aucun risque de crédit effectif, est un cas singulier qui porte certains à trouver un intérêt à la ruine d’autres entités économiques et peut même les pousser à agir en ce sens.
Il est évident qu’une telle possibilité représente, d’une part, un événement particulièrement répréhensible sur le plan moral, car elle fait agir par une sorte de «cannibalisme économique»; de l’autre, elle finit par saper la confiance de base nécessaire sans laquelle le circuit économique finirait par se bloquer. Dans ce cas aussi, nous pouvons remarquer qu’une situation moralement négative devient aussi nocive au bon fonctionnement du système économique.
Il convient donc de noter que, lorsque des paris similaires peuvent provoquer d’énormes préjudices pour des pays entiers et des millions de familles, on est confronté à des actions extrêmement immorales; il convient par conséquent d’étendre les interdictions qui frappent déjà ce type d’opérations dans certains pays, en punissant ces infractions avec la plus grande sévérité.

  1. À un point crucial du dynamisme régissant les marchés financiers, se trouve le barème (fixing) du taux d’intérêt relatif au prêt interbancaire (LIBOR), dont la quantification sert de taux d’intérêt directeur sur le marché monétaire et les taux d’intérêt; il en est de même du taux de change officiel des diverses monnaies, pratiqué par les banques.

Ce sont des paramètres importants qui ont de forts impacts sur l’ensemble du système économique et financier, car ils affectent de gros transferts quotidiens d’argent entre les parties qui souscrivent des contrats sur la base de ces taux. La manipulation du niveau de ces taux constitue donc un cas de grave violation éthique, avec des conséquences de grande envergure.
Le fait que cela ait pu advenir impunément durant plusieurs années montre combien le système financier est fragile et vulnérable par rapport aux fraudes, lorsqu’il n’est pas suffisamment contrôlé par des règles et en l’absence de sanctions proportionnées aux violations dans lesquelles sont impliqués ses acteurs. Dans ce contexte, la création de véritables «cartels» de connivence entre les sujets qui étaient normalement responsables de l’évaluation (fixing) correcte du niveau de ces taux, constitue un cas d’association de malfaiteurs, nuisible surtout pour le bien commun. Cela cause une blessure dangereuse pour la santé du système économique et doit être puni avec des sanctions appropriées et aptes à décourager toute récidive.

  1. Aujourd’hui, les principaux acteurs opérant dans le monde financier, et en particulier les banques, doivent être dotés d’organismes internes qui assurent une fonction de compliance, d’autocontrôle de la légitimité des principales étapes du processus de prise de décision et des principaux produits offerts par l’entreprise. Toutefois, il convient de noter que, tout au moins jusqu’à un passé très récent, la pratique du système économique et financier repose parfois sur un jugement purement «négatif» de cette fonction, c’est-à-dire un respect purement formel des limites fixées par les lois en vigueur. Malheureusement, il en résulte fréquemment des situations qui échappent de fait aux contrôles réglementaires, c’est-à-dire des actions tendant à contourner les principes en vigueur, mais avec le souci de ne pas contredire frontalement les règles qui les expriment, pour ne pas subir ensuite de sanctions.

Pour éviter cela, il est nécessaire que le jugement de conformité (compliance) examine sur le fond les différentes opérations, même celles qui sont «positives», en s’assurant de leur respect effectif des principes qui guident la législation en vigueur. Suivant cette modalité, le travail de cette fonction, selon l’avis de beaucoup de personnes, serait plus aisé si l’on mettait en place des comités d’éthique qui, au côté des Conseils d’administration, seraient les interlocuteurs naturels de ceux qui doivent garantir la conformité des comportements aux réglementations en vigueur dans la gestion concrète de la banque.
En ce sens, on devrait prévoir, au sein de l’entreprise, des instructions qui facilitent un tel jugement de conformité, afin de pouvoir discerner quelles opérations, techniquement réalisables sur le plan juridique, sont concrètement légitimes et moralement réalisables (cette question se pose, par exemple, de façon cruciale en ce qui concerne les pratiques de contournement fiscal). Ainsi, on passerait d’une allégeance formelle à quelque chose de substantiel dans l’application des règles.
En outre, il est souhaitable que, dans le système normatif régulant le monde financier, soit prévue une clause générale déclarant illégitimes les actes dont la finalité est surtout de contourner les normes en vigueur, avec la conséquente responsabilité sur le patrimoine de toutes les parties auxquelles ils sont imputables.

  1. Il n’est plus possible d’ignorer les phénomènes tels que la diffusion des systèmes bancaires parallèles (Shadow banking system) dans le monde. Ceux-ci, bien qu’ils incluent également des typologies d’intermédiaires dont l’action n’apparait pas immédiatement critique, ont de fait entraîné une perte de contrôle du système de la part des diverses autorités nationales, chargées de la surveillance. Ces systèmes ont, par conséquent, favorisé de manière exagérée, le recours au soidisant financement créatif; dans cette opération, la motivation principale de l’investissement des ressources financières a surtout un caractère de spéculation, voire de prédation, et non un service à l’économie réelle. Par exemple, beaucoup de personnes sont d’avis que l’existence de tels systèmes «de l’ombre» est l’une des principales causes ayant conduit au développement et à la diffusion globale de la récente crise économique et financière, commencée aux États-Unis, avec celle des prêts hypothécaires à risque (subprime) au cours de l’été 2007.
  2. Le monde de la finance offshore se nourrit surtout de cette intention de spéculation qui, tout en offrant aussi d’autres services licites, à travers les canaux généralisés de contournement fiscal, et même d’évasion ou de recyclage de l’argent, fruit de délit, aboutit ensuite à un appauvrissement du système normal de production et de distribution des biens et des services. Il est difficile de distinguer si beaucoup de ces situations donnent lieu immédiatement ou plus tard à des cas d’immoralité; mais de telles réalités, là où elles soustraient injustement la lymphe vitale à l’économie réelle, peuvent difficilement trouver une légitimité, tant du point de vue éthique que celui de l’efficience globale du système économique lui-même.

Par contre, un certain degré de corrélation entre les comportements non éthiques des opérateurs et les situations de faillite du système dans son ensemble semble évident: il est maintenant indéniable que les carences éthiques exacerbent les imperfections des mécanismes de marché[46].
Au cours de la seconde moitié du siècle dernier, est né le marché offshore des euro-dollars, un espace financier d’échanges, hors de tout cadre réglementaire officiel. À partir d’un important pays européen, ce marché s’est ensuite étendu dans d’autres pays du monde, donnant lieu à un véritable réseau financier, une alternative au système financier officiel et aux juridictions qui le protègent.
À ce sujet, il faut dire que si la raison formelle adoptée pour justifier la présence de sites offshore est de permettre aux investisseurs institutionnels de ne pas subir une double taxation, d’abord dans leur pays de résidence, puis là où les fonds sont domiciliés, ces lieux sont en réalité devenus de manière prépondérante, des occasions propices d’opérations financières border line, lorsqu’elles ne sont pas beyond the pale, tant du point de vue de leur légalité sous le profil normatif que du point de vue éthique, c’est-à-dire d’une culture économique saine et exempte d’intentions délibérées de contournement fiscal.
Aujourd’hui, plus de la moitié du commerce mondial est effectué par de grandes structures qui réduisent leur charge fiscale en transférant les revenus d’un siège à l’autre, selon leur convenance; ils procèdent au transfert des profits dans les paradis fiscaux, tandis que les coûts sont envoyés dans les pays ayant une fiscalité élevée. Il est clair que cela soustrait des ressources importantes à l’économie réelle et contribue à la création de systèmes économiques basés sur l’inégalité. En outre, on ne peut passer sous silence le fait que ces espaces offshore sont devenus plus d’une fois des lieux habituels de blanchiment de l’argent «sale», c’est-à-dire fruit de produits illicites (vols, fraudes, corruptions, associations criminelles, mafias, butins de guerre …).
En dissimulant le fait que lesdites opérations offshore n’avaient pas eu lieu sur leurs places financières officielles, certains États ont de fait permis qu’on tire profit même des crimes, tout en se déresponsabilisant, puisque ces actes délictueux n’ont pas eu formellement lieu sur des territoires relevant de leur juridiction. Cela représente, du point de vue moral, une forme évidente d’hypocrisie.
En peu de temps, ce marché est devenu un lieu stratégique de transit important de capitaux, car sa configuration représente une voie facile pour réaliser différentes formes importantes de contournement fiscal. On comprend dès lors que la domiciliation offshore de nombreuses et importantes sociétés sur le marché soit devenue très recherchée et pratiquée.

  1. Certes, le système fiscal des États ne semble pas toujours juste; à cet égard, il convient de noter qu’une telle injustice est souvent au détriment d’entités économiques plus vulnérables, tandis qu’il favorise ceux qui sont les mieux aguerris et qui sont même en mesure d’influencer les systèmes réglementaires qui régissent ces fiscalités. En fait, l’imposition fiscale, lorsqu’elle est équitable, exerce une fonction essentielle de péréquation et de redistribution de la richesse, non seulement en faveur de ceux qui ont besoin de subventions appropriées, mais aussi pour soutenir les investissements ainsi que la croissance économique réelle.

En tout état de cause, le contournement fiscal de la part des principaux acteurs du marché, notamment des grands intermédiaires financiers, représente une ponction injuste de ressources à l’économie réelle, et demeure un préjudice pour l’ensemble de la société civile. Vu la non-transparence de ces systèmes, il est difficile de déterminer avec précision la quantité de capitaux qui y transite; toutefois, il a été calculé qu’un impôt minimum sur les transactions offshore suffirait pour résoudre une grande partie du problème de la faim dans le monde: pourquoi ne prendrait-on pas avec audace la voie d’une telle initiative?
De plus, il a été constaté que l’existence de sites offshore a également encouragé une fuite massive de capitaux dans de nombreux pays à faible revenu, générant de multiples crises politiques et économiques, et les empêchant de se lancer enfin sur le chemin de la croissance et d’un sain développement.
À maintes reprises, des institutions internationales ont dénoncé tout cela et beaucoup de gouvernements nationaux ont cherché, à juste titre, à limiter la portée des places financières offshore. Dans cette ligne, il y a eu aussi beaucoup d’efforts positifs, en particulier au cours des dix dernières années. Toutefois, on n’a pas réussi jusqu’ici à imposer des accords et des normes assez efficaces en la matière; mêmes les schémas normatifs proposés par d’influentes organisations internationales sont restés souvent inappliqués ou rendus inefficaces, à cause des influences importantes que ces places sont en mesure d’exercer sur de nombreux pouvoirs politiques, vu les immenses capitaux dont elles disposent.
Tout en constituant un préjudice grave au bon fonctionnement de l’économie réelle, tout cela représente un fonctionnement qui, telle qu’il est conçu aujourd’hui, demeure totalement inacceptable d’un point de vue éthique. Il est donc nécessaire et urgent que des mesures appropriées soient prises au niveau international pour apporter des remèdes à ce système inique : il importe avant tout de pratiquer à tous les niveaux la transparence financière (par exemple avec l’obligation de rapport public pour les entreprises multinationales, de leurs activités respectives et des taxes payées dans les pays où elles opèrent à travers leurs filiales); en outre, envisager des sanctions incisives à imposer aux pays qui réitèrent les pratiques malhonnêtes ci-dessus mentionnées (évasion et contournement fiscal, recyclage de l’argent sale).

  1. Le système offshore a fini par aggraver la dette publique, surtout dans les pays aux économies les moins développées. En effet, on a constaté que la richesse privée accumulée par certaines élites dans les paradis fiscaux a presque égalé la dette publique de leurs pays respectifs.

Cela montre aussi qu’à l’origine de cette dette se trouvent souvent des dettes privées et reportées sur le système public. Entre autres, on sait que d’importants acteurs économiques ont tendance à mener de façon constante, souvent avec la complicité des hommes politiques, une pratique de socialisation des pertes.
Cependant, il est bon de noter que la dette publique est aussi souvent générée par une gestion maladroite – peut-être intentionnellement – du système d’administration publique. Cette dette, c’est-à-dire l’ensemble des passifs financiers qui pèse sur les États, est aujourd’hui l’un des plus grands obstacles au bon fonctionnement et à la croissance des différentes économies nationales. Nombreuses d’entre elles sont en effet accablées par le devoir de faire face aux paiements d’intérêts provenant de cette dette et doivent donc procéder à cet effet à des ajustements structurels.
Face à tout cela, les États sont appelés d’une part, à remédier à cette situation au moyen d’adéquates gestions du système public par le biais de réformes structurelles sages, et par la répartition judicieuse des dépenses et des investissements ciblés; d’autre part, au plan international, en mettant chaque pays face à ses responsabilités incontournables, il faut également permettre et encourager de manière raisonnable les voies judicieuses de sortie de la spirale de la dette, en ne faisant pas porter aux États – et donc à leurs concitoyens, en clair à des millions de familles – le fardeau de ce qui de fait se révèle insoutenable.
Cela suppose également des politiques de réduction raisonnable et harmonisée de la dette publique, en particulier lorsque celle-ci est détenue par des entités d’une telle consistance économique qu’elles sont en mesure d’offrir cette réduction[47]. Des solutions similaires sont nécessaires à la santé du système économique international, afin d’éviter la propagation de crises qui pourraient l’affecter tout entier, et à la poursuite de la recherche du bien commun des nations dans leur ensemble.

  1. Tout ce dont nous avons parlé jusqu’ici ne relève pas seulement des structures soustraites à notre contrôle, mais aussi de la sphère de nos responsabilités. Cela signifie que nous disposons d’outils importants pour contribuer à la résolution de nombreux problèmes. Par exemple, les marchés vivent grâce à la demande et à l’offre de biens: chacun d’entre nous peut avoir à ce sujet une influence décisive, au moins en donnant forme à cette demande.

Sur la consommation et sur l’épargne, un regard critique et responsable s’impose. La pratique des achats, engagement quotidien qui nous dote au plus haut point du nécessaire pour vivre, est aussi une forme de choix que nous opérons parmi les différents produits offerts par le marché. Par ce choix, nous faisons l’option, souvent à notre insu, de biens produits peut-être à travers des filières où il est habituel de violer les droits de l’homme les plus élémentaires, ou bien par le travail d’entreprises dont l’éthique ne connaît, dans les faits, pas d’autre intérêt que le profit à tout prix des actionnaires.
Il faut s’orienter vers le choix des biens résultant d’un processus moralement honnête, car même par le geste, apparemment anodin, de la consommation, nous exprimons une éthique en acte et nous sommes appelés à prendre position face à ce qui est concrètement bon ou nuisible pour l’homme. À ce propos, quelqu’un a parlé du «vote avec son portefeuille»: il s’agit effectivement de voter chaque jour, au marché, pour ce qui aide notre bien réel à tous et de rejeter ce qui lui nuit[48].
Ces mêmes considérations devraient aussi s’appliquer à la gestion des épargnes personnelles, en les orientant par exemple vers des entreprises qui fonctionnent selon des critères clairs, inspirés d’une éthique respectueuse de tout l’homme et de tous les hommes, sur l’horizon de la responsabilité sociale[49]. Plus généralement, chacun est appelé à cultiver des pratiques de production de la richesse qui soient en accord avec notre caractère relationnel et qui tendent vers le développement intégral de la personne.
IV Conclusion
34 Face à l’immensité et à l’omniprésence des systèmes économiques et financiers d’aujourd’hui, nous pourrions être tentés de nous résigner au cynisme et de penser que nos pauvres forces n’y peuvent faire que bien peu. En fait, chacun de nous peut faire beaucoup, surtout s’il ne reste pas seul.
De nombreuses associations provenant de la société civile représentent, dans cette ligne, une réserve de conscience et de responsabilité sociale dont on ne peut se passer. Aujourd’hui plus que jamais, nous sommes tous appelés à veiller comme des sentinelles de la vie saine et à devenir des interprètes d’un nouvel engagement social, en orientant notre action vers la recherche du bien commun et en la fondant sur des principes fermes de solidarité et de subsidiarité.
Même s’il peut sembler fragile et insignifiant, chaque geste de notre liberté s’appuie, s’il est vraiment orienté vers le bien authentique, sur Celui qui est le vrai Maître de l’histoire. Il s’inscrit dans une positivité qui dépasse nos pauvres forces, en se joignant de façon indissociable à tous les actes de bonne volonté dans un réseau qui relie le ciel et la terre, en véritable instrument d’humanisation de l’homme et du monde. C’est ce dont nous avons besoin pour bien vivre et nourrir une espérance qui soit à la hauteur de notre dignité d’êtres humains.
L’Église, Mère et Maîtresse, consciente d’avoir reçu le don d’un dépôt non mérité, offre aux hommes et aux femmes de tous les temps les ressources nécessaires pour une espérance fiable. Que Marie, la Mère du Dieu fait homme pour nous, prenne nos cœurs par la main et les guide dans la construction réfléchie du bien que son fils Jésus, grâce à son humanité renouvelée par le SaintEsprit, est venu inaugurer pour le salut du monde.
Au cours d’une audience accordée au Secrétaire de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, Sa Sainteté le Pape a approuvé ces Considérations, adoptées par la Session Ordinaire de ce Dicastère et en a ordonné la publication.
Donné à Rome, le 6 janvier 2018, en la solennité de l’Épiphanie.
+ Luis F. Ladaria, S.I
Archevêque Titulaire de Thibica
Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi
Peter Card. Turkson
Préfet du Dicastère pour le Service du développement Intégral
+ Giacomo Morandi
Archevêque Titulaire de Cerveteri
Secrétaire de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi
Bruno Marie Duffé
Secrétaire du Dicastère pour le Service du développement Intégral
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[1] Conc. œcum. Vat. II, Const. dogm. Lumen gentium, n. 48.
[2] Cf. ibid., n. 5.
[3] François, Lettre enc. Laudato si’ (24 mai 2015), n. 231: AAS 107 (2015), 937; La Documentation catholique, 2519 (2015), p. 65.
[4] Cf. Benoît XVI, Lettre enc. Caritas in veritate (29 juin 2009), n. 59: AAS 101 (2009), 694; La Documentation catholique, 106 (2009), p. 784.
[5] Cf. Jean Paul II, Lettre enc. Fides et ratio (14 septembre 1998), n. 98: AAS 91 (1999), 81; La Documentation catholique, 95 (1998), p. 936.
[6] Cf. Commission théologique internationale, À la recherche d’une éthique universelle. Nouveau regard sur la loi naturelle, n. 87, Cité du Vatican 2009, 86; La Documentation catholique, 106 (2009), p. 837.
[7] François, Lettre enc. Laudato si’, n. 189: AAS 107 (2015), 922; La Documentation catholique, 2519 (2015), p. 55.
[8] Id., Exhort. apost. Evangelii gaudium (24 novembre 2013), n. 178: AAS 105 (2013), 1094; La Documentation catholique, 2513 (2014), p. 54.
[9] Cf. Conseil pontifical Justice et Paix, Note pour une réforme du système financier et monétaire international dans la perspective d’une autorité publique à compétence universelle, n. 1: L’Osservatore Romano, 24-25 octobre 2011, 6; La Documentation catholique, 108 (2011), p. 1023.
[10] Cf. François, Lettre enc. Laudato si’, n. 189: AAS 107 (2015), 922; La Documentation catholique, 2519 (2015), p.55.
[11] Id., Exhort. apost. Evangelii gaudium, n. 53: AAS 105 (2013), 1042; La Documentation catholique, 2513 (2014), p. 21.
[12] Ibid., n. 58 : AAS 105 (2013), 1044; La Documentation catholique, 2513 (2014), p. 22.
[13] Cf. Conc. œcum. Vat. II, Déclaration Dignitatis humanae, n. 14.
[14] Benoît XVI, Lettre enc. Caritas in veritate (29 juin 2009), n. 45: AAS 101 (2009), 681; La Documentation catholique, 106 (2009), p. 776.
[15] Cf. ibid., n. 74 : AAS 101 (2009), 705; La Documentation catholique, 106 (2009), p. 790.
[16] Cf. François, Discours au Parlement européen (25 novembre 2014), Strasbourg: AAS 106 (2014), 997-998; La Documentation catholique, 2517 (2015), p. 91.
[17] Cf. Benoît XVI, Lettre enc. Caritas in veritate, n. 37 : AAS 101 (2009), 672; La Documentation catholique, 106 (2009), p. 771.
[18] Cf. ibid., n. 55 : AAS 101 (2009), 690; La Documentation catholique, 106 (2009), p. 781.
[19] Cf. Jean Paul II, Lettre enc. Sollecitudo rei socialis (30 décembre 1987), 42: AAS 80 (1988), 572; La Documentation catholique, 85 (1988), p. 252.
[20] Cf. Catéchisme de l’Église Catholique, n. 1908.
[21] Cf. François, Lettre enc. Laudato si’, n. 13 : AAS 107 (2015), 852 ; La Documentation catholique, 2519 (2015), p. 9; Exhort. apost. Amoris laetitia (19 mars 2016), n. 44 : AAS 108 (2016), 327 ; La Documentation catholique, 2523 (2016), p. 17.
[22] Cf. par exemple, la devise Ora et labora, qui rappelle la Règle de saint Benoît de Nursie : dans sa simplicité, elle indique que la prière, en particulier liturgique, tout en nous ouvrant à la relation avec ce Dieu qui, en Jésus Christ et dans son Esprit, se révèle comme Bien et Vérité, offre aussi la forme appropriée et ouvre la voie pour construire un monde meilleur et plus vrai, c’est-à-dire plus humain.
[23] Cf. Jean Paul II, Lettre enc. Centesimus annus (1er mai 1991), nn. 17, 24, 42: AAS 83 (1991), 814, 821, 845; La Documentation catholique, 88 (1991), pp. 527, 530, 539.
[24] Cf. Pie XI, Lettre enc. Quadragesimo anno (15 mai 1931), n. 105: AAS 23 (1931), 210; Paul VI, Lettre enc. Populorum progressio (26 mars 1967), n. 9: AAS 59 (1967), 261; La Documentation catholique, 64 (1967), col. 677; François, Lettre enc. Laudato si’, n. 203: AAS 107 (2015), 927; La Documentation catholique, 2519 (2015), p. 59.
[25] Cf. François, Lettre enc. Laudato si’, n. 175: AAS 107 (2015), 916; La Documentation catholique, 2519 (2015), p. 51. À propos du lien nécessaire entre économie et politique, cf. Benoît XVI, Lettre enc. Caritas in veritate, n. 36: AAS 101 (2009), 671; La Documentation catholique, 106 (2009), p. 770: «L’activité économique ne peut résoudre tous les problèmes sociaux par la simple extension de la logique marchande. Celle-là doit viser la recherche du bien commun, que la communauté politique d’abord doit aussi prendre en charge. C’est pourquoi il faut avoir présent à l’esprit que séparer l’agir économique, à qui il reviendrait seulement de produire de la richesse, de l’agir politique, à qui il reviendrait de rechercher la justice au moyen de la redistribution, est une cause de graves déséquilibres».
[26] Cf. Benoît XVI, Lettre enc. Caritas in veritate, n. 58: AAS 101 (2009), 693; La Documentation catholique, 106 (2009), p. 783.
[27] Cf. Conc. œcum. Vat. II, Const. past., Gaudium et spes, n. 64.
[28] Cf. Pie XI, Lettre enc. Quadragesimo anno, n. 89: AAS 23 (1931), 206; Benoît XVI, Lettre enc. Caritas in veritate, n. 35: AAS 101 (2009), 670; La Documentation catholique, 106 (2009), p. 769; François, Exhort. apost. Evangelii gaudium, n. 204: AAS 105 (2013), 1105; La Documentation catholique, 2513 (2014), p. 61.
[29] Cf. François, Lettre enc. Laudato si’, n. 109: AAS 107 (2015), 891; La Documentation catholique, 2519 (2015), p. 34.
[30] Cf. Jean Paul II, Lettre enc. Laborem exercens (14 septembre 1981), n. 9: AAS 73 (1981), 598; La Documentation catholique, 78 (1981), p. 841.
[31] François, Exhort. apost. Evangelii gaudium, n. 53: AAS 105 (2013), 1042; La Documentation catholique, 2513 (2014), p. 21.
[32] Cf. Conseil pontifical Justice et Paix, Compendium de la doctrine sociale de l’Église, n. 369.
[33] Cf. Pie XI, Lettre enc. Quadragesimo anno, n. 132: AAS 23 (1931), 219; Paul VI, Lettre enc. Populorum progressio, n. 24: AAS 59 (1967), 269; La Documentation catholique, 64 (1967), col. 683.
[34] Cf. Catéchisme de l’Église Catholique, n. 2409.
[35] Cf. Paul VI, Lettre enc. Populorum progressio, n. 13: AAS 59 (1967), 263; La Documentation catholique, 64 (1967), col. 679. Certaines indications importantes ont déjà été données à ce sujet (cf. Conseil pontifical Justice et Paix, Note pour une réforme du système financier et monétaire international dans la perspective d’une autorité publique à compétence universelle, n. 4: L’Osservatore Romano, 24-25 octobre 2011, 7); La Documentation catholique, 108 (2011), p. 1027 : il s’agit maintenant de poursuivre dans la ligne d’un tel discernement, en vue de favoriser un développement positif du système économique et financier, et de contribuer à l’élimination de ces structures d’injustice qui en limitent les potentialités bénéfiques.
[36] Cf. François, Lettre enc. Laudato si’, n. 198: AAS 107 (2015), 925; La Documentation catholique, 2519 (2015), p. 57.
[37] Cf. Conseil pontifical Justice et Paix, Compendium de la doctrine sociale de l’Église, n. 343.
[38] Cf. Benoît XVI, Lettre enc. Caritas in veritate, n. 35: AAS 101 (2009), 670; La Documentation catholique, 106 (2009), p. 769.
[39] François, Discours aux participants à la rencontre sur l’économie de communion, organisée par le mouvement des Focolari (4 février 2017): L’Osservatore Romano, 5 février 2017, 8.
[40] Cf. Jean Paul II, Lettre enc. Sollecitudo rei socialis, n. 28: AAS 80 (1988), 548; La Documentation catholique, 85 (1988), p. 244.
[41] Cf. Benoît XVI, Lettre enc. Caritas in veritate, n. 67: AAS 101 (2009), 700; La Documentation catholique, 106 (2009), p. 787.
[42] Cf. Conseil pontifical Justice et Paix, Note pour une réforme du système financier et monétaire international dans la perspective d’une autorité publique à compétence universelle, n. 1: L’Osservatore Romano, 24-25 octobre 2011, 6; La Documentation catholique, 108 (2011), p. 1023.
[43] Cf. ibid., n. 4: L’Osservatore Romano, 24-25 octobre 2011, 7; La Documentation catholique, 108 (2011), p. 1027.
[44] Cf. Benoît XVI, Lettre enc. Caritas in veritate, n. 45: AAS 101 (2009), 681; La Documentation catholique, 106 (2009), p. 776; François, Message pour la célébration de la 48e Journée mondiale de la paix (1er janvier 2015), n. 5: AAS 107 (2015), 66; La Documentation catholique, 2518 (2015), p. 64.
[45] Cf. Benoît XVI, Lettre enc. Caritas in veritate, n. 36: AAS 101 (2009), 671; La Documentation catholique, 106 (2009), p. 770.
[46] Cf. François, Lettre enc. Laudato si’, n. 189: AAS 101 (2015), 922; La Documentation catholique, 2519 (2015), p. 55.
[47] Cf. Benoît XVI, Discours pour les vœux au Corps diplomatique accrédité près le Saint-Siège (8 janvier 2007) : AAS 99 (2007), 73 ; La Documentation catholique, 104 (2007), pp. 113-119.
[48] Cf. Id., Lettre enc. Caritas in veritate, n. 66: AAS 101 (2009), 699 ; La Documentation catholique, 106 (2009), p. 787.
[49] Cf. Conseil pontifical Justice et Paix, Compendium de la doctrine sociale de l’Église, n. 358.
© Librairie éditrice du Vatican

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