Le rabbin Rosen salue « le changement véritablement révolutionnaire dans l’approche catholique des juifs et du judaïsme ».
Les dons et l’appel de Dieu sont irrévocables (Romains 11, 29) : c’est le titre d’un nouveau document de la Commission pontificale pour les rapports religieux avec le judaïsme élaboré pour marquer le 50e anniversaire de la Déclaration conciliaire Nostra ӕtate et publié ce 10 décembre.
Le document a été présenté par le cardinal Kurt Koch, président de la Commission pontificale pour les rapports religieux avec le judaïsme ; par le P. Norbert Hofmann, S.D.B., secrétaire de ce même dicastère ; par le rabbin David Rosen, directeur international des Affaires interreligieuses de l’American Jewish Committee (AJC), de Jérusalem (Israël) et par le Dr. Edward Kessler, directeur fondateur de l’Institut Woolf, de Cambridge (Royaume-Uni).
Il a aussi été élaboré en consultant des autorités juives, pour les passages qui concernent le judaïsme.
Voici notre traduction complète, de l’anglais, de la présentation du rabbin Rosen.
A.B.
Intervention du rabbin David Rosen
Tout d’abord, permettez-moi d’exprimer ma profonde gratitude au cardinal Koch, à Mgr Farrell et au père Hofmann, pour cette invitation à partager le podium lors de cette conférence de presse. Comme l’a noté le père Hofmann, la présence ici de représentants juifs est en soi un témoignage puissant et éloquent de la fraternité retrouvée entre catholiques et juifs. Et même si le document publié est destiné aux fidèles catholiques, et s’adresse à eux, dans la mesure où il concerne la relation de l’Église avec le peuple juif, c’est une marque délicate de respect à l’égard de celui-ci que d’avoir une présence juive à une telle conférence de presse. C’est très encourageant et cela reflète le changement véritablement révolutionnaire dans l’approche catholique envers les juifs et le judaïsme.
En effet, comme l’indique ce document, l’article 4 de la Déclaration du concile Vatican II sur les relations de l’Église avec les religions non chrétiennes, qui traite de la relation de l’Église avec le peuple juif (et que le présent document décrit comme le « cœur » de Nostra ӕtate), était surtout remarquable précisément parce qu’il inaugurait cette nouvelle approche positive d’« estime fondamentale » et qui a été décrite comme une révolution copernicienne dans l’attitude de l’Eglise envers le judaïsme et la communauté juive.
Comme l’a fait observer le cardinal Koch dans sa présentation lors de la célébration officielle du cinquantième anniversaire de Nostra ӕtate, ici, à Rome, il y a six semaines : « Pour la première fois dans l’histoire, (un) concile œcuménique s’est exprimé explicitement et positivement à l’égard de la relation entre l’Église catholique et le judaïsme », servant de « boussole vers la réconciliation entre les chrétiens et les juifs, valable pour le présent comme pour l’avenir ».
Nostra ӕtate a ouvert la voie aux papes ultérieurs pour qu’ils affirment davantage le lien unique entre l’Église et le peuple juif dont rend compte ce texte, et voient la communauté juive comme une source vivante d’inspiration divine pour l’Église. Selon les paroles du pape François, « Dieu continue à œuvrer dans le peuple de la première Alliance et fait naître des trésors de sagesse qui jaillissent de sa rencontre avec la Parole divine » (Evangelii gaudium, 249).
Le résultat de ce regard positif pour le peuple juif est le rejet clairement affirmé dans ce document de quelque « théologie de remplacement ou de substitution qui opposerait l’une contre l’autre une Église des Gentils [contre une] synagogue rejetée dont elle prendrait la place ».
Ce que ce document révèle en conséquence est non seulement l’avancement des recommandations faites dans les lignes directrices de 1974 sur Nostra ӕtate, d’apprécier et de respecter la compréhension de soi juive ; mais aussi une reconnaissance approfondie de la place de la Torah dans la vie du peuple juif ; et (en conformité avec les travaux de la Commission biblique pontificale) une reconnaissance de l’intégrité de la lecture juive de la Bible qui est différente de celle des chrétiens. En effet, le fait même que le document cite aussi abondamment des sources rabbiniques est un témoignage supplémentaire de ce respect.
Permettez-moi de rappeler à nouveau le point que le cardinal Koch et le père Hofmann ont tous deux souligné, que c’est un document catholique reflétant la théologie catholique. Inévitablement ensuite, il contient des passages qui ne résonnent pas et ne peuvent pas résonner avec une théologie juive. Cependant, comme cela a déjà été mentionné, tout à son honneur, ce document vise à refléter une compréhension sincère de la compréhension de soi juive.
Peut-être puis-je alors me permettre, dans l’esprit de notre respect et de notre amitié mutuels de souligner que, pour respecter pleinement la compréhension de soi juive, il est également nécessaire d’apprécier la place centrale que représente la Terre d’Israël dans la vie religieuse historique et contemporaine du peuple juif, et cela semble manquer.
En effet, sur le plan même de l’histoire des jalons le long de ce parcours remarquable depuis Nostra ӕtate, l’établissement de relations bilatérales complètes entre l’État d’Israël et le Saint-Siège (très guidé et encouragé par le saint pape Jean-Paul II) a été l’un des points forts historiques. En outre, le préambule et l’article premier de l’Accord fondamental entre les deux parties, reconnaît précisément cette signification. Sans Nostra ӕtate, l’établissement de ces relations n’aurait sûrement pas été possible. L’Accord fondamental a non seulement ouvert la voie aux pèlerinages pontificaux historiques en Terre sainte, et donc à la création de la commission bilatérale avec le Grand Rabbinat d’Israël, mais il reflète sans doute plus que toute autre chose le fait que l’Église catholique a vraiment renié sa représentation du peuple juif comme des vagabonds condamnés à être des sans-domicile jusqu’à l’avènement final.
La référence du document à l’état des minorités religieuses comme le test décisif en ce qui concerne la liberté religieuse, est particulièrement pertinente dans le Moyen-Orient aujourd’hui ; et donc la situation des chrétiens en Israël à laquelle le document fait référence, est en contraste frappant avec la plupart des autres endroits dans la région.
Toutefois, permettez-moi de vous faire observer que l’importance de la relation judéo-chrétienne en Terre sainte n’est pas simplement de prouver la question de la liberté religieuse. C’est également un test décisif de la mesure dans laquelle Nostra ӕtate et l’enseignement ultérieur du Magistère sont assimilés, précisément là où les chrétiens sont une minorité et les juifs sont la majorité et pas seulement vice versa ; à cet égard, il reste encore beaucoup de travail d’éducation à faire.
La référence à la paix en Terre sainte comme pertinente pour la relation judéo-catholique est également importante. Les peuples y vivent dans l’aliénation et la déception mutuelles, et je crois que l’Église catholique peut jouer un rôle important dans la reconstruction de la confiance, telle l’initiative de prière pour la paix prise par le pape François. Permettez-moi d’exprimer l’espoir qu’il y aura bientôt d’autres initiatives pour permettre à la religion d’être une source de guérison plutôt que de conflit ; et de veiller à ce q
ue celles-ci soient coordonnées avec ceux qui ont l’autorité politique pour ouvrir la voie et pour permettre à la terre et à la ville de la paix de réaliser son nom.
Permettez-moi d’exprimer ma gratitude particulière pour l’accent mis par le document sur la responsabilité des « établissements d’enseignement, en particulier |ceux pour] la formation des prêtres, [d’]intégrer dans leurs programmes à la fois Nostra ӕtate et les documents ultérieurs du Saint-Siège concernant la mise en œuvre de la déclaration conciliaire ». On peut dire que cela reste le défi le plus notable qui consiste à ce que ces réalisations descendent du sommet où elles ont été conçues jusqu’à la base, universellement.
De même, l’appel à une action conjointe ne pourrait être plus opportun. Le document se réfère à la collaboration du Comité international de liaison catholique-juif (CIL) en Argentine en 2004 ; et je pourrais ajouter que, par la suite, il y a eu une collaboration importante à la réunion du CIL au Cap, où les organisations et les initiatives de services de santé, juives et catholiques, qui travaillent en particulier avec les victimes du sida, se sont réunies pour faciliter la collaboration et devenir plus grandes que la somme de leurs différentes parties. Je rejoins tout à fait les sentiments exprimés dans ce document selon lesquels nous pouvons faire beaucoup plus ensemble à la fois dans la lutte contre les maux de la société moderne et dans la lutte contre les préjugés, l’intolérance et l’antisémitisme que l’Église a déjà vigoureusement condamné, ce qu’elle réitère dans ce document.
Enfin, permettez-moi d’aborder le sujet de la « complémentarité » à laquelle le document fait référence, avec les propres paroles du pape François dans Evangelii gaudium : « Lire ensemble les textes de la Bible hébraïque (…) et approfondir les richesses de la Parole » (249). Ce document élargit encore la notion de complémentarité quand il déclare que « d’une part (…) l’Église sans Israël serait en danger de perdre son locus dans l’histoire du salut » ; puis il ajoute : « de même (!) (…) les juifs pourraient arriver à l’idée qu’Israël sans l’Église courrait le danger de rester trop particulariste et de ne pas saisir l’universalité de son expérience de Dieu ».
Permettez-moi de noter qu’il n’y a guère de symétrie à cet égard. La première expression est celle d’une compréhension du caractère intrinsèque de l’Église, tandis que la seconde est une mise en garde contre un malentendu possible et peut-être même un abus de la notion juive de l’élection et une perte du sens de la responsabilité universelle. Non seulement il y a une profonde asymétrie entre les deux, dans la mesure où le besoin d’Israël qu’a l’Église est une question fondamentale pour la compréhension de soi du christianisme ; mais le danger réel de l’insularité ethnique est quelque chose dont le judaïsme était forcément conscient avant l’émergence du christianisme, et en cela le judaïsme a précisément « besoin » de l’Église. Cet avertissement est très important dans les livres prophétiques de la Bible hébraïque, peut-être de manière encore plus dramatique dans le texte d’Amos, et il ressort tout au long de la littérature juive talmudique et médiévale.
Et d’autre part, on peut noter qu’une doctrine qui s’affirmerait universelle est tout aussi dangereuse, car elle peut devenir exclusive, impérialiste et triomphaliste, et plus encore.
Néanmoins, au cours des siècles, des sommités juives ont en effet elles-mêmes élaboré un concept de complémentarité en voyant le christianisme comme un moyen divin par lequel les vérités universelles, que le judaïsme a apportées au monde, peuvent en fait être plus efficacement diffusés dans tout l’univers au-delà des limites imposées par le peuple juif.
Rabbin Samson Raphael Hirsch, un des plus grands dirigeants rabbiniques du XIXe siècle, a même vu la rupture entre l’Église et la Synagogue comme un élément nécessaire de ce plan divin pour faciliter la tâche universelle du christianisme.
Certains sont allés un peu plus loin à cet égard en comprenant le concept de complémentarité dans les rôles parallèles, d’une part de l’accent juif sur l’alliance communautaire avec Dieu et d’autre part de l’accent chrétien sur la relation individuelle avec Dieu, comme pouvant servir à s’équilibrer mutuellement. En effet, il y a ceux qui ont suggéré que l’autonomie communautaire, affirmée par le judaïsme, peut servir de manière plus appropriée comme modèle de société moderne et multiculturelle, alors que le christianisme peut offrir une meilleure réponse à l’aliénation individuelle dans le monde contemporain.
Une autre suggestion de certains théologiens à propos de cette complémentarité se rapporte à la relation entre le rappel juif, selon lequel le Royaume des Cieux n’est pas encore totalement arrivé, et la conscience chrétienne que le Royaume, à certains égards, est déjà enraciné dans l’ici et maintenant.
Cependant, le fait même que nous pouvons parler de complémentarité est en soi une puissante démonstration de toute la distance parcourue sur ce chemin remarquable de transformation et de réconciliation entre catholiques et juifs au cours du dernier demi-siècle. Cela a été en grande partie grâce au travail quotidien et à la direction de la Commission pontificale pour les relations religieuses avec le peuple juif, et le document publié aujourd’hui est un jalon important de plus sur ce chemin vraiment merveilleux pour lequel nous devons tous rendre grâce à l’unique Créateur et Guide du ciel et de la terre.
© Traduction de Zenit, Constance Roques