Le Saint-Siège souhaite que « les personnes, les travailleurs, leurs familles et leurs communautés seront placés au centre du développement durable futur et de politiques de travail décentes, comme le recommande la Déclaration de Philadelphie (1944) ».
Mgr Ivan Jurkovic, nonce apostolique, observateur permanent du Saint-Siège auprès du Bureau des Nations Unies et d’autres organisations internationales à Genève, est en effet intervenu lors de la 105ème session de la Conférence internationale du travail, hier, jeudi 2 juin 2016 à Genève.
Le Saint-Siège souhaite que cette place des personnes au centre du développement soit à l’agenda ces célébrations du 100e anniversaire de l’Organisation internationale du travail (OIT) à laquelle Mgr Jukovic rend hommage « pour son service dévoué au développement social à travers l’action concerté des travailleurs, des employeurs et des gouvernements ».
Voici notre traduction intégrale de l’intervention du représentant du Saint-Siège.
A.B.
Intervention de Mgr Ivan Jurkovic
Monsieur le Président,
- La délégation du Saint-Siège félicite l’Organisation internationale du travail (OIT) pour son service dévoué au développement social à travers l’action concerté des travailleurs, des employeurs et des gouvernements, alors qu’elle se prépare à célébrer son 100ème anniversaire. Le préambule de sa Constitution, qui stipule qu’il n’y aura pas de paix durable sans justice sociale, continue de fournir un avertissement fort et un encouragement bienvenu pour guider notre réflexion sur l’ « avenir du travail »[1].
- Nous éprouvons aujourd’hui un sentiment d’urgence autant que nous ressentons le sens de notre responsabilité. Les informations contenues dans les rapports et analyses de cette Organisation, concernant l’incapacité à créer un nombre suffisant d’emplois dignes et stables est une cause de grave préoccupation.
- Nous tenons à souligner, comme cela a été fait lors de la précédente session, la question pressante de l’emploi des jeunes. En dépit d’une légère reprise dans la période 2012-2014, le taux de chômage des jeunes demeure bien au-dessus de son niveau d’avant la crise. Pour des millions de jeunes dans le monde, trouver un emploi décent est encore un dur combat de longue haleine. Comme nous le rappelle le pape François, « nous ne pouvons pas nous résigner à perdre une génération entière de jeunes qui n’ont pas la solide dignité d’un travail »[2]. L’objectif final de la communauté internationale doit être une reprise basée sur la création d’emplois conséquente, en référence au principe de subsidiarité, qui permet à chaque individu et à chaque entreprise d’être le protagoniste du développement de la société dans son ensemble. C’est une obligation morale. « Si nous voulons repenser notre société, nous avons besoin de créer des emplois dignes et bien rémunérés, en particulier pour nos jeunes »[3]
- Pour cela, il faut venir avec de nouveaux modèles économiques, plus inclusifs et équitables, qui ne visent pas à servir un petit nombre, mais qui soit au profit des gens ordinaires et de la société dans son ensemble. Cela impliquerait le passage d’une économie orientée vers le revenu, profitant de la spéculation et du prêt à intérêt, à une économie sociale qui investisse dans les personnes en créant des emplois et en procurant une formation. Dans le même temps, une vague d’innovations technologiques modifie la capacité des activités de fabrication et de services modernes à générer des emplois.
- Le pape François a mis en garde à plusieurs reprises contre la tentation de réduire les coûts en remplaçant les travailleurs par des technologies de pointe. La crise financière et économique mondiale a mis en évidence la perspective humaine gravement déficiente, qui réduit l’homme à un seul de ses besoins, à savoir la consommation. Pire encore, les êtres humains eux-mêmes sont aujourd’hui considérés comme des biens de consommation, qui peuvent être utilisés et jetés. Le remplacement des travailleurs par la technologie pose des problèmes éthiques graves, car il élève l’efficacité économique et la productivité au-dessus de la dignité humaine. Le Saint-Siège soutient qu’en prenant ce chemin, nous finissons par travailler contre nous-mêmes. « Arrêter d’investir dans les personnes, afin d’obtenir un plus grand gain financier à court terme, est une mauvaise affaire pour la société. »[4]
- La dignité humaine et les facteurs économiques, sociaux et politiques exigent que nous continuions à « donner la priorité à l’objectif de l’accès à un emploi stable pour tout le monde »[5]. Nous devons, en particulier, rechercher des solutions innovantes pour que la croissance économique et le bien-être ne soient pas déconnectés de l’emploi. « Ce sera une « meilleure affaire » de mettre la technologie au service du bien commun, et le bien commun comprend un travail décent pour tous dans notre seule maison commune »[6]. Guidés et dirigés par les objectifs de développement durable, nous devons continuer de promouvoir l’idée « qu’il ne suffit plus de mesurer le progrès humain en termes de croissance économique et d’accumulation de richesse matérielle. Le travail acquiert son vrai caractère quand il est décent et durable pour les travailleurs, les employeurs, les gouvernements, les communautés et l’environnement »[7]. « Cela implique l’effort et la fatigue pour produire et obtenir de bons résultats, mais aussi la capacité de transformer la réalité et de réaliser une vocation personnelle »[8]. Ainsi, le travail exprime et augmente la dignité[9] de l’homme. « Il y a un avantage pratique aussi dans cette approche. La dimension personnelle subjective dans le travail affecte le résultat objectif réel dans toutes les activités, mais surtout dans les services, la recherche et l’innovation technologique, c’est-à-dire, dans les activités économiques qui favorisent la connaissance et la véritable création de richesse, le développement humain et social »[10].
- La mondialisation a généré l’internationalisation continue du système de production du monde, avec des chaînes mondiales d’approvisionnement de plus en plus répandues, ce qui rend souvent impossible d’identifier une seule origine nationale des produits finis. La prolifération des chaînes d’approvisionnement mondiales a profondément transformé la nature de la production transfrontalière, de l’investissement, du commerce et de l’emploi. Les chaînes d’approvisionnement mondiales ont joué un rôle important dans la croissance significative du commerce international au cours des dernières décennies.
- Les chaînes d’approvisionnement mondiales ont fourni de nouvelles possibilités d’emploi dans les économies en voie de développement et émergentes, y compris pour les travailleurs qui avaient des difficultés à accéder à un emploi salarié ou formel. Cependant, les salaires et le temps de travail sont également affectés par les conditions d’achat entre l’acheteur et ses fournisseurs, qui reflètent souvent la position de négociation asymétrique des deux partenaires et le pouvoir qu’on les acheteurs de changer de fournisseurs. Dans ces conditions, les salaires deviennent la variable d’ajustement au bout de la chaîne d’approvisionnement, avec des pressions concurrentielles conduisant à des salaires plus bas et à des heures de travail supplémentaires. Dans la première encyclique sociale, Rerum novarum (1891), le pape Léon XIII a souligné le caractère central de la dignité humaine, en déclarant qu’ « abuser [des personnes] comme si elles étaient des choses dans la poursuite du gain, ou les valoriser uniquement pour leurs capacités physiques – est vraiment honteux et inhumain »[11]. Le Saint-Père a fait vigoureusement valoir que les travailleurs ont droit à un salaire juste ou au minimum vital. Cela ne devait pas être assimilé à un salaire déterminé par la loi du marché. « Les salaires ne peuvent pas être laissés uniquement au gré du marché, mais doivent être influencés par la justice et l’équité – un salaire qui permette aux gens de vivre une vie vraiment humaine et de remplir leurs obligations familiales »[12]. Dans les mots du pape François, c’est l’une des façons dont les personnes « trouvent un sens, un destin, et vivent avec dignité, ‘vivent bien’ »[13].
- Les changements climatiques et l’augmentation de catastrophes à la fois d’apparition soudaine et à évolution lente, posent des défis énormes pour les gouvernements tant dans les pays développés que dans ceux en voie de développement. Certains de ces défis sont liés à la fourniture durable d’une infrastructure résiliente au changement climatique. Les effets des changements climatiques ont des impacts négatifs sur le développement économique et social en général et sur les entreprises et les travailleurs en particulier, en perturbant les entreprises, en détruisant les lieux de travail et en sapant les possibilités de revenus. Comme l’a souligné le pape François, dans Laudato si’, « il est essentiel de rechercher des solutions globales qui tiennent compte des interactions au sein des systèmes naturels eux-mêmes et avec les systèmes sociaux. Nous sommes confrontés non pas à deux crises distinctes, l’une de l’environnement et l’autre sociale, mais plutôt à une crise complexe, qui est à la fois sociale et environnementale. Les stratégies en vue d’une solution exigent une approche intégrée qui lutte contre la pauvreté, redonne leur dignité aux exclus, et en même temps protège la nature »[14].
- En conclusion, Monsieur le Président,
Le Saint-Siège souhaite réaffirmer son intérêt à contribuer aux dialogues sur l’avenir du travail dans le contexte du 100ème anniversaire de l’Organisation. Nous attendons avec impatience la suite de ce processus, dans l’espoir que les personnes, les travailleurs, leurs familles et leurs communautés seront placés au centre du développement durable futur et de politiques de travail décentes, comme le recommande la Déclaration de Philadelphie (1944).
NOTES
[1] Cf. http://www.ilo.org/public/french/bureau/leg/download/constitution.pdf
[2] Pape François, Rencontre avec les jeunes des diocèses d’Abruzzes-Molise, Castelpetroso, 5 juillet 2014.
[3] Pape François, Discours à la remise du Prix Charlemagne, 6 mai 2016.
[4] Pape François, Lettre encyclique Laudato si’, 128.
[5] Pape Benoît XVI, Lettre encyclique Caritas in Veritate, 32.
[6] Cardinal Peter Turkson, Discours d’ouverture au séminaire international « Le développement durable et l’avenir du travail dans le contexte du Jubilé de la miséricorde », 2 mai 2016.
[7] Idem.
[8] Déclaration de Mgr Silvano M. Tomasi, observateur permanent du Saint-Siège auprès des Nations Unies et des autres organisations internationales à Genève, à la 101ème Session de la Conférence internationale du travail, Genève, 7 juin 2012.
[9] Cf. Pape Jean-Paul II, Lettre encyclique Laborem exercens, 27.
[10] Déclaration Tomasi, op. cit
[11] Rerum novarum, 20.
[12] Cardinal Turkson, op. cit.
[13] Pape François, Discours à la seconde Rencontre mondiale des Mouvements populaires, Santa Cruz de la Sierra (Bolivie), 9 juillet 2015.
[14] Pape François, Lettre encyclique Laudato si’, 139.
Traduction de Zenit, Constance Roques