Saint François d'Assise et la réforme de l'Eglise par voie de sainteté

Première prédication de l’Avent (texte intégral)

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La vraie réforme de l’Eglise se fait par la sainteté, c’est ce qu’indique le chemin pris par saint François d’Assise, qui n’a pas embrassé le lépreux et ni épousé Dame Pauvreté. L’Epoux, c’est le Christ.

Le Prédicateur de la Maison pontificale, le P. Raniero Cantalamessa, Capucin, a en effet offert vendredi matin, 6 décembre, en présence du pape François et de ses collaborateurs, sa première prédication des vendredis de l’Avent, en la chapelle Redemptoris Mater du Vatican. En revenant à la source: ce que saint François d’Assise a dit lui-même de son chemin de conversion.

FRANCOIS D’ASSISE ET LA REFORME DE L’EGLISE PAR VOIE DE SAINTETE

L’intention de ces trois méditations de l’Avent est de nous préparer à Noël en compagnie de François d’Assise. Dans cette première méditation, je voudrais mettre en lumière la nature de son retour à l’Evangile. Le théologien Yves Congar, dans son étude sur  la « Vraie et fausse réforme dans l’Eglise » voit François comme le plus clair exemple d’une réforme de l’Eglise par la sainteté. Nous souhaitons chercher à comprendre en quoi consistait sa réforme par la sainteté et ce que son exemple apporte à chaque époque de l’Eglise, y compris la nôtre.

1. La conversion de François
Pour comprendre quelque chose de l’aventure de François il faut partir de sa conversion. Il existe, dans les sources, diverses descriptions de cet événement, avec des différences considérables. Heureusement, nous avons une source absolument fiable qui nous dispense de choisir entre les différentes versions. Nous avons le témoignage de François lui-même dans son Testament, son ipsissima vox, comme on dit des paroles certaines du Christ rapportées dans l’Évangile. Il dit:
Voici comment le Seigneur me donna, à moi frère François, la grâce de commencer à faire pénitence: Au temps où j’étais encore dans les péchés, la vue des lépreux m’était insupportable. Mais le Seigneur lui-même me conduisit parmi eux ; je les soignai de tout mon cœur ; et au retour, ce qui m’avait semblé si amer s’était changé pour moi en douceur pour l’esprit et pour le corps. Ensuite j’attendis peu, et je dis adieu au monde.
C’est sur ce texte, à juste titre, que les historiens se fondent, mais avec une limite infranchissable pour eux. Même les mieux intentionnés d’entre eux et les plus respectueux de la particularité de ce qui est arrivé à François – comme l’a été, parmi les Italiens, Raoul Manselli -, n’arrivent pas à saisir la raison ultime de son changement radical. Ils s’arrêtent – pour respecter leur méthode – sur le seuil, parlant d’un « secret de François », destiné à rester tel à jamais.
Ce que l’on réussit à constater historiquement, c’est la décision de François de changer son statut social. Lui qui appartenait à la classe aisée, celle qui comptait dans la ville, du fait de sa noblesse ou de sa richesse, avait choisi l’extrême opposé, partageant la vie des « derniers », de ceux qui ne comptaient pour rien, ceux qu’on appelait les « petits » (minores), affligés de toute forme de pauvreté.
Les historiens insistent, à raison, sur le fait que François, au début, n’a pas choisi la pauvreté et encore moins le paupérisme; il a choisi les pauvres! La raison de ce changement relève plus du commandement « Aime ton prochain comme toi-même », que du conseil: « Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu as et donne-le aux pauvres, puis viens et suis-moi ». C’était plus sa compassion pour les pauvres gens, que la recherche de sa propre perfection qui l’animait, la charité plus que la pauvreté.
Tout cela est vrai, mais ne touche pas encore au fond du problème. C’est l’effet du changement et non sa cause. Le vrai choix est beaucoup plus radical: il ne s’agit pas de choisir entre richesse et pauvreté, ni entre riches et pauvres, entre l’appartenance à une classe plus qu’à une autre, mais de choisir entre soi-même et Dieu, entre sauver sa vie ou la perdre pour l’Evangile.
Il y a ceux (par exemple, à une époque plus proche de la nôtre, Simone Weil) qui sont arrivés au Christ en partant de leur amour des pauvres et d’autres qui sont arrivés aux pauvres en partant de leur amour du Christ. François appartient à cette seconde catégorie. La raison profonde de sa conversion n’est pas de nature sociale, mais évangélique.  Jésus en avait fait une loi une fois pour toutes en prononçant une des phrases les plus solennelles et les plus surement authentiques de l’Evangile :
« Si quelqu’un veut marcher derrière moi, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive. Car celui qui veut sauver sa vie la perdra, mais qui perd sa vie à cause de moi la gardera » (Mt 16, 24-25).
François, en embrassant le lépreux, a renoncé à lui-même dans ce qu’il y avait de plus « amer » et ce qui répugnait le plus à sa nature. Il s’est fait violence. Ce détail n’a pas échappé à son premier biographe qui décrit l’épisode de la façon suivante:
« Un jour, il rencontra un lépreux sur sa route : se faisant violence, il s’approcha de lui et lui baisa la main. À partir de ce moment-là, il se mit à se mépriser de plus en plus, jusqu’à parvenir à une parfaite victoire sur lui-même par la grâce de Dieu ».
François n’est pas allé spontanément chez les lépreux, poussé par une compassion humaine et religieuse. « Le Seigneur, écrit-il, m’a conduit parmi eux ». C’est sur ce petit détail que les historiens ne savent – ni ne pourraient – porter un jugement, alors qu’il est à l’origine de tout. Jésus avait préparé son cœur de manière à ce que sa liberté, au bon moment, réponde à la grâce. C’est à cela qu’avaient servi le songe de Spolète et la question sur qui il préférait servir le serviteur ou le maître, la maladie, l’emprisonnement à Pérouse et cette étrange inquiétude qui ne lui permettait plus de trouver de la joie dans les divertissements et lui faisait rechercher des lieux solitaires.
Sans être obligés de penser que Jésus en personne se cachait sous les traits du lépreux (comme plus tard on essaya de faire, en référence au cas analogue de la vie de saint Martin de Tours), à ce moment là le lépreux pour François représentait à tous les effets Jésus. Ce dernier n’avait-il pas dit: « C’est à moi que vous l’avez fait » ? A ce moment-là, il a choisi entre lui-même et Jésus. La conversion de François est du même ordre que celle de Paul. Pour Paul, à un certain moment, ce qui  avait été auparavant un « avantage » changea de signe et devint une « perte », « à cause du Christ » (Ph 3, 5 ss.); pour François ce qui était amer se transforma en douceur, là aussi « à cause du Christ ». Après ce moment, tous les deux peuvent dire: « Ce n’est plus moi qui vit mais le Christ qui vit en moi ».
Tout ceci nous oblige à corriger une certaine image de François rendue populaire par la littérature postérieure et accueillie par Dante dans la Divine Comédie. La fameuse métaphore des noces de François avec Dame Pauvreté qui a laissé des marques profondes dans la poésie et l’art franciscains peut se prêter à confusion. On ne tombe pas amoureux d’une vertu, fût-ce de la pauvreté même; on s’éprend d’une personne. Les  noces de François furent, comme chez d’autres mystiques, un mariage avec le Christ.
A ses compagnons qui lui demandaient s’il comptait « prendre épouse » après l’avoir vu un soir étrangement absent et lumineux, le jeune François répondit: « Je prendrai l’épouse la plus noble et la plus belle que vous ayez jamais vue ». D’habitude, ce genre de réponse est mal interprété. Si l’on regarde le contexte, il est clair que l’épouse n’est pas la pauvreté, mais un trésor caché et une perle rare, c’est-à-dire le Christ. « L’Epouse, commente Thomas de Ce
lano qui rapporte l’épisode, est la vraie religion que celui-ci embrassa; et le royaume des cieux est le trésor caché qu’il cherchait ».
François n’épousa ni la pauvreté, ni même les pauvres; il épousa le Christ et c’est par amour pour Lui qu’il épousa, pour ainsi dire « en secondes noces », Dame Pauvreté. Il en sera toujours ainsi dans la sainteté chrétienne. Au fondement de l’amour de la pauvreté et des pauvres, il y a l’amour  de Christ, ou alors les pauvres seront d’une façon ou d’une autre instrumentalisés et la pauvreté deviendra facilement un fait polémique contre l’Eglise, ou une ostentation de plus grande perfection par rapport aux autres dans l’Eglise, comme cela arriva, hélas, aussi à certains disciples du Poverello. Dans l’un ou l’autre cas, on fait de la pauvreté la pire des formes de richesse, celle de sa propre justice.

2. François et la réforme de l’Eglise
Comment un événement aussi intime et personnel que la conversion du jeune François a-t-il pu déclencher un mouvement qui changea en son temps le visage de l’Eglise et avoir une influence aussi forte sur l’histoire, jusqu’à nos jours ?
Il nous faut observer la situation de l’époque. Au temps de François, la réforme de l’Eglise était une exigence dont tout le monde avait plus ou moins conscience. Le corps de l’Eglise vivait des tensions et des déchirements profonds. D’un côté, il y avait l’Eglise institutionnelle – pape, évêques, haut clergé – rongé par ses éternels conflits ou alliances avec l’empire. Une Eglise perçue comme lointaine, engagée dans des affaires trop au-dessus des intérêts de la population. Venaient ensuite les grands ordres religieux, souvent florissants par leur culture et leur spiritualité, après les différentes réformes du XIème siècle, dont la réforme cistercienne, mais assimilés fatalement aux grands propriétaires terriens, les seigneurs féodaux de l’époque, à la fois proches et loin eux aussi, des problèmes et du niveau de vie du petit peuple.

De l’autre côté, il y avait une société qui commençait à émigrer des campagnes vers les villes en quête d’une plus grande liberté par rapport aux différentes servitudes. Cette partie de la société assimilait l’Eglise aux classes dominantes dont elle sentait le besoin de s’affranchir. Du coup, elle se rangeait volontiers aux côtés de ceux qui la contredisaient et la combattaient: hérétiques, groupes radicaux et mouvements de pauvres, et elle sympathisait avec le bas clergé qui était rarement à la hauteur spirituellement, mais plus proches du peuple.
Il y avait donc de fortes tensions que chacun essayait de tourner à son propre avantage. La hiérarchie essayait de répondre à ces tensions en améliorant son organisation et réprimant les abus, tant en son sein (lutte contre la simonie et le concubinage des prêtres) qu’à l’extérieur, au sein de la société. Les groupes hostiles cherchaient en revanche à faire exploser les tensions, en radicalisant l’opposition avec la hiérarchie, ce qui suscitait des mouvements plus ou moins schismatiques. Tous brandissaient l’idéal de la pauvreté et de la simplicité évangélique contre l’Eglise, faisant plus de cet idéal une arme polémique qu’un idéal spirituel à vivre avec humilité, jusqu’à remettre aussi en question le ministère de l’Eglise, le sacerdoce et la papauté.
Nous sommes habitués à voir François comme l’homme providentiel qui saisit ces instances populaires de renouveau, les désamorce de toute charge polémique et les rapporte ou les met en œuvre dans l’Eglise, en profonde communion et soumission à elle. François, donc, comme une sorte de médiateur entre les hérétiques rebelles et l’Eglise institutionnelle. Voici comment, dans un célèbre manuel d’histoire de l’Eglise on décrit sa mission:

« Comme la richesse et la puissance de l’Eglise apparaissaient souvent comme une source de graves maux et que les hérétiques de l’époque s’en servaient pour formuler des accusations contre elle, le noble désir de revenir à la vie pauvre de Jésus et de l’Eglise primitive se glissa dans certaines âmes pieuses, pour avoir plus d’influence sur le peuple par la parole et par l’exemple ».

Et parmi ces âmes, figurait tout naturellement, et en premier lieu, avec saint Dominique, François d’Assise. L’historien protestant Paul Sabatier, à qui l’on reconnaît tant de mérites dans les études franciscaines, a rendu presque canonique parmi les historiens, – et pas seulement parmi les laïcs et les protestants -, la thèse selon laquelle le cardinal Ugolin (futur Grégoire IX) aurait eu l’intention de prendre François pour la Curie, et d’apprivoiser ainsi la charge critique et révolutionnaire de son mouvement. Concrètement, il s’agissait d’essayer de faire de François un précurseur de Luther, c’est-à-dire un réformateur par la voie de la critique, et non de la sainteté.
Je ne sais pas si l’on peut attribuer cette intention à quelque grand protecteur et ami de François. Il me paraît difficile de l’attribuer au cardinal Ugolin et encore plus à Innocent III, dont on connaît bien l’action réformatrice et l’appui donné à maintes nouvelles formes de vie spirituelle nées sous son règne, y compris d’ailleurs aux frères mineurs, aux dominicains, aux Humiliés de Milan. En tous les cas, une chose est absolument sûre: cette intention n’a jamais effleuré l’esprit de François. Jamais il n’imagina être appelé à réformer l’Eglise.

Il faut faire attention à ne pas tirer de fausses conclusions des fameuses paroles du Crucifix de Saint Damien: « Vas, François, et répare mon Eglise qui, comme tu le  vois, tombe en ruine ». Même les sources nous garantissent que celui-ci prit ces paroles dans le sens assez modeste de devoir réparer matériellement la petite église de Saint-Damien. Ce sont ses disciples et biographes qui interprétèrent – et pas à tort, disons-le  – ces paroles comme se rapportant à l’Eglise en tant qu’institution et non pas uniquement à l’Eglise en tant qu’édifice. Lui, en resta toujours à son interprétation littérale et il continua, en effet, à réparer d’autres petites églises des alentours d’Assise qui étaient en ruine.

Le rêve dans lequel Innocent III aurait vu le Poverello soutenir de son dos l’église du Latran qui tombait, ne dit rien de plus de lui non plus. A supposer que le fait soit historique (de fait, un épisode analogue est raconté aussi à propos de saint Dominique), c’était le rêve du pape et non celui de François! Lui ne s’est jamais vu comme nous le voyons aujourd’hui sur la fresque de Giotto. Cela signifie être un réformateur par la voie de sainteté : l’être, sans le savoir!

3. François et le retour à l’Evangile

S’il n’a pas voulu être un réformateur, alors qu’est-ce que François a voulu être et voulu faire ? Sur cela aussi nous avons la chance d’avoir le témoignage direct du saint dans son Testament:

« Et après que le Seigneur m’eut donné des frères, personne ne me montrait ce que je devais faire; mais le Très-Haut lui-même me révéla que je devais vivre conformément au saint Evangile. Moi, je fis écrire cette forme de vie, en peu de mots et simplement, et le Seigneur Pape me le confirma ».

François fait allusion au moment où, au cours d’une messe, il a entendu le passage de l’Evangile racontant comment Jésus envoie ses disciples: « Il les envoya proclamer le règne de Dieu et faire des guérisons. Il leur dit : « N’emportez rien pour la route, ni bâton, ni sac, ni pain, ni argent ; n’ayez pas chacun une tunique de rechange » (Lc 9, 2-3). Ce fut une révélation fulgurante, de celles qui orientent toute une vie. A partir de ce jour-là, sa mission lui apparut clairement: un retour simple et radical au vrai Evangile, vécu et prêché par Jésus. Relancer dans le monde la f
orme et le style de vie de Jésus et des apôtres décrit dans les évangiles. Il commence sa Règle en disant ceci aux frères :
« La règle et la vie des frères mineurs est celle-ci : observer le saint Evangile de notre Seigneur Jésus-Christ ».

François ne théorisa pas sa découverte, pour en faire un programme de réforme pour l’Eglise. Il a réalisé cette réforme en lui-même et il a indiqué ainsi tacitement à l’Eglise la seule voie à suivre pour sortir de la crise : retourner à l’Evangile, se rapprocher des hommes et en particulier des humbles et des pauvres.
Ce retour à l’Évangile se reflète avant tout dans la prédication de François. C’est surprenant, mais tout le monde l’a remarqué: le Poverello parle presque toujours de « faire pénitence ». Dorénavant, raconte Thomas de Celano, avec grande ferveur et joie, il commença à prêcher la pénitence, édifiant tout le monde par la simplicité de sa parole et la magnificence de son cœur. Partout où il allait, François disait, recommandait, suppliait de faire pénitence.
Qu’est-ce que François entendait par ce mot qui lui tenait tant à cœur ? A ce sujet nous sommes tombés (du moins j’y suis tombé moi pendant très longtemps) dans l’erreur. Nous avons réduit le message de François à une simple exhortation morale, à un mea culpa en se frappant la poitrine, en s’affligeant et se mortifiant pour expier ses fautes, alors que celui-ci a toute la nouveauté et le souffle de l’Evangile du Christ. François n’appelait pas à faire  des « pénitences », mais à faire « pénitence » (au singulier!) ce qui nous le verrons, est bien différent.
Le saint d’Assise, à part quelques exceptions que nous connaissons, écrivait en latin. Et que trouvons-nous dans le texte en latin du Testament, quand il écrit «  Voici comment le Seigneur me donna, à moi frère François, la grâce de commencer à faire pénitence » ? Nous trouvons l’expression « poenitentiam agere ». On le sait, François aimait s’exprimer dans le langage de Jésus, avec les mêmes mots. Et cette expression – faire pénitence – c’est celle que Jésus a utilisée lorsqu’il a commencé à prêcher. Et il la répétait dans chaque ville où il se rendait:
« Après l’arrestation de Jean Baptiste, Jésus partit pour la Galilée proclamer la Bonne Nouvelle de Dieu ; il disait : Les temps sont accomplis : le règne de Dieu est tout proche. Convertissez-vous et croyez à la Bonne Nouvelle » (Mc 1,14-15).
Le mot que l’on traduit aujourd’hui par « convertissez-vous » ou « repentez-vous », dans le texte de la Vulgate utilisé par le Poverello, était « poenitemini » et dans les Actes (2, 37) encore plus littéralement « poenitentiam agite », faites pénitence. François n’a fait que relancer le grand appel à la conversion par laquelle s’ouvrent la prédication de Jésus dans l’Evangile et celle des apôtres le jour de la Pentecôte. Ce qu’il voulait dire par « conversion » il n’avait pas besoin de l’expliquer: sa vie entière le montrait.
François fit à son époque ce qu’à l’époque du Concile Vatican II on entendait par le mot d’ordre « abattre les murs »: rompre l’isolement de l’Eglise, la ramener au contact des gens. Un des facteurs de cet obscurcissement de l’évangile a été la transformation de l’autorité entendue comme service, en autorité comprise comme pouvoir, ce qui a produit d’infinis conflits dans et en dehors de l’Eglise. François, pour sa part, a résolu le problème dans un sens évangélique. Dans son Ordre, une nouveauté absolue: les supérieurs seront appelés « ministres », c’est-à-dire des serviteurs, et tous les autres, des « frères ».
Un autre mur de séparation entre l’Eglise et le peuple était la science et la culture dont le clergé et les religieux avaient pratiquement le monopole. François le voit et c’est pourquoi, comme nous savons, il prend une position drastique sur le sujet. Il n’a rien contre la science-connaissance mais contre la science-pouvoir; celle qui privilégie celui qui sait lire par rapport à celui qui ne sait pas lire et lui permet de commander hautainement à son frère: « Apporte-moi le bréviaire! ». Lors du fameux chapitre des nattes, à des frères qui voulaient le pousser à épouser l’attitude des « ordres » érudits de l’époque, il répondit avec des mots si enflammés que la crainte, lit-on, s’empara des frères :
« Mes frères, mes frères, Dieu m’a appelé par la voie de l’humilité et il m’a montré la voie de la simplicité. Je ne veux pas que vous me parliez de quelque règle que ce soit, ni celle de saint Augustin, ni de saint Bernard, ni de saint Benoît. Et le Seigneur m’a dit qu’il voulait que je sois, moi, un nouveau fou dans le monde. Et Dieu n’a pas voulu nous conduire par une autre voie que par cette science. Mais par votre science et votre sagesse, Dieu vous confondra. »

Toujours la même attitude cohérente. Il veut pour lui et pour ses frères la plus rigide des pauvretés, mais, dans la Règle, il les exhorte à « ne pas mépriser ni juger les hommes qu’ils verront vêtus mollement, porter des habits de couleur, et user d’aliments et de breuvages délicats ; mais plutôt, que chacun se juge et se méprise soi-même. ». Il choisit d’être un illettré, mais ne condamne pas la science. Une fois s’être assuré que la science ne tuera pas « l’esprit de la sainte oraison et dévotion », c’est lui-même qui permettra à frère Antoine (le futur saint Antoine de Padou !) de se consacrer à l’enseignement de la théologie. Et saint Bonaventure, en ouvrant l’ordre aux études dans les grandes universités, ne pensera pas trahir l’esprit du fondateur.
Yves Congar  voit en cela une des conditions essentielles de la « vraie réforme », c’est-à-dire, qui reste telle et ne se transforme pas en schisme: soit la capacité de ne pas absolutiser sa propre intuition ou charisme, mais de rester solidaire avec le tout qui est l’Eglise. Cette conviction, comme dit le pape François dans sa récente Exhortation apostolique Evangelii gaudium, que « le tout est supérieur à la partie ».
3. Comment imiter François
Qu’est-ce que l’expérience de François nous dit aujourd’hui ? Que pouvons-nous imiter chez lui, tous, et tout de suite ? Aussi bien ceux que Dieu appelle à réformer l’Eglise par la sainteté, que ceux qui se sentent appelés à la renouveler par la critique, ou ceux que lui-même appelle à la réformer par les charges qu’ils recouvrent ? La même chose que de le point de départ de l’aventure spirituelle de François: sa conversion du « moi » à Dieu, son renoncement à lui-même. C’est ainsi que naissent les vrais réformateurs, ceux qui changent vraiment quelque chose dans l’Eglise. Ceux qui meurent à eux-mêmes. Mieux, ceux qui décident sérieusement de mourir à eux-même, sachant qu’il s‘agit d’une démarche qui dure toute la vie, voire au-delà d’elle, si, comme le disait sainte Thérèse d’Avila en plaisantant, notre amour propre meurt vingt minutes après nous.
Un saint moine orthodoxe, Silouane du Mont Athos, disait ceci: « Pour être vraiment libres, il faut commencer par se lier à soi-même ». Des hommes comme eux sont libres de la liberté de l’Esprit; rien ne les arrête et plus rien ne leur fait peur. Ils deviennent des réformateurs par la voie de la sainteté, et pas seulement par leur charge.
Mais que  signifie la proposition de Jésus de renoncer à soi-même ? Est-ce toujours possible de le proposer à un monde qui ne parle que de réalisation de soi, d’affirmation de soi ? Le renoncement n’est jamais une fin en soi, ni un idéal en soi. La chose plus importante, c’est ce qui est positif: Si quelqu’un veut venir avec moi; c’est suivre le Christ, posséder le Christ. Dire non à soi-même, c’est le moyen; dire oui au Christ, c’est la fin. Paul le présente comme une sorte de loi de l’esprit: « Si, par l’Esprit, vous tuez l
es désordres de l’homme pécheur, vous vivrez » (Rm 8,13). C’est, on le voit, un « mourir » pour vivre, à l’opposé de la vision philosophique existentielle selon laquelle la vie humaine est « un vivre pour mourir » (Heidegger).
Il s’agit de savoir quel fondement nous voulons donner à notre existence : si notre « moi » ou le « Christ »; dans le langage de Paul, si nous voulons vivre « pour nous-mêmes », ou « pour le Seigneur » (cf. 2 Co 5,15; Rm 14, 7-8). Vivre « pour soi-même » signifie vivre selon ses propres commodités, sa propre gloire, son propre avancement ; vivre « pour le Seigneur » signifie toujours remettre à la première place, dans nos intentions, la gloire du Christ, les intérêts du Royaume et de l’Eglise. Chaque « non », petit ou grand, dit à soi-même par amour, est un « oui » dit au Christ.
Il faut seulement éviter de se faire des illusions. Il ne s’agit pas de tout savoir sur le renoncement chrétien, sa beauté et nécessité; il s’agit de passer à l’acte, de le mettre en pratique. Un grand maître de l’esprit des temps anciens  disait: « Il est possible de briser dix fois sa propre volonté en un temps très bref ; et je vous dis comment. Une personne se promène et voit quelque chose; sa pensée lui dit: « Regarde là », mais lui répond à sa pensée: « Non, je ne regarde pas », et il brise sa volonté. Puis il rencontre d’autres qui sont en train de parler (lisez, qui parlent mal de quelqu’un) et sa pensée lui dit: «  Dis toi aussi ce que tu sais », et il brise sa volonté en se taisant ».
Ce Père des temps anciens apporte, comme on le voit, des exemples qui sont tous tirés de la vie monastique. Mais ceux-ci peuvent s’actualiser et s’adapter facilement à la vie de chacun, clercs et laïcs. Vous ne rencontrez, peut-être pas comme François un lépreux, mais un pauvre qui, vous le savez, vous demandera quelque chose; le vieil homme qui est en vous vous pousse à passer de l’autre côté de la rue, mais vous, vous vous faites violence et allez à sa rencontre, en ne lui offrant peut-être qu’un salut et une étroite de main, si vous ne pouvez rien de plus. L’occasion d’un gain illicite se présente à vous: vous dites non, et vous avez renoncé à vous-mêmes. Vous avez été contredit dans une de vos idées ; piqué sur le vif, vous voudriez répliquer vivement, vous vous taisez et attendez: vous avez brisé votre « moi ». Vous croyez avoir reçu un tort, un traitement, ou une destination non adaptés à vos mérites ; vous voudriez le faire remarquer  à tout le monde, en vous enfermant dans un silence plein de tacite reproche. Vous dites non, vous brisez le silence et rouvrez le dialogue. Vous avez renoncé à vous-mêmes et sauvé la charité. Et ainsi de suite.
La capacité ou au moins l’effort de se réjouir du bien que l’on a fait ou de la promotion reçue par un autre, comme s’il s’agissait de soi-même est un signe que l’on a déjà bien avancé dans la lutte contre son propre « moi » :
« Heureux le serviteur – écrit François dans une de ses Admonitions –  qui ne se glorifie pas plus du bien que le Seigneur dit et opère par lui, que du bien que le Seigneur dit et opère par un autre ».
Un objectif difficile à atteindre (je ne parle certes pas comme quelqu’un qui y serait arrivé!), mais ce qui est arrivé à François, nous a montré ce qui peut naître d’un renoncement de soi réalisé, en réponse à la grâce. L’objectif final à atteindre est de pouvoir dire comme Paul et avec lui: « Ce n’est plus moi qui vis, c’est Christ qui vit en moi ». Et cette terre sera alors déjà comblée de joie et de paix. Saint François, avec sa «joie parfaite», est un témoin vivant de la « joie qui vient de l’Evangile, de l’«Evangelii Gaudium » dont nous parle le pape François dans son récente Exhortation apostolique.

Traduction de Zenit, Océane Le Gall

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Raniero Cantalamessa

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