Le jésuite doit « chercher pour trouver la volonté de Dieu et non pas ‘chercher pour avoir’ une voie de sortie qui le (laisse) tranquille. Le signe qu’il avait fait un bon discernement, il l’(a) dans la paix (don de Dieu) et non dans l’apparente tranquillité d’un équilibre humain », écrivait le p. Jorge Mario Bergoglio : « Pour éviter de se transformer en un authentique destructeur ou en un charitable menteur ou en un perplexe paralysé, le jésuite (doit) discerner. »
Dans son dernier numéro, publié le 3 mai 2018, la revue jésuite La Civiltà cattolica – traditionnellement relue en Secrétairerie d’Etat – publie un texte de celui qui était alors procurateur jésuite, écrit à Noël 1987 : le p. Bergoglio signe une préface d’un recueil de 8 lettres de deux préposés Généraux de la Compagnie de Jésus (« Las cartas de la tribulación », Buenos Aires, Diego de Torres, 1988), le père Lorenzo Ricci au XVIIIe siècle, et le père Jan Roothaan (1931). Ces lettres parlent d’une « tribulation » : la suppression de la Compagnie de Jésus. En effet, par le bref apostolique « Dominus ac Redemptor » (21 juillet 1773), le pape Clément XIV avait décidé de supprimer l’ordre comme résultat d’une série de manœuvres politiques. Par la suite, en août 1814, le pape Pie VII fit lire la bulle « Sollicitudo omnium ecclesiarum », par laquelle la Compagnie de Jésus était reconstituée à tous les effets.
Le p. Bergoglio, élu procurateur de la province argentine pour la LXVI Congrégation des procurateurs, qui se tint du 27 septembre au 5 octobre 1987 à Rome, médite sur le discernement en temps de tribulation. « Des paroles que le pape François considère comme fondamentales aujourd’hui, pour que l’Église soit en mesure d’affronter des temps de désolation, de trouble, de polémiques », estime La Civiltà cattolica : ces lettres, ainsi que les réflexions du p. Bergoglio en 1987, ont constitué la colonne vertébrale de son homélie lors de la célébration des vêpres dans l’église du Gesù, en 2014, à l’occasion du 200e anniversaire de la reconstitution de la Compagnie de Jésus.
De même, pour le directeur de la revue, le p. Antonio Spadaro, « c’est ce bref écrit d’il y a 31 ans qui a généré, par exemple, le texte très important du pontificat qu’est la Lettre aux évêques du Chili ». Dans cette lettre, publiée le 11 avril, le pape reconnaît qu’il a « commis de graves erreurs dans l’évaluation et la perception de la situation, notamment en raison d’un manque d’information véridique et équilibrée », au terme de l’enquête menée par son envoyé spécial, Mgr Charles J. Scicluna, président du Collège spécial d’appel dans les cas d’abus sexuels sur mineurs de la part de clercs – au sein de la Congrégation pour la doctrine de la foi – sur le cas de Mgr Juan de la Cruz Barros Madrid, évêque d’Osorno, accusé par des laïcs de son diocèse d’avoir été au courant des abus sexuels commis par son ancien mentor, le p. Fernando Karadima.
« Dans les moments de trouble, écrivait le p. Bergoglio, quand le scandale des persécutions, des tribulations, des doutes, etc, est soulevé par les événements culturels et historiques, il n’est pas facile de distinguer la voie à suivre ». Il met en garde contre les « tentations propres à ce temps : discuter d’idées, ne pas donner l’importance due à la question, trop s’occuper des persécuteurs et rester à ruminer la désolation, etc. »
Le jésuite argentin note que les deux préposés généraux « ne se mettent pas à ‘discuter’ avec les idéologies (de leur époque)… Ils savent parfaitement que – dans ces attitudes – il y a des erreurs, du mensonge, de l’ignorance… et ils laissent cependant ces choses à part et… ils centrent leur réflexion sur la confusion que ces idées (avec leurs conséquences culturelles et politiques) produisent dans le cœur des Jésuites ». En d’autres termes, « ils préfèrent regarder la vie, la situation que ces idées provoquent ».
« Les idées se discutent, les situations se discernent, poursuit le procurateur… De sorte que, dans leur formulation, ils préfèrent, plutôt que de parler d’erreur, d’ignorance ou de mensonge, se référer à la confusion. La confusion se niche dans le cœur : c’est le va et vient des différents esprits. La vérité ou le mensonge, dans l’abstrait, ne sont pas des objets de discernement. En revanche, la confusion en est un. »
Et d’expliquer : « Devant la gravité des temps, l’ambiguïté des situations qui s’étaient créées, le Jésuite devait discerner, devait se ressaisir de son appartenance… Il devait « chercher pour trouver » la volonté de Dieu et non pas « chercher pour avoir » une voie de sortie qui le laissait tranquille. Le signe qu’il avait fait un bon discernement, il l’avait dans la paix (don de Dieu) et non dans l’apparente tranquillité d’un équilibre humain ou d’un choix en faveur d’un des éléments en opposition. Concrètement : ce n’était pas de Dieu de défendre la vérité au prix de la charité, ni la charité au prix de la vérité, ni l’équilibre au prix des deux autres. Pour éviter de se transformer en un authentique destructeur ou en un charitable menteur ou en un perplexe paralysé, le Jésuite devait discerner. »
« Il ne faut pas s’étonner du fait que les pères Généraux, dans ces lettres, fassent recours aux péchés propres de la Compagnie de Jésus », note encore le p. Bergoglio, car « se voir seulement persécuté pourrait engendrer l’esprit mauvais de « se sentir victime », objet d’injustice, etc. Au dehors, à cause de la persécution, c’est la confusion… En considérant ses propres péchés, le Jésuite demande – pour lui-même – « honte et confusion de moi-même »… et, ainsi, on se met dans la meilleure disposition pour faire un discernement. »
Avec une traduction d’Hélène Ginabat