Fabrice Hadjadj, Photo Cor Unum

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La sagesse de la charité, une spiritualité de l’incarnation, par Fabrice Hadjadj

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Congrès de Cor Unum sur «Deus Caritas est»

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« La sagesse de la charité se manifeste comme une spiritualité de l’incarnation », fait observer Fabrice Hadjadj.
Le philosophe Fabrice Hadjadj, directeur, depuis 2012, de l’Institut Philanthropos à Fribourg (Suisse) est intervenu, ce jeudi 25 février, lors du congrès international organisé au Vatican par le Conseil pontifical Cor Unum, sur le thème : « Le message chrétien de la charité : quel apport pour l’homme moderne ? »
Ce congrès international marque, ces 25 et 26 février, le dixième anniversaire l’encyclique de Benoît XVI, « Dieu est amour », Deus caritas est, publiée le 25 janvier 2006, fête de la Conversion de saint Paul, et en date de Noël, le 25 décembre 2005, fête de Dieu qui s’est fait petit enfant. Le congrès a pour thème : « La charité ne passera jamais (1 Co 13,8). Deus Caritas est, les perspectives, dix ans près ».
Fabrice Hadjadj interroge la question: “La charité est-elle d’abord un message ? Il y a un message de la foi (Rm 10, 8), sans aucun doute. Mais la charité en tant que charité n’est-elle pas d’un autre ordre ?»
« Deuxièmement, notre question parle d’un « apport » de la charité : mais la charité n’est-elle qu’un « apport », un petit plus, un assaisonnement à la vie ? », demande le philosophe.
Troisième interrogation : « Pourquoi est-il parlé ici de « l’homme moderne » ? L’expression est périlleuse. (…) La charité est pour l’homme, quelle que soit son époque, moderne, antique ou préhistorique. C’est le titre général de notre Congrès : La charité ne passe pas… Elle est donc de tous les temps, elle est toujours d’actualité, puisqu’elle est l’Acte pur de l’Éternel. Par là, elle est non seulement le point de contact du temps et de l’éternité, mais aussi le fil rouge, le fil de sang rédempteur, qui relie une époque à l’autre, si différentes soient-elles, qui donne son unité et son sens à toute l’histoire. »
Il pose la question de l’homme: « Ne serions-nous pas entrés depuis longtemps dans la postmodernité ? N’est-ce pas cette mutation, ce changement d’époque, dont nous aurions principalement à prendre conscience, dix ans après la parution de l’encyclique Deus caritas est ? »
Au cœur de sa réflexion, l’humanisation : « En notre époque postmoderne et posthumaine, il ne suffit plus de dire que Dieu s’est fait homme pour que l’homme se fasse Dieu, il faut ajouter que Dieu s’est fait homme pour que l’homme reste humain”. Et de préciser: “L’événement de l’Incarnation est celui d’une divinisation qui est aussi une humanisation, d’une grâce qui ne détruit pas la nature mais la soigne en la surélevant, d’une agapè qui n’abolit pas mais qui accomplit l’éros, comme le dit admirablement Benoît XVI au début de Deus caritas est. »
Il diagnostique que « le monde technolibéral propose une parodie de la charité » : « Quand on chasse le surnaturel, il revient sous une forme pathologique. On chasse la charité théologale, avec son accroissement à l’infini, et voilà que son mouvement se retrouve dans l’utopie d’une croissance matérielle indéfinie, et que sous cette forme pathologique, loin de sauver la créature, elle la dévaste, elle la fait éclater. »
Plus loin, il fait observer que « dire : « Je t’aime », c’est d’abord dire : « C’est bon que tu sois là ! Quelle merveille que tu existes ! », ce n’est qu’après que cela veut dire : « Je te veux du bien. » L’amour d’une personne est d’abord la répétition de la parole créatrice du Créateur : « Qu’il soit ! » Et c’est pourquoi l’amour accueille le donné de la création avant de vouloir l’améliorer, sans quoi il se trahit, et les meilleures volontés s’égarent dans un activisme délétère. »
La Béatrice de Dante manifeste la dimension cosmique, historique, – écologique – de l’amour: « L’amour de Béatrice est le même que l’ « amour qui meut le soleil et les autres étoiles ». Il ne se réduit pas à un sentiment psychologique, il possède une extension cosmique, débordant, à partir de la célébration d’un être singulier, sur la singularité de chaque être, selon une universalité concrète, et non pas abstraite, parce que, pour que je puisse aimer Béatrice, il faut que la terre existe, que le soleil existe, et les plantes, et les animaux, et toutes les générations jusqu’à cette heure où je la rencontre. »
Il tranche : « La charité n’est pas un simple « apport » à l’homme postmoderne. Elle est pour lui la garantie de rester dans l’humanité historique, de conserver la mémoire longue de la tradition, de ne pas se perdre dans une amnésie technologique où l’imaginaire ne connaît plus que des dinosaures et des robots. C’est la spécificité d’une époque qu’il n’est pas abusif d’appeler apocalyptique : de plus en plus, le temporel ne pourra être garanti que par l’éternel, la chair par l’Esprit, la raison par la foi, le naturel par le surnaturel. »
Cet hymne à la charité est hymne au réalisme de la chair : « Plus que jamais, dans un monde envahi par le virtuel, où la chair est de plus en plus ravalée au rang d’un matériau et d’une marchandise, la sagesse de la charité rejette tout spiritualisme et se manifeste comme une spiritualité de l’incarnation.
Au chapitre 12 de Deus caritas est, le pape Benoît a cette parole absolument déterminante : « La véritable nouveauté du Nouveau Testament ne consiste pas en des idées nouvelles, mais dans la figure même du Christ, qui donne chair et sang aux concepts – un réalisme inouï. »
La nouveauté de la charité est dans ce réalisme inouï, qui nous apprend que le spirituel n’est pas en concurrence avec le charnel, que l’incréé ne fait pas éclater le créé, et que devenir divin ne consiste pas à devenir un cyborg surpuissant, mais à mener la vie la plus humaine, la plus humble, celle d’un charpentier juif, par exemple, travaillant de ses mains, parlant sans microphone, ne réalisant aucune innovation technologique, mais investissant les choses les plus ordinaires – la table du repas, le pain, le vin – d’une présence et d’une tendresse bouleversantes. »
« Les personnes sont d’une richesse incomparablement plus grande que les choses, et partager une soupe avec un envoyé de la providence vaut mieux que toutes les orgies solitaires. Telle est, en nos temps de mirages technologiques, la simple humanité que restaure la charité divine », conclut Fabrice Hadjadj.
Voici le texte de cette intervention, avec l’aimable autorisation du dicastère organisateur.
A.B.
« Le message chrétien de la charité:
quel apport pour l’homme moderne ? »
1.  Dans la question que l’on m’a proposé de traiter, tout fait question. Et c’est pourquoi, avant d’essayer d’y répondre, je voudrais l’interroger. C’est la tâche de tout philosophe que de questionner la question qu’on lui pose. Mais c’est encore plus la tâche du philosophe chrétien, car le philosophe chrétien ne vient pas avec des réponses toutes faites, contrairement à ce que s’imaginent aisément les athées. Bien au contraire, le philosophe chrétien doit creuser la question de manière radicale, jusqu’à se dessaisir de son autorité sur la question, jusqu’à ce que la question devienne une vraie demande, c’est-à-dire jusqu’à ce qu’elle se transforme en prière.
Du reste, sommes-nous venus ici pour avoir des réponses ? Il me semble plutôt que nous sommes ici pour entendre un appel, pour être confirmés dans un appel, et pour y répondre, non pas seulement avec des discours, mais avec notre vie. Notre sujet n’est-il pas l’amour ? Or il en va toujours ainsi quand c’est l’amour qui pose des questions. Quand une femme demande à son mari : « Est-ce que tu m’aimes ? », elle n’attend pas de lui une grande théorie énumérant les raisons de leur mariage. Quand Jésus demande à Pierre : « Est-ce que tu m’aimes ? », il l’appelle à paître ses brebis. De même, quand nous nous questionnons ici, nous devons pousser l’interrogation jusqu’au point où, comme dans le Christ, le Logos s’identifie à l’Agapè, et donc au point où la réponse se change en appel, et la question, en prière.
2.  Notre question pose au moins trois problèmes dans sa formulation même. Premièrement, il y est parlé du « message chrétien de la charité » : or la charité est-elle d’abord un message ? Il y a un message de la foi (Rm 10, 8), sans aucun doute. Mais la charité en tant que charité n’est-elle pas d’un autre ordre ? Et n’est-il pas important de mettre en évidence cet autre ordre, surtout à une époque où tout tend à être réduit à de l’information, où tout se débite en « messages » qui saturent nos messageries électroniques ?
Deuxièmement, notre question parle d’un « apport » de la charité : mais la charité n’est-elle qu’un « apport », un petit plus, un assaisonnement à la vie ? Saint Paul dit dans son hymne célèbre : Si je n’ai pas la charité, je ne suis rien (1 Co 13, 2). C’est à croire qu’il ne s’agit pas là que d’un « apport » mais du fond même, de l’essence de la vie humaine. Si j’en venais à conclure que la charité est un merveilleux « apport » pour l’homme moderne, ce serait une catastrophe, parce que je la détruirais en tant que charité pour la ramener à une option, sinon à un job d’assistante sociale.
Cela nous conduit à une troisième interrogation : pourquoi est-il parlé ici de « l’homme moderne » ? L’expression est périlleuse. Elle porte en elle le danger d’une double erreur. La première erreur serait d’oublier que la charité est pour l’homme, quelle que soit son époque, moderne, antique ou préhistorique. C’est le titre général de notre Congrès : La charité ne passe pas… Elle est donc de tous les temps, elle est toujours d’actualité, puisqu’elle est l’Acte pur de l’Éternel. Par là, elle est non seulement le point de contact du temps et de l’éternité, mais aussi le fil rouge, le fil de sang rédempteur, qui relie une époque à l’autre, si différentes soient-elles, qui donne son unité et son sens à toute l’histoire.
Je reviendrai plus loin sur ce point. Car j’ai mentionné une seconde erreur que je voudrais d’abord considérer et qui peut s’énoncer à travers cette question : en sommes-nous encore à l’homme moderne ? Ne serions-nous pas entrés depuis longtemps dans la postmodernité ? N’est-ce pas cette mutation, ce changement d’époque, dont nous aurions principalement à prendre conscience, dix ans après la parution de l’encyclique Deus caritas est ?
La fin de l’homme moderne
3.  L’une des grandes objections à l’amour dont tient compte notre encyclique est celle de la justice sociale, telle qu’elle est revendiquée au XIXe siècle et qu’elle se cristallise notamment dans le marxisme : « Les pauvres, dit-on, n’auraient pas besoin d’œuvres de charité, mais de justice. Les œuvres de charité – les aumônes – seraient en réalité, pour les riches, une manière de se soustraire à l’instauration de la justice et d’avoir leur conscience en paix, maintenant leurs positions et privant les pauvres de leurs droits » (n. 26).
Cette grande objection est typique de la modernité. Elle en présuppose les trois caractéristiques : humanisme, rationalisme et progressisme. Or il faut admettre, au commencement du troisième millénaire, que nous n’en sommes plus là. Bien sûr, la question de la justice sociale demeure des plus urgentes, mais, étrangement, elle est désormais portée par l’Église plus que par le Siècle. Le marxisme s’est effondré, et avec lui l’humanisme, le rationalisme et le progressisme politique.
4.  Après l’échec des grandes utopies des Lumières, nous sommes parvenus à une époque nettement posthumaniste. Les indices en sont nombreux. La cause animale tend à remplacer la cause sociale, et la croyance au progrès technologique a supplanté la croyance au progrès politique. Ce n’est plus l’homme qui est au centre. Désormais, ce qui se trouve au centre, quand ce n’est pas le retour d’un Dieu qui écrase l’humain, c’est ou bien la Technique, ou bien la Nature – les mirages de l’une entretenant le fantasme de l’autre, car l’encombrement des artéfacts nous fait rêver un monde naturel immaculé (ce paradoxe s’aperçoit dans de nombreux films, où l’Éden est reconstitué par des images de synthèse).
Ce passage à la postmodernité, c’est surtout l’encyclique Caritas in veritate qui en prend la mesure, évoquant « le grand danger de confier à la seule technique tout le processus du développement » (n. 14). La pensée moderne croyait encore en un devenir politique et social ; la vision postmoderne est celle d’un devenir technoéconomique : passer de la naissance à l’innovation, subordonner l’engendrement des hommes aux générations des produits, faire du corps et de la création tout entière un réservoir d’éléments recombinables selon les tendances du marché.
Un tel constat pose autrement la question de la charité. Même si elle est d’essence surnaturelle et qu’elle est participation à la vie divine, de plus en plus, elle va nous apparaître comme la sauvegarde de l’ordre naturel et la garantie d’une vie simplement humaine.
5.  L’effondrement de l’humanisme moderne implique celui du rationalisme qui se défait en se dédoublant. Il se dédouble en raison technicienne, d’un côté, et en sentimentalisme, de l’autre.
L’emprise de la manipulation objective provoque en parallèle le déversement de l’émotion subjective, et cela non seulement par compensation, mais aussi et d’abord par connexion. Les dispositifs technologiques prétendent nous faciliter la vie en nous épargnant l’apprentissage, la réflexion et la patience : il s’agit d’obtenir des effets merveilleux en appuyant sur des boutons. Dès lors, notre rapport au monde est de plus en plus pulsionnel. Sous l’automatisation confortable couve une impulsivité de plus en plus bestiale, et même moins que bestiale, car l’instinct des bêtes n’a rien d’anarchique. Le progrès des objets dû à une raison exclusivement technicienne entraîne une régression du sujet vers une émotivité explosive. Le contrôle opéré par les machines nous jette de plus en plus dans un pathos incontrôlable, parce que ce contrôle technicien se substitue à la maîtrise de soi. Cela s’aperçoit spécialement dans le perfectionnement des médias : à mesure que les moyens de communication se sophistiquent, le contenu de la communication devient de plus en plus sommaire, jusqu’à se réduire à des tweets de 140 caractères, ou même à des « émoticônes », sorte de signalétique qui vous épargne d’avoir à articuler vos impressions dans un discours, et qui laisse ainsi votre sensibilité à l’état informe.
Ainsi la modernité était encore marquée par l’affirmation de la vérité, même s’il s’agissait d’une vérité idéologique et totalitaire, tandis que la postmodernité est avant tout marquée par la recherche de solutions techniques et par le culte de l’émotion. Là encore, la pensée de la charité se déplace, parce que nous sommes aujourd’hui moins confrontés à des hérésies de la vérité qu’à des hérésies de l’amour. C’est au nom de l’amour, et non pas de la vérité, que l’on promeut l’avortement, l’euthanasie, le mariage unisexe, le consumérisme, le transhumanisme… L’accouplement de la raison technicienne et du sentimentalisme engendre ce monstre : une compassion armée, qui prétend fabriquer un individu pacifié, au mépris du donné naturel. Par exemple, au nom de l’amour de l’enfant, on va le priver d’un père et d’une mère pour le confier à des experts – des ingénieurs qui le sélectionneront génétiquement, des pédagogues qui lui permettront d’acquérir les compétences les plus adéquates pour l’insérer au mieux dans le monde de la performance.
C’est là un nouveau défi pour la charité chrétienne. Elle doit se confronter à cette compassion techniciste, qui est sa parodie démoniaque. Face à cette dernière, la charité chrétienne apparaît comme une cruauté. Parce que là où la compassion techniciste entend arracher l’homme à sa condition humaine, la charité veut l’y maintenir, en affirmant qu’il est dans la nature et même dans la vocation de l’homme de naître, de souffrir et de mourir, de consentir à son corps sexué ou encore de passer par le chemin de la Croix. Quoi de plus cruel ?
6.  Cette dernière observation nous fait apercevoir la différence entre le progressisme moderne, plein de l’optimisme d’un monde meilleur, et le progressisme postmoderne, grevé d’un profond pessimisme à l’égard de l’humanité. Le moderne présente encore le progrès comme un progrès sur la ligne de l’humain : les individus y sont encore des mortels, nés d’un père et d’une mère, et capables de développer leur sens de la justice et de la bonté. Mais, déjà, parce que cet humanisme ne se fonde pas sur l’homme et la femme tels que donnés par le Créateur, mais sur l’Homme tel que conçu par une idéologie, il est fortement constructiviste : il prétend souvent faire du passé table rase, se défaire du poids des traditions, tout ressaisir à partir d’un nouveau contrat social. Le postmoderne se situe donc à la fois en continuité et en rupture : il prolonge le constructivisme moderne, mais le radicalise, et rompt, par conséquent, avec son humanisme initial.
Au bout du compte, la logique d’une croissance technoéconomique infinie ne peut aboutir qu’à faire éclater les limites de l’humain. Or, curieusement, la notion de croissance infinie n’est pas païenne. Elle apparaît avec la théologie de la charité. À la question : Utrum caritas augeatur in infinitum, « la charité peut-elle croître à l’infini ici-bas ? », saint Thomas d’Aquin répond par l’affirmative : étant participation à la charité infinie de l’Esprit Saint, elle n’est limitée ni dans son terme, ni dans son sujet, car, étant un don surnaturel fait à la créature, elle augmente sa capacité à la recevoir à mesure qu’elle se donne… Cela nous prouverait que le monde technolibéral propose une parodie de la charité. Quand on chasse le surnaturel, il revient sous une forme pathologique. On chasse la charité théologale, avec son accroissement à l’infini, et voilà que son mouvement se retrouve dans l’utopie d’une croissance matérielle indéfinie, et que sous cette forme pathologique, loin de sauver la créature, elle la dévaste, elle la fait éclater.
De nouveau, nous voyons le retournement qui s’opère. Prêcher la charité, jadis, c’était prêcher l’ouverture à l’infini. Mais la prêcher, aujourd’hui, ce doit être aussi prêcher l’acceptation d’une certaine finitude, ou plutôt l’assomption de notre finitude. Je peux le dire en une phrase qui est un peu devenue un leitmotiv de ma réflexion : en notre époque postmoderne et posthumaine, il ne suffit plus de dire que Dieu s’est fait homme pour que l’homme se fasse Dieu, il faut ajouter que Dieu s’est fait homme pour que l’homme reste humain. L’événement de l’Incarnation est celui d’une divinisation qui est aussi une humanisation, d’une grâce qui ne détruit pas la nature mais la soigne en la surélevant, d’une agapè qui n’abolit pas mais qui accomplit l’éros, comme le dit admirablement Benoît XVI au début de Deus caritas est.
Pour comprendre ce retournement, ou plutôt ce déplacement, qui va de la divinisation à l’humanisation, on peut prendre le mystère de la résurrection. Ce mystère, je peux le présenter d’abord comme promesse d’immortalité. Mais, si les biotechnologies sont capables de nous proposer une immortalité terrestre, alors la résurrection change de signe. Elle est accès à la vie éternelle, mais elle apparaît aussi comme promesse de mortalité, parce qu’il faut bien mourir pour être bien ressuscité. Elle signifie que la mort dans le Christ n’est pas un échec mais le lieu même de la suprême offrande et donc de la vitalité la plus extrême, et qu’au contraire c’est l’immortalité égoïste qui serait un échec complet.
Le « réalisme inouï » de la charité
7.  J’en suis arrivé insensiblement à ma deuxième partie. Dans la première, j’ai voulu montrer que le « message chrétien de la charité » ne s’adressait plus à l’homme moderne, mais à un homme postmoderne, qui cherche à sortir du plan de son humanité, de sa rationalité et du progrès politique. Il convient à présent de revenir à la charité en elle-même, et d’être un peu plus théologique, autant qu’il est permis à un philosophe de faire de la théologie.
J’ai déjà essayé de faire voir comment, dans le contexte de notre époque si singulière, la charité se présentait autrement. Mais si elle se présente autrement, ce n’est pas qu’elle serait devenue autre : participation à la Vie de l’Éternel, la charité est en elle-même immuable. C’est l’accent qui s’est déplacé. C’est l’explicitation de quelque chose qui était déjà là que le contexte actuel met en exergue. Comme toujours dans l’histoire de l’Église, et selon le mot de saint Paul, il faut qu’il y ait des hérésies parmi nous (Rm 7, 20), parce qu’elles éprouvent notre fidélité, et parce qu’elles sont l’occasion d’un certain développement dogmatique.
Quelle est la nature de la charité ? Pourquoi, comme ouverture à l’infini, est-elle aussi, profondément, assomption de notre finitude ? Cette question est décisive. Elle rejoint une question qui fut l’objet d’un débat entre Pierre Lombard et saint Thomas d’Aquin : La charité est-elle quelque chose de créé dans l’âme ? C’est ce que demande Thomas juste après avoir défini la charité comme une amitié fondée sur la communication de la béatitude. Derrière cette question très pointue qui semble ne devoir intéresser que des théologiens chevronnés se cache un enjeu considérable. Pierre Lombard, le maître des Sentences, disait que la charité n’était rien de créé en nous : c’est l’Esprit Saint lui-même qui nous traverse, comme la lumière traverse une vitre. Mais affirmer cela, c’est dire que l’homme en tant qu’homme n’est pas le sujet de la charité, qu’il ne l’exerce pas lui-même, personnellement, et de manière proportionnée à sa nature humaine, et c’est aller à l’encontre de la charité comme amitié, car l’amitié suppose d’être pour Dieu un vis-à-vis, et non un simple instrument entre ses mains.
Aussi Thomas récuse-t-il la thèse du Lombard en disant que cette participation à l’amour incréé de Dieu se fait par l’intermédiaire d’une vertu créée, de telle sorte que l’humain n’est pas dissout ni diminué, mais confirmé par le divin. La charité n’est pas une juxtaposition, mais une justification de l’humain. Son caractère surnaturel n’est pas quelque chose qui se superpose à la nature humaine, mais un don qui ressaisit les profondeurs de cette nature dans sa source.
8.  Cela veut dire, contre le gnosticisme, et contre le néo-gnosticisme matérialiste de la technologie, que la rédemption ne saurait aller contre la création, que le bien ne saurait être séparé de l’être, et que le construit ne saurait réduire le donné à des data, mais qu’il doit d’abord en considérer et célébrer le donum initial.
Il est un passage du traité de la charité, dans la Somme de Théologie, où saint Thomas énumère les cinq aspirations propres à l’amitié : « Chacun des amis, écrit-il, 1° veut l’existence de son ami, et qu’il vive ; 2° il lui veut du bien ; 3° il lui fait du bien ; 4° il vit avec (convivit) son ami dans la joie ; 5° il est un seul cœur avec lui (concordat), se réjouissant et s’attristant en lui. »  Thomas dit humblement qu’il ne fait que citer Aristote. Et pourtant il inverse l’ordre que l’on trouve dans l’Éthique à Nicomaque (IX, 4). Aristote avait mis en premier le fait de vouloir du bien et de faire du bien à l’ami. Thomas met en premier le fait de vouloir simplement que l’ami existe et vive.
Ce renversement est fondamental. L’amour veut d’abord que l’autre soit, et qu’il soit vraiment lui-même, avant de vouloir son bien. Sans cela, comme dans les utopies, ou comme dans les fantasmes des parents sur leurs enfants, le bien se sépare de l’être, et au nom du bien de l’autre, on le détruit en tant qu’autre, on en fait le simple réceptacle de ses projets de bonté.
9.  Se rejoint ici une pensée de Joseph Pieper dans son petit essai sur L’amour, que Joseph Ratzinger a pratiqué et admiré, au point que l’on entend des échos de cette lecture dans Deus caritas est. Pieper souligne que, dans l’amour, avant le vouloir-agir, avant l’exigence du bien, il y a le « pur assentiment d’approbation devant ce qui existe déjà »[1]. Dire : « Je t’aime », c’est d’abord dire : « C’est bon que tu sois là ! Quelle merveille que tu existes ! », ce n’est qu’après que cela veut dire : « Je te veux du bien. » L’amour d’une personne est d’abord la répétition de la parole créatrice du Créateur : « Qu’il soit ! » Et c’est pourquoi l’amour accueille le donné de la création avant de vouloir l’améliorer, sans quoi il se trahit, et les meilleures volontés s’égarent dans un activisme délétère.
Mais si aimer quelqu’un, c’est d’abord répéter la parole du Créateur, alors, dans l’amour, c’est toute la création qui se trouve justifiée – du Big Bang jusqu’à nos jours. Quand Béatrice apparaît, Dante chante : « Il n’y avait plus pour moi d’ennemis.[2] » Joseph Pieper observe à la suite du poète que l’amour d’un seul être fait naître la certitude morale de la bonté universelle de tous les êtres en tant qu’ils sont créés, et ouvre à une vraie fécondité dans l’être[3]. L’amour de Béatrice est le même que l’ « amour qui meut le soleil et les autres étoiles ». Il ne se réduit pas à un sentiment psychologique, il possède une extension cosmique, débordant, à partir de la célébration d’un être singulier, sur la singularité de chaque être, selon une universalité concrète, et non pas abstraite, parce que, pour que je puisse aimer Béatrice, il faut que la terre existe, que le soleil existe, et les plantes, et les animaux, et toutes les générations jusqu’à cette heure où je la rencontre.
Ce point de vue plus phénoménologique rejoint le point de vue théologique de Thomas d’Aquin. Et il permet de réaffirmer que la charité est d’autant plus authentique qu’elle assume l’ordre naturel, d’autant plus divine qu’elle épouse la nature humaine.
10.  C’est en ce sens que Benoît XVI écrit dans Deus caritas est (n. 28b) : « Celui qui veut s’affranchir de l’amour se prépare à s’affranchir de l’homme en tant qu’homme. » Et c’est pourquoi il est si décisif de noter avec lui que « le moment de l’agapè s’insère dans l’éros; sans quoi l’éros déchoit et perd aussi sa nature même » (n. 7). Plus que jamais, dans un monde envahi par le virtuel, où la chair est de plus en plus ravalée au rang d’un matériau et d’une marchandise, la sagesse de la charité rejette tout spiritualisme et se manifeste comme une spiritualité de l’incarnation.
Au chapitre 12 de Deus caritas est, le pape Benoît a cette parole absolument déterminante : « La véritable nouveauté du Nouveau Testament ne consiste pas en des idées nouvelles, mais dans la figure même du Christ, qui donne chair et sang aux concepts – un réalisme inouï. »
La nouveauté de la charité est dans ce réalisme inouï, qui nous apprend que le spirituel n’est pas en concurrence avec le charnel, que l’incréé ne fait pas éclater le créé, et que devenir divin ne consiste pas à devenir un cyborg surpuissant, mais à mener la vie la plus humaine, la plus humble, celle d’un charpentier juif, par exemple, travaillant de ses mains, parlant sans microphone, ne réalisant aucune innovation technologique, mais investissant les choses les plus ordinaires – la table du repas, le pain, le vin – d’une présence et d’une tendresse bouleversantes.
Que l’on songe seulement au Ressuscité. Si l’on avait confié à un homme le soin d’inventer une histoire de ressuscité, il nous aurait dépeint un surhomme posant des actes spectaculaires, hypnotisant les foules, soulevant les montagnes du petit doigt. Rien de cela dans les Évangiles. Et c’est ce qui prouve que le Ressuscité des Évangiles est bien divin, et non la projection de notre vanité et de notre orgueil. Il pose les actes les plus simples : sur les bords du lac, il fait la cuisine pour ses disciples, les invite à manger, leur commente les Écritures…
Une proximité garantie par l’infini
11.  Lorsque l’on sait que l’essentiel est dans la charité, on échappe aux illusions futuristes. On retrouve son inscription dans l’histoire. Nous l’avons déjà suggéré : si le moderne prétendait accomplir la fin de l’histoire, le postmoderne, lui, prétend sortir de l’histoire, rompre avec l’antique tragédie humaine au profit d’un dispositif de divertissement total. Or, comme je le disais au début de mon intervention, la charité, comme point de contact du temps et de l’éternité, nous place en continuité avec ceux qui nous ont précédés. Nous savons grâce à elle qu’il ne s’agit pas de devenir un superman, mais une petite Thérèse ; que le poverello d’Assise est plus riche que n’importe quel homme bardé d’implants et de prothèses ; et que nous sommes en réalité plus contemporains de saint Augustin que d’un androïde.
On voit par là que la charité n’est pas un simple « apport » à l’homme postmoderne. Elle est pour lui la garantie de rester dans l’humanité historique, de conserver la mémoire longue de la tradition, de ne pas se perdre dans une amnésie technologique où l’imaginaire ne connaît plus que des dinosaures et des robots. C’est la spécificité d’une époque qu’il n’est pas abusif d’appeler apocalyptique : de plus en plus, le temporel ne pourra être garanti que par l’éternel, la chair par l’Esprit, la raison par la foi, le naturel par le surnaturel.
12.  Et même la proximité ne pourra être garantie que par l’infini. Par là je reviens au tout premier problème posé par notre énoncé. En quoi la charité est-elle un « message » ? Dans la parabole du Bon Samaritain, le prêtre et le lévite sont sans doute remplis du message de la charité, et ils se dépêchent d’aller à Jérusalem pour communiquer ce message, parce que Jérusalem est à l’époque le centre d’un réseau de communications. Et c’est la raison pour laquelle ils passent à côté du pauvre homme agressé par les brigands sans s’arrêter : la charité est pour eux un message. Le Samaritain, lui, s’arrête et se rend proche. Car telle est l’inversion opérée par Jésus à travers cette parabole : un scribe lui demande « Qui est mon prochain ? », et il répond en montrant que c’est la charité qui nous rend prochain, que c’est elle qui réalise la dimension de la proximité.
Dans le même sens, Mère Teresa écrivait à ses sœurs dans une lettre générale en 1961 : « Si Jésus nous a rachetés, ce n’est qu’en devenant l’un de nous. Notre mission est d’en faire autant : toute la détresse des pauvres, non seulement leur pauvreté matérielle, mais aussi leur misère spirituelle, doit être rachetée, et nous devons y avoir notre lot. » La charité a fait que le Verbe s’est fait chair et qu’il a habité parmi nous. Autrement dit, ce qui distingue la charité de la philanthropie ou d’une œuvre humanitaire, c’est qu’elle se déploie éminemment dans une proximité physique, dans le face-à-face et le côte-à-côte, dans un convivium dont la célébration eucharistique est la source et le sommet.
Il ne s’agit donc pas d’envoyer des messages. Le Christ ne dit pas à ses disciples : « Envoyez des messages dans le monde entier », mais Allez dans le monde entier. Le message de la charité est dans la proximité du messager, et cela est inestimable dans une postmodernité où l’on est rivé à son écran, et où l’on a tellement désappris les arts de la convivialité que l’on s’égare dans les artifices de la consommation.
13.  Cela permet de comprendre le lien entre la charité et le caritatif. Comment se fait-il que l’amour divin, l’amour qui regarde l’autre comme appelé à être un dieu par participation, ait pu être associé aux œuvres caritatives, à l’aumône, à ce qu’on appelle « faire la charité » ? On peut voir dans cela une déchéance et une déformation diabolique. C’est ce que pensait à juste raison Léon Bloy : « On a trois cent mille francs de rentes, on donne quelques sous à la porte de l’église, puis on s’élance dans une auto pour vaquer à des turpitudes ou à des sottises. Cela s’appelle : Faire la charité. Ah ! il faudra qu’un jour, Dieu qui a fait la langue de l’homme venge terriblement cette outragée ! »
Cette dénonciation du « faire la charité » est incontournable. Et cependant, d’un autre côté, il faut reconnaître que la charité implique aussi un faire, qu’il y a un faire de la charité, qui est très humble, parce que ce faire n’est pas d’abord du côté de la technologie, mais de ces choses simples dont nous avons déjà parlé plus haut : offrir à manger et boire, donner des vêtements à celui qui est nu, un toit à celui qui est sans logis, visiter les malades et les prisonniers.
Et c’est en cela que la vertu la plus haute rejoint l’appétit le plus bas. La charité répond à la faim. Son faire n’est pas celui des gadgets, mais des nourritures. Au début de Caritas in veritate, le pape Benoît XVI parle de la vie comme vocation, mais à peine a-t-il prononcé ce terme qu’il cite Paul VI et renvoie à l’interpellation de ceux qui ont faim. Il laisse entendre que la vocation divine répond à cette interpellation animale : elle nourrit les affamés. On sait qu’aujourd’hui toutes les cinq secondes un enfant meurt de malnutrition. Mais il ne s’agit pas que de ce scandale, il s’agit de repenser toute l’économie à partir de cette charité d’un Ressuscité qui pendant quarante jours est au milieu de ses disciples et partage leur repas.
La charité nous rappelle que la base de l’économie n’est pas dans la haute finance mais dans l’agriculture ; que ce qui se joue dans la Silicon Valley est moins important, moins divin, que ce qui se déploie dans les cultures vivrières ; que les nourritures, enfin, ne sauraient être traitées comme des marchandises sur lesquelles on spécule. Jésus dit que son Père est vigneron (Pater agricola), et non informaticien ou financier, pas seulement parce que les ordinateurs n’existaient pas à l’époque, ou qu’il n’appartenait pas à une famille de banquiers, mais parce que nourrir les hommes relève de la première justice comme de la première charité. Maître Eckhart note dans ses Entretiens spirituels (§ 10) : « Si quelqu’un était dans un ravissement comme saint Paul et savait qu’un malade attend qu’il lui porte un peu de soupe, je tiendrais pour préférable que, par amour, tu sortes de ton ravissement et serves le nécessiteux dans un plus grand amour. »
Toute la charité est là. Elle relie le fini et l’infini, le charnel et le spirituel, la faim primaire et la fin dernière. Il ne s’agit pas de bons sentiments, mais de réalisme. Les personnes sont d’une richesse incomparablement plus grande que les choses, et partager une soupe avec un envoyé de la providence vaut mieux que toutes les orgies solitaires. Telle est, en nos temps de mirages technologiques, la simple humanité que restaure la charité divine.
Fabrice Hadjadj
NOTES
[1] Josef Pieper, De l’amour, trad. Jean Granier, éd. Ad Solem, Paris, 2010, p. 57.
[2] Vita Nova, XI.
[3] Ibid., p. 98.

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