Quand une vie, faite d’une poussière de jours, devient-elle digne d’entrer dans l’Histoire et mérite-t-elle d’être célébrée, en faisant mémoire d’elle ? Quand, sur la scène du monde quelqu’un devient-il acteur ?
Voici la réponse de l’homme de la rue : « Entre dans l’Histoire entre celui/celle qui a fait des grandes choses, qui a changé la vie de peuples entiers, accompli des actions héroïques. » Réponse raisonnable, du simple bon sens. Toutefois, elle ne fait pas vraiment justice à la question, car l’oubli peut dissimuler des faits et des personnes, comme le sable du désert peut recouvrir toute une ville. Voici la réponse que je propose à la lumière de ce que Mère Teresa a été et demeure : « Le véritable acteur de l’Histoire, l’authentique protagoniste de l’Histoire est le saint/la sainte, c’est-à-dire la personne vraie, qui a compris que la grandeur ne consiste pas dans l’autosuffisance, mais dans l’acceptation d’être aimé par Dieu et de partager cet amour avec le prochain. »
La vie sainte de Mère Teresa s’est déroulée entièrement sous le signe de l’amour du Christ.
Je m’explique avec cette anecdote. Le jour des funérailles de Mère Teresa, qui ont été célébrées dans le Stade de Calcutta, les sœurs avaient préparé l’autel pour la Messe et, comme il est prévu par le rite, elles ont mis un Crucifix qui avait été peint par un artiste hindouiste comme cadeau à la Mère. Avant l’arrivée du cercueil avec le corps de Mère Teresa, arriva le ministre des Cultes qui dit : « Il faut retirer la Croix, parce qu’il s’agit d’obsèques d’État, et par respect pour les autres religions. » Les sœurs ne savaient pas quoi faire. Respecter les règles de l’Église ou l’indication du Ministre ? Heureusement, le Premier ministre de l’Inde arriva avant les autres personnalités. Alors, les sœurs lui soumirent le problème. Et le Premier ministre affirma immédiatement : « Si cette femme a fait tout ce qu’elle a fait pour cet Homme, cette Croix reste où elle est. »
L’amour du Christ est un amour qui mendie le cœur de l’homme et pousse l’homme à devenir mendiant de Dieu. Mendier était devenu pour Mère Teresa une nécessité, non seulement ni tellement pour recevoir de l’argent afin de venir en aide aux pauvres, mais surtout la charité même de Dieu, afin d’élever jusqu’à Dieu l’humanité des plus pauvres.
Je me permets de proposer quelques réflexions que je tire de ma connaissance et de mes rencontres avec Mère Teresa. </p>
1. La charité représente le plus grand commandement social.
Elle respecte autrui et ses droits. Elle exige la pratique de la justice et seule nous en rend capables (CEC, 1889). Elle inspire une vie de don de soi, elle est la forme de la justice, elle est aussi la seule capable de bâtir une civilisation de l’Amour. L’option ou l’amour préférentiel pour les pauvres est une forme spéciale de priorité dans la pratique de la charité, dont témoigne toute la tradition de l’Église en général et de Mère Teresa en particulier. Et si, d’un côté, elle concerne la vie de chaque chrétien, en tant qu’il imite la vie du Christ, de l’autre côté elle s’applique également aux responsabilités sociales de nous tous et toutes (croyants ou non) et donc à notre façon de vivre, aux décisions que nous avons à prendre de manière cohérente au sujet de la propriété, de l’usage des biens, pour défendre, promouvoir la dignité des hommes, de tous les citoyens du monde.
Mère Teresa n’a pas voulu donner un modèle social, politique ou étatique pour la vie en commun. Sa vie et son activité montrent que si l’on ne met pas l’amour au cœur de la vie, on n’a pas une vraie orientation. Mère Teresa n’a pas utilisé de philosophie politique ou d’analyse sociale, elle s’est mise tout simplement à répondre à la soif du Christ et, par son amour, à donner sa vie pour élever l’homme, surtout les plus pauvres parmi les pauvres.
2. L’amour dans la vérité (Caritas in veritate), dont Mère Teresa s’est faite le témoin dans sa vie, est la force dynamique essentielle du vrai développement de chaque personne et de l’humanité tout entière. L’amour est une force extraordinaire qui pousse les personnes à s’engager avec courage et générosité dans le domaine de la justice et de la paix.
L’amour donne une substance authentique à la relation personnelle avec Dieu et avec le prochain. Il est le principe non seulement des micro-relations – rapports amicaux, familiaux, en petits groupes –, mais également des macro-relations – rapports sociaux, économiques, politiques.
L’amour dans la Vérité est le principe sur lequel cette grande bienheureuse fonda sa vie et son action, qui fut profondément et intégralement juste parce que amoureuse.
« La charité dépasse la justice, parce que aimer c’est donner, offrir du mien à l’autre ; mais elle n’existe jamais sans la justice qui amène à donner à l’autre ce qui est sien, c’est-à-dire ce qui lui revient en raison de son être et de son agir. Je ne peux pas “donner” à l’autre du mien, sans lui avoir donné tout d’abord ce qui lui revient selon la justice. Qui aime les autres avec charité est d’abord juste envers eux. Non seulement la justice n’est pas étrangère à la charité, non seulement elle n’est pas une voie alternative ou parallèle à la charité : la justice est “inséparable de la charité” (Paul VI, Lett. enc. Populorum progressio (26 mars 1967), n. 22 : AAS 59 (1967), 268 ; La Documentation catholique (par la suite : DC ) 64 (1967), col. 682 ; cf. Conc. œcum. Vat. II, Const. past. sur l’Église dans le monde de ce temps Gaudium et spes, n. 69, §1), elle lui est intrinsèque. La justice est la première voie de la charité ou, comme le disait Paul VI, son “minimum”, une partie intégrante de cet amour en “actes et en vérité” (1 Jn 3, 18) auquel l’apôtre saint Jean exhorte. D’une part, la charité exige la justice : la reconnaissance et le respect des droits légitimes des individus et des peuples. Elle s’efforce de construire la cité de l’homme selon le droit et la justice. D’autre part, la charité dépasse la justice et la complète dans la logique du don et du pardon. La cité de l’homme n’est pas uniquement constituée par des rapports de droits et de devoirs, mais plus encore, et d’abord, par des relations de gratuité, de miséricorde et de communion. La charité manifeste toujours l’amour de Dieu, y compris dans les relations humaines. Elle donne une valeur théologale et salvifique à tout engagement pour la justice dans le monde » (Benoît XVI, Lett. enc. Caritas in veritate, n. 6).
Mais je pense que pour aider à bien comprendre Mère Teresa il faut souligner encore deux choses.
Lorsque Mère Teresa mourut à l’âge de quatre-vingt-sept ans, elle fut largement admirée pour son amour généreux de Dieu et le don d’elle-même au service des pauvres à travers le monde entier.
Cependant, comme elle ne révéla, de manière précise, que très peu de ce qui se passait en elle, on a mis en doute l’intensité de son amour pour Dieu et les âmes. Maintenant, grâce aux découvertes faites pendant son procès en béatification et canonisation, nous avons une vue neuve et privilégiée sur l’âme de Mère Teresa, sur sa communion
mystique avec Dieu qui a façonné sa vie, son enseignement et ses œuvres de charité.
Il y peut-être deux « secrets » dans son cœur qui ont plus particulièrement marqué et inspiré sa relation avec Jésus. Le premier concerne un vœu personnel extraordinaire que Mère Teresa a fait en 1942. Le second se rattache à la source de l’inspiration de Mère Teresa pour servir le plus pauvre de tous les pauvres. Ces deux ou trois phénomènes nous amènent à apprécier plus amplement la profondeur de la sainteté de Mère Teresa ainsi que la pertinence de son exemple et de son message pour notre temps, particulièrement si on les met en rapport les uns par rapport aux autres.
3. Le vœu de 1942 – « Quelque chose de beau » pour Jésus
Mère Teresa était par dessus tout une femme amoureuse de Dieu. Elle semble être tombée amoureuse de Lui très tôt et avoir progressé dans cet amour sans obstacle sérieux. Son éducation a été marquée par la foi catholique et une vie spirituelle sérieuse. Elle révèle dans un certain nombre de lettres personnelles que Jésus a été le premier et l’unique à captiver son cœur : « Depuis l’enfance, le Cœur de Jésus a été mon premier amour. » Au cours de cette intimité avec Jésus, Mère Teresa a reçu une grâce particulière au moment de sa Première Communion : « Depuis l’âge de 5 ans et demi, lorsque je L’ai reçu pour la première fois, l’amour des âmes est venu avec. Cela a augmenté avec les années. »
En effet, l’amour de Mère Teresa pour Jésus et son prochain augmenta tellement qu’à l’âge de dix-huit ans, elle quitta sa famille et sa patrie pour répondre à l’appel de Jésus à une vie de missionnaire en Inde en tant que Sœur de Lorette. Huit ans plus tard, elle prononça ses vœux définitifs pour le Christ en tant que religieuse. Six mois après avoir prononcé ses vœux définitifs, elle était toujours dans un effroi mêlé de respect lorsqu’elle pensait à la joie intense que l’événement avait provoqué. « Si vous pouviez savoir combien j’étais heureuse » écrivait-elle de chez elle à son père spirituel à Skopje, Fr. Jambrekovic, S.J. « J’aurais pu mettre le feu à mon propre holocauste de mon plein gré (par ex. offre de sacrifice). (…) Je veux être entièrement à Jésus (…) Je donnerais tout pour Lui, même ma vie. »
Donc, si l’on veut imiter Mère Teresa, il faut « faire quelque chose de beau pour Jésus », vivant l’amour dans la vérité et dans la joie.
4. « L’inspiration » de Mère Teresa
Après qu’elle eut prononcé ses premiers vœux en mai 1931, Mère Teresa fut envoyée à la Communauté des Sœurs de Lorette à Calcutta et enseigna à l’école St. Mary Medium School pour jeunes filles de Bengali. L’école était rattachée au couvent et accueillait des orphelins et des enfants pauvres, en externat ou en internat. Parmi d’autres responsabilités, la jeune religieuse zélée s’occupa d’une autre école de Lorette, l’école St. Teresa Medium School de Bengali, située sur la Lower Circular Road. L’excursion quotidienne à travers la ville lui permit d’observer les besoins et les souffrances des pauvres. En mai 1937 après que Mère Teresa prononça ses vœux définitifs en tant que Sœur de Lorette, elle continua à St. Mary, en enseignant le catéchisme et la géographie. En 1944, elle devint la Principale de l’école.
En classe, Mère Teresa était bien plus qu’une présence. Elle voulait faire partager à ses élèves sa vision surnaturelle de la vie et les amener à une foi plus profonde .Elle eut également l’occasion de servir les pauvres dans des cliniques dirigées par les Sœurs de Lorette. Ces rencontres eurent un impact important sur elle. Tel était l’environnement providentiel dans lequel Dieu était en train de la préparer pour sa future mission, bien qu’elle n’en fût jamais consciente. Pendant ces années à Lorette, Mère Teresa fut remarquée pour sa charité, sa générosité et son courage, sa capacité au travail pénible, un talent naturel pour l’organisation et un esprit joyeux. Elle était une religieuse qui priait beaucoup, croyante et fervente. Bien que personne n’eût connaissance de son vœu personnel en 1942, son amour et sa générosité étaient évidents pour tous. Elle était très aimée et admirée des Sœurs de sa communauté ainsi que de ses élèves et internes de St. Mary.
Mère Teresa quitta le couvent de Loreto à Entaly, Calcutta, pour un congé et une retraite de huit jours à Darjeeling, le soir du lundi 9 septembre 1946. Le lendemain, lorsqu’elle était dans le train, Mère Teresa entendit pour la première fois la voix de Jésus sous la forme d’une locution intérieure. Pendant les mois qui suivirent, par le biais d’autres locutions intérieures et de visions intérieures, Jésus lui demanda d’établir une communauté religieuse qui serait au service du plus pauvre des pauvres, et comme Mère Teresa le formula, « pour étancher sa soif d’amour et des âmes ». Cette expérience dans le train se révéla être la plaque tournante dans la vie de Mère Teresa ; elle fit toujours référence à celle-ci comme à un « appel dans l’appel». Le 10 septembre devint une fête du « Jour de l’Inspiration » parmi les Missionnaires de la Charité.
5. Mère Teresa était joyeuse
Enfin, à mon avis, il y a une troisième chose à souligner, qui n’est pas un secret, mais qui n’est pas très connue : Mère Teresa était joyeuse. « La meilleure façon de montrer à Dieu et aux gens notre gratitude, c’est d’accepter toute chose avec joie », disait-elle.
Et encore : « La joie est prière, qu’elle soit le signe de notre générosité, de notre altruisme, de notre amitié avec le Christ. »
« La joie est amour : un cœur joyeux est le résultat normal d’un cœur qui brûle par amour, donc il faut donner le plus possible avec joie, la joie est un réseau d’amour. La joie est notre force », aimait souvent dire Mère Teresa.
Quand pour la première fois je découvris que l’esprit de Mère Teresa était habité non seulement par une amoureuse confiance (loving trust), un abandon total (total surrender),mais aussi par la joie (cheerfulness), j’en fus surpris. Oui, je fus surpris par la joie !
Et puis, en rencontrant cette sainte femme, et ses sœurs, j’ai vu son sourire et le leur, sa joie et la leur, partagée en donnant repas, vêtements, refuge, mais surtout en se donnant elles-mêmes à Dieu avec joie, à Dieu et en se dépensant avec tendresse pour les pauvres. Et j’ai compris encore davantage que l’Evangile est cette heureuse nouvelle qui se communique par la joie.
L’une des phrases de Mère Teresa qui m’a le plus frappé à ce propos, c’est : « Ne laissez aucune tristesse être si forte qu’elle vous fasse oublier que le Christ est ressuscité. »
Mgr Francesco Follo