Le Notre Père ne fait pas partie de la Prière eucharistique. Celle-ci se conclut par la doxologie et l’Amen de l’assemblée. Mais le Notre Père apparaît tellement comme une suite de la Prière eucharistique que, pendant des siècles, seul le prêtre le récitait à haute voix, les fidèles prenant la parole seulement pour la dernière demande, libera nos a malo, puisqu’à l’époque la Messe était célébrée en latin.
Pourquoi le Notre Père est-il placé à cet endroit ?
La situation du Notre Père entre la Prière eucharistique et la communion est identique dans la liturgie latine et dans les liturgie orientales, de saint Basile et de saint Jean Chrysostome. Elle s’explique pour deux raisons.
Avant d’échanger un signe de paix et, pour la plupart, de communier en recevant le Corps du Christ, il convient de pardonner à ceux qui nous ont offensés. C’est une des insistances les plus claires de Jésus dans les évangiles. Certes, le pardon est difficile, parfois impossible à vues humaines. Mais nous devons, au moins, en demander le désir et la grâce.
La Prière III a parlé de « réconciliation ». C’est le moment de se rappeler la parole du Seigneur : « Va d’abord te réconcilier … » (voir la piste n° 33).
La place du Notre Père à ce moment de la Messe s’explique aussi pour une deuxième raison, évidente : la demande du pain. Elle est au centre du Notre Père, que ce soit dans la version longue (saint Matthieu) ou la version brève (saint Luc). Or, dans la rhétorique biblique, ce qui est le plus important ne se trouve, ni au début, ni à la fin, mais au milieu.
De quel pain s’agit-il dans le Notre Père ? Les Pères de l’Église ont privilégié telle ou telle interprétation. Mais ils ont toujours admis que d’autres interprétations que la leur étaient légitimes.
Quand il est question du pain dans les évangiles, c’est pour se nourrir. Les compagnons de David ont mangé les pains déposés dans le sanctuaire parce qu’ils avaient faim et Jésus ne veut pas que la foule venue l’écouter reparte sans manger. Il ne méprise pas les cinq malheureux pains qu’André a collectés et, à la fin, il fait ramasser les morceaux restants, « afin que rien ne soit perdu ».
Lui-même a su ce qu’étaient la faim et la soif. Il faut donc garder à la demande du Notre Père son réalisme physique. Inversement, la « multiplication des pains » a une telle place dans les quatre évangiles qu’elle ne se réduit pas à la distribution d’une ration alimentaire inespérée. Elle est la préfiguration de l’Eucharistie. Le chapitre 6 de saint Jean achemine, par étapes, à cette révélation, quitte à susciter l’abandon de la plupart. Seul Pierre manifeste sa foi.
La double référence, à la réconciliation fraternelle et au Pain de Vie, suffit à expliquer l’insertion du Notre Père à ce moment de la célébration, avant la communion qui va suivre.
Mais on peut aussi rapprocher le Notre Père de la Prière eucharistique qui vient de son conclure.
Des points communs
A diverses reprises, dans les pages qui précèdent, il a été fait référence au Notre Père. En effet, la Prière eucharistique et la prière que le Seigneur nous a enseignée obéissent à la même logique.
Toutes deux répondent à un commandement du Seigneur : « Faites ceci en mémoire de moi » ; « vous donc, priez ainsi…. » ; « lorsque vous priez, dites… ».
Toutes deux sont prononcées à la première personne du pluriel, ce qui n’empêche pas, chacun, de la faire sienne. Le Père des cieux est le Père commun qui fait lever son soleil sur tous les hommes, les méchants et les bons. Mais il est aussi celui qui connaît chacun : s’il nomme les étoiles chacune par son nom, à combien plus forte raison les êtres créés à son image et ressemblance. Ces deux dimensions, universelle et personnelle, sont présentes dans la Prière eucharistique.
Le premier but de l’Eucharistie comme du Notre Père est de « sanctifier le Nom de Dieu », de lui rendre gloire : ce qu’expriment la préface et le Sanctus.
« Béni soit celui qui vient au Nom du Seigneur ! » Il est venu pour inaugurer le Royaume de Dieu. Les choses ne se sont pas passées comme le pensait la foule des Rameaux. Mais c’est bien le Royaume de Dieu que Jésus est venu instaurer.
Dans saint Matthieu, la troisième demande reprend textuellement la prière de Jésus à Gethsémani. Comme Jésus a manifesté sa liberté auprès de ses disciples par le Lavement des pieds et la première Eucharistie ; il manifeste maintenant sa liberté auprès de son Père, à Gethsémani. Que ce soit en priant le Notre Père ou en célébrant l’Eucharistie, nous « annonçons la mort du Seigneur ».
Sur le deuxième « versant » de la Prière eucharistique comme du Notre Père, nous demandons ce dont nous avons besoin : le « Pain de la Vie », dans toutes les dimensions de la vie ; la réconciliation et la force de nous réconcilier ; la victoire sur toutes les formes du Mal et, en définitive, sur la Mort.
Le parallélisme des deux prières est souligné par la doxologie qui les conclut l’une et l’autre.
Il n’est pas question de dire que la Prière III, ou toute autre, aurait pris le Notre Père comme canevas. Si les rapprochements sont si nombreux et significatifs, c’est parce que ces deux expressions de la prière chrétienne suivent une même logique, aux racines juives.
Le Notre Père nous est plus familier que les Prières eucharistiques. S’ils ont effectivement entre eux des points communs, le Notre Père pourrait nous aider à y entrer. Mais l’inverse pourrait être instructif. Les mots du Notre Père nous sont bien connus, à force d’être répétés. Mais chacun d’eux ouvre sur tout un monde dans lequel les Prières eucharistiques pourraient nous servir de guide.
Au cours de ces pages, nous avons essayé de montrer comment les fidèles peuvent s’associer à l’action eucharistique, à l’action de grâce, à l’offrande, à la supplication. L’Amen qui conclut la Prière eucharistique est une manière d’exprimer leur adhésion. Celle-ci se prolonge, pensons-nous, par la récitation du Notre Père, accompagnée du geste de la prière, le même que celui du prêtre pendant toute la Prière eucharistique : encore un point commun !