« Pour lutter contre le bonheur éphémère des dépendances, il faut de l’amour créatif et des adultes capables d’enseigner et de pratiquer une façon saine de prendre soin de soi », affirme le cardinal Peter Kodwo Appiah Turkson, préfet du Dicastère pour le Service du développement humain intégral. Dans un message publié le 26 juin 2017 à l’occasion de la Journée internationale contre l’abus et le trafic illicite de drogues, il dénonce « l’indifférence, et parfois même la complicité indirecte à l’égard de ce phénomène ».
« L’on ne peut accepter que la société intègre la consommation de drogues comme un trait chronique propre à l’époque », déclare le cardinal qui invite à ne jamais « considérer les personnes comme irrécupérables ».
Tandis que l’horizon des dépendances se diversifie, fait-il observer, citant notamment « le jeu pathologique, ou ludopathie », il existe « de vraies lacunes dans les projets, dans les politiques et dans les perspectives ». L’approche actuelle, estime le préfet, est « dépassée et inadaptée à un marché de la drogue très compétitif et flexible ».
AK
Message du cardinal Turkson
La Journée internationale contre l’abus et le trafic illicite de drogues, instituée par les Nations unies, est une occasion importante d’attirer l’attention sur le fait que les stupéfiants continuent « à se répandre sous des formes et des dimensions impressionnantes »[1]. C’est un phénomène alimenté – non sans les défaillances et compromissions des institutions – par « un marché abject qui s’étend au-delà des frontières nationales et continentales »[2], et qui est lié aux mafias et au narcotrafic.
Nous nous trouvons aujourd’hui face à un paysage des dépendances qui a profondément muté par rapport au passé récent[3] ; la drogue est devenue un produit de consommation rendu compatible avec la vie quotidienne, avec une activité ludique, voire avec la recherche du bien-être.
La consommation de cocaïne est associée à une diffusion accrue de l’héroïne, qui « représente encore le pourcentage le plus élevé (80%) des nouvelles demandes de traitement associées aux opiacées en Europe »[4]. De plus, de nouvelles substances psychotropes toxiques – disponibles sur le marché, à bas coût et de manière anonyme, via internet – s’introduisent également dans les lieux de détention et mobilisent dans l’activité du deal de nombreuses personnes recrutées dans les périphéries du mal-être, où elles trouvent autant de nouveaux consommateurs.
Le taux de consommation le plus élevé revient toutefois au cannabis, qui est actuellement sujet d’un débat animé au niveau international – qui tend à négliger le jugement éthique sur la substance, négatif en soi comme pour toute autre drogue[5] – sur de possibles usages thérapeutiques, un terrain sur lequel l’on est en attente de données scientifiques corroborées par des périodes d’observation, conformément à toute expérimentation digne de considération publique.
Avant de prendre une décision sur ces thèmes, à partir de préjugés de différentes natures, il conviendrait de mieux comprendre les tendances dans l’usage du cannabis, les dommages qui y sont liés et les conséquences des politiques de réglementation dans les différents pays, qui encouragent le marché illégal à développer des produits destinés à influencer les modèles de consommation et à réaffirmer la primauté du désir qui se satisfait de manière compulsive avec la substance.
Le jeu pathologique, ou ludopathie, constitue également depuis quelques temps une plaie endémique qui vient encore diversifier les dépendances. La légalisation des jeux de hasard, même lorsqu’elle est soutenue dans le but d’en révéler la gestion criminelle, augmente de façon exponentielle le nombre de joueurs pathologiques ; d’autre part, la taxation perçue par l’Etat apparaît incompatible sur le plan éthique et contradictoire sur le terrain de la prévention. La définition de modèles d’intervention et de systèmes de surveillance adaptés, associée à la dotation de fonds, est particulièrement souhaitable pour faire face au phénomène.
Tandis que l’horizon des dépendances se diversifie, l’indifférence, et parfois même la complicité indirecte à l’égard de ce phénomène, contribue à détourner l’attention de l’opinion publique et des Gouvernements, concentrés sur d’autres urgences. Mais face à des événements qui surprennent notre époque actuelle en requérant des efforts, des ressources et des réponses imprévues, la solution d’urgence prend souvent le pas sur une culture sérieuse de la prévention, capable de se doter d’objectifs, d’instruments et de ressources pour garantir à la fois constance et durabilité dans la prise en charge des problèmes.
La preuve est faite, dans de nombreux pays, par la chute des engagements programmatiques, des services institutionnels et des ressources ; l’offre qui a, des décennies durant, contrôlé l’avancée des dépendances a été dans de nombreux cas réduite à un rempart marginal, investi du devoir de freiner uniquement la désertification provoquée par des années d’inattention.
Le cadre actuel fourni par les dépendances montre, dans de nombreux cas, de vraies lacunes dans les projets, dans les politiques et dans les perspectives, il témoigne d’une approche dépassée et inadaptée à un marché de la drogue très compétitif et flexible vis-à-vis de la demande, toujours ouvert aux offres nouvelles, par exemple les opiacées synthétiques extrêmement puissantes qui ont été créées récemment, l’ecstasy et les amphétamines. La consommation accrue et diffuse d’ecstasy est un bon indicateur du fait que l’usage de substances illicites a désormais investi les espaces quotidiens et que le toxicomane n’est plus identifié à l’héroïnomane, mais à un nouveau profil de polyconsommateur, qui a contextuellement recours à certaines substances et à l’alcool.
Par conséquent, les stratégies d’intervention ne peuvent être uniquement spécialisées ou concentrées sur la réduction du dommage, et elles ne peuvent davantage considérer la drogue comme un phénomène dérivant d’un malaise social et d’une déviance. La réduction du dommage doit obligatoirement comporter à la fois la prise en charge toxicologique et l’intégration par des programmes thérapeutiques personnalisés à caractère psychosocial, sans jamais donner lieu à des formes de chronicité, mauvaises pour la personne et éthiquement condamnable. Si elle est destinée à éviter les dommages collatéraux de la dépendance, la réduction du risque relève au contraire d’instances de nature plus épidémiologique que thérapeutique, en se présentant comme une stratégie de contrôle social et de prophylaxie hygiénique. Le véritable risque est que celle-ci puisse conduire, de façon plus aseptisée et moins visible, à la mort psychologique et sociale du toxicomane, en différant sa mort physique.
Le fait de considérer les personnes comme irrécupérables est un acte de démission qui nie les dynamiques psychologiques disposées au changement et qui légitime le désengagement du toxicomane et des institutions qui ont le devoir de prévenir et de soigner. En d’autres termes, l’on ne peut accepter que la société intègre la consommation de drogues comme un trait chronique propre à l’époque, similaire à l’alcool et au tabagisme, en se détournant d’une confrontation stricte sur les marges de liberté de l’Etat et du citoyen face à l’usage de substances psychoactives.
De la même manière, l’on ne doit pas minimiser les dépendances qui naissent et se développent suivant des caractéristiques complexes, liées à des signes cliniques préexistants ou résultant de l’usage de substances psychoactives : c’est le cas de ce que l’on appelle le « double diagnostic », qui relève du trouble psychiatrique et qui exige beaucoup durant la phase de traitement.
« Il est évident qu’il n’existe pas qu’une cause unique qui conduit à la dépendance de la drogue, mais les facteurs qui interviennent sont nombreux, parmi lesquels le manque de famille, la pression sociale, la propagande des trafiquants, le désir de vivre de nouvelles expériences. Chaque toxicomane porte en lui une histoire personnelle différente, qui doit être écoutée, comprise, aimée et lorsque c’est possible, guérie et purifiée »[6].
Les « bonnes pratiques » contre la standardisation résignée ou la délégation aux quelques personnes de bonne volonté nous renvoient au devoir de prévention, au comportement de sollicitude destiné à « prendre soin » en terme de promotion de la santé, dans son acception la plus ample et la plus complète. Les politiques et les stratégies de grande envergure, fondées sur la prévention primaire, ne peuvent pas ne pas impliquer tous les acteurs sociaux, en repartant de l’engagement à éduquer.
La situation à laquelle nous devons tous nous confronter est marquée par la perte des primats anciens de la famille et de l’école, par la désagrégation de l’autorité des figures adultes et par les difficultés constatées au niveau parental ; cela témoigne du fait que l’heure n’est pas à la quête de reconnaissance personnelle mais à la création de « réseaux » capables de réactiver des synergies sociales éducatives en dépassant les compétitions inutiles, les délégations et les formes de déresponsabilisation. Afin d’éviter que les jeunes ne grandissent sans « soin », en étant davantage élevés qu’éduqués, attirés par des « prothèses curatives », auxquelles les drogues savent bien ressembler, chaque acteur social doit se connecter et investir sur un terrain partagé de valeurs éducatives fondamentales et indispensables, orientées vers la formation intégrale de la personne. Il convient de souligner, à cet égard, l’engagement et la constance des professionnels et des bénévoles du secteur social privé qui, depuis l’émergence du problème de la drogue, ont apporté les premières réponses. Leur travail, souvent peu valorisé, mérite un soutien concret et une attention juste. C’est du reste des communautés thérapeutiques qu’émanent les signes d’un changement à haute valeur éducative, utiles dans les parcours de réhabilitation et plus encore dans le domaine de la prévention.
L’aspect éducatif est fondamental, surtout durant la période de vulnérabilité et d’inachèvement que représente l’adolescence, où s’alternent des moments intenses de découverte et de curiosité, mais également de dépression, d’apathie, avec des comportements qui mettent symboliquement ou réellement la vie en danger. Ces conduites, volontairement transgressives, ont pour but d’abattre la souffrance causée par la sensation de se trouver face au mur insurmontable, le mur d’un présent qui ne se termine jamais et d’un avenir que l’on ne parvient pas à entrevoir. Ce sont des appels à vivre, mais également des appels à l’aide et au soutien adressés aux adultes capables de transmettre le goût de la vie et le sens de sa valeur[7].
Les jeunes, a affirmé le Pape François, « recherchent de beaucoup de façons le ‘vertige’ qui les fasse se sentir vivants. Donc, donnons-le leur ! Stimulons tout ce qui les aide à transformer leurs rêves en projets, et qu’ils puissent découvrir que tout le potentiel qu’ils ont est un pont, un passage vers une vocation (au sens le plus large et le plus beau du mot). Proposons-leur de vastes objectifs, des grands défis et aidons-les à les réaliser, à atteindre leurs objectifs. Ne les laissons pas seuls. Et donc proposons-leur des défis plus qu’eux-mêmes ne nous défient. Ne tolérons pas qu’ils reçoivent le ‘vertige’ d’autres personnes qui ne font que mettre leur vie en danger. Donnons-le leur ! Mais un vertige juste, qui satisfasse ce désir de bouger, d’avancer »[8].
Pour lutter contre le bonheur éphémère des dépendances, il faut de l’amour créatif et des adultes capables d’enseigner et de pratiquer une façon saine de prendre soin de soi. Une vision spirituelle de l’existence, projetée vers la quête de sens, ouverte à la rencontre avec les autres, constitue le plus grand héritage éducatif que les générations doivent se transmettre, aujourd’hui plus que jamais.
Dans le cas contraire, les dépendances contribueront à tuer l’humanité car nous savons bien que celui qui ne s’aime pas n’est guère plus capable d’aimer son prochain.
Cité du Vatican, 26 juin 2017
[1] Pape François, Discours aux participants à la 31e édition de l’International Drug Enforcement Conference, le 20 juin 2014
[2] Ibidem
[3] Département politique antidrogue, rapport annuel au Parlement sur l’usage de stupéfiants et sur les toxicodépendances en Italie pour l’année 2016
[4] Observatoire européen des drogues et des toxicodépendances, rapport européen sur la drogue, 2017
[5] Le « non à tout type de drogue » a été réaffirmé à plusieurs reprises par le Pape François. Cf. par exemple l’Audience générale du 7 mai 2014
[6] Pape François, Discours aux participants à la rencontre promue par l’Académie pontificale des sciences sur le thème Narcotics: Problems and Solutions of this Global Issue, 24 novembre 2016
[7] Cf. David Le Breton, Adolescence et conduites à risque, Paris, Editions Fabert, 2015
[8] Pape François, Discours au Congrès ecclésial du Diocèse de Rome sur le thème Ne les laissons pas seuls ! Accompagner les parents dans l’éducation des enfants adolescents, 19 juin 2017
Plante de coca © UNODC
Lutte contre les drogues: le Vatican dénonce l’indifférence et la complicité
Message du card. Turkson qui plaide pour un « amour créatif »