Résumé : Il n’est pas du ressort des chroniques et des albums des Indices pensables de « faire de la théologie ». Cependant, notre enquête consiste à étudier l’histoire des grands courants de pensée philosophique et religieuse, et leur confrontation au réel qui est devenue possible dans de nombreux cas.
Ainsi, nous nous interrogeons sur l’origine des deux définitions contradictoires de l’expression « péché originel ». Nous avons vu comment la définition du courant janséniste qui enseigne « la raison humaine entièrement détruite par la chute » est directement inspirée du platonisme, alors que la définition de l’Eglise qui affirme au contraire la dignité de la raison humaine « capable de connaître Dieu avec certitude en observant les choses créées »(1) est biblique. Or la tradition biblique explique le monde par une Création, ce qui constitue d’ailleurs une originalité assez exceptionnelle, parmi les récits des origines.
À l’opposé, le jansénisme et les gnoses, fameux adversaires de l’Eglise, prétendent expliquer le monde par une chute, une déchéance, une dégradation, comme le faisaient déjà leur sources : l’orphisme(2) et le platonisme.
Nous observons donc un débat conflictuel entre deux définitions d’une même expression, d’où découlent deux anthropologies, deux théologies, deux cosmologies… deux modèles du monde : le modèle biblique et le modèle platonicien païen.
Mais comment ce modèle païen est-il entré dans la pensée chrétienne au point d’y importer une telle confusion ? (Puisque les jansénistes étaient des chrétiens, en principe.) C’est sur cette question précise que se penche notre enquête.
Les précédentes chroniques (3) nous ont permis de rencontrer le personnage historique qui semble être à l’origine de cette confusion si lourde de conséquences dans la lecture de la Bible : Philon d’Alexandrie. En effet, ce philosophe a exercé une influence certaine dans le monde intellectuel chrétien des premiers siècles. Mais le lecteur en jugera par lui-même, puisqu’une fois de plus, les indices fournis ici sont vérifiables.
D’une part, notre philosophe projette dans sa lecture de la Bible les idées de Platon : selon le maître grec, la première humanité est spirituelle, immortelle, ni homme ni femme (4). Selon son élève alexandrin, elle se doit donc d’être spirituelle, immortelle, ni homme ni femme. C’est donc ainsi que Philon interprète le texte biblique.
Hélas ! ce n’est pas ce que dit la Bible, c’est pourquoi saint Paul répond dans sa lettre aux Corinthiens :
« Le premier Homme est issu de la terre, il est fait de poussière,
le deuxième Homme viendra des Cieux. » (1 Corinthiens 15, 46.)
« Le premier Homme a été fait âme vivante,
l’Homme qui viendra après sera un esprit vivifiant. » (1 Corinthiens 15, 45.)
Mais écoutons un spécialiste pour vérifier si nous ne faisons pas fausse route…
Le Père Gérard-Henry Baudry, (directeur adjoint de l’encyclopédie Catholicisme, éditions Letouzey et Ané), dans son livre : Le péché dit originel (Théologie historique 113. Note p. 123. Beauchesne, 2000) souligne très justement les incohérences et les contradictions de la démonstration de Philon dans sa tentative de réunir deux pensées contradictoires, la biblique et la platonicienne.
« Manifestement Philon n’arrive pas (ou ne cherche pas ?) à harmoniser les éléments qu’il emprunte à des cultures si différentes. Il est particulièrement gêné quand il commente la création de l’homme selon la Genèse. D’une part, s’appuyant sur les deux récits, il envisage une double création. Mais d’autre part, il en mélange ensuite les données. Par exemple, l’homme de la première création, l’homme à l’image de Dieu, n’est pour lui ni mâle ni femelle, contrairement aux textes mêmes de Genèse 1,27.
De même, les fameuses « tuniques de peau » dont Dieu revêt le premier couple (Gn 3,21.) sont interprétées comme étant le corps humain, or la Bible place cet épisode après le péché. Double incohérence, et avec la Genèse, et avec sa propre théorie, puisque le péché, selon Philon, a consisté dans l’union sexuelle.
Plus grave encore, si l’on prenait à la lettre cette exégèse, cela signifierait que la dimension corporelle est postérieure au péché et que le premier homme était un pur esprit condamné désormais à vivre dans un corps. De là à la théorie grecque (orphique, pythagoricienne ou platonicienne) de la chute de l’âme dans le corps, il n’y a qu’un tout petit pas à franchir.
Philon n’a pas surmonté l’antagonisme qui existe entre les deux anthropologies grecque et hébraïque. Selon son interprétation, il penche nettement vers un dualisme pessimiste de type pythagoricien. »
Philon a pourtant réussi un tour de passe-passe en réussissant à donner l’illusion que sa lecture était authentique. Il n’allait pas tarder à s’imposer chez certains Pères chrétiens. Ainsi malgré sa contradiction avec les textes bibliques, son interprétation va séduire et convaincre telle ou telle sommité des premiers siècles, comme le grand Origène (d’Alexandrie, lui aussi).
C’est ainsi qu’Origène (environ 185 – 253) particulièrement fasciné par la philosophie de Platon et de ses disciples, va enseigner comme Philon et Platon que les âmes préexistent dans une région supérieure, avant d’être envoyées dans des corps, suite à une chute.
L’Eglise a toujours affirmé son désaccord avec cette théorie de la préexistence car elle est contradictoire avec la Révélation. Elle conduit à la théorie de la réincarnation. Or, pour pouvoir fonctionner, cette anthropologie a besoin d’une autre théorie, celle de « l’individuation par la matière ». (C’est ma « matière » qui me distingue de mon voisin, fait d’une « matière » différente, selon Platon.)
Bien entendu, comme personne ne pouvait vérifier jusqu’au XXe siècle, cette théorie pouvait faire fortune.
Mais depuis que nous connaissons mieux la « matière », il est devenu possible de faire la part du vrai et du faux. Chacun peut constater que cette individuation est totalement contradictoire avec le réel puisque nous sommes tous faits de la même « matière » ! Nos atomes et molécules sont rigoureusement identiques. Les milliards d’atomes qui me composent ne sont pas différents de ceux de mes voisins ! Si ce n’est pas la matière qui est différente entre nous et qui nous individualise, qu’est-ce que c’est ?
C’est notre « plan de construction » qu’Aristote appelait la psyché (anima, âme)(5). Ce plan de construction est d’ailleurs devenu depuis peu de temps visible et lisible dans chacune de mes cellules, sur mes brins d’ADN qui contiennent, comme sur un livre, toutes les instructions pour construire mon physique : couleur de mes yeux, de ma peau, de mes cheveux, groupe sanguin, rhésus… Ces instructions précisent si je suis masculin ou féminin, si j’appartiens à l’espèce humaine ou à celle des koalas… C’est mon message génétique qui donne aux atomes les instructions, le plan pour me construire, (sans oublier les découvertes de l’épigénétique qui témoignent de capacités d’adaptation, etc.).
Les « âmes » ne peuvent pas préexister comme le croyaient Philon, Origène, Platon… et tomber dans des corps : c’était une croyance, elle est devenue impossible. En réalité ce sont les âmes qui construisent le corps grâce aux instructions inscrites sur l’ADN. Et si mon âme revenait après ma mort, vous me reconnaîtriez tôt ou tard, car ma psyché-anima-âme contient les instructions pour me construire, et non pas pour construire un autre individu ou un animal.
Depuis que le réel nous montre que la doctrine de l’individuation par la matière est impossible, comment la théorie de la réincarnation passe-t-elle l’épreuve de la confrontation au réel ? Nous verrons cela.
Mais nous retrouverons d’abord Philon et son regard condescendant sur les femmes…
(A suivre…)
Brunor
- –Vatican I. Dei Filius. § 2, la Révélation.
- –Orphisme : Doctrine de salut marquée par une souillure originelle. En punition, l’âme est condamnée à une chute et un cycle de réincarnations dont seule l’initiation pourra la faire sortir.
- –http://brunor.fr/PAGES/Pages_Chroniques/73-Chronique.html
et http://brunor.fr/PAGES/Pages_Chroniques/74-Chronique.html - http://brunor.fr/PAGES/Pages_Chroniques/58-Chronique.html
- Il est devenu absurde de parler de « matière vivante » comme on faisait par ignorance au siècle dernier. La « matière », c’est-à-dire les atomes et les molécules n’ont rien de vivant, mais ils entrent dans une composition pour constituer, selon le plan de construction inscrit sur l’ADN, un organisme qui lui, est vivant. C’est pourquoi on ne peut parler que de « matière animée ».
- Illustration tirée de la page 30 de l’album : Le secret de l’ADAM inachevé.