Le choix de Benoît XVI de se retirer dans le silence et la prière est comparable à la décision de Jacques Maritain de se retirer de tout engagement public pour vivre jusqu’à sa mort une vie de contemplation, estime Mgr Bruno Forte, archevêque de Chieti-Vasco en Italie. Mais de quel silence s’agit-il et pourquoi ?
Ci-dessous sa réponse dans un éditorial publié le 1er mars dernier sur le quotidien italien « Il Sole 24 Ore », au lendemain du départ de Benoît XVI :
« La nouvelle mission de l’homme de Dieu Benoît XVI »
« L’Eglise catholique a un pape émérite. Depuis le 28 février au soir le Siège de Pierre est vacant et Benoît XVI a commencé sa nouvelle vie d’ouvrier de la vigne du Seigneur dans le silence de la prière et caché au monde.
On a beaucoup écrit sur le sens de sa renonciation. Pour moi, le sens qui mérite d’être développé est celui de sa nouvelle mission, cette autre mission comme l’ont laissé encore entendre ses paroles lors de sa dernière audience générale : « Je n’abandonne pas la croix mais je reste d’une façon nouvelle près du Seigneur crucifié. Je n’assume plus le pouvoir de la charge du gouvernement de l’Eglise, mais je demeure dans le service de la prière, pour ainsi dire, dans l’enclos de saint-Pierre ».
Pour comprendre la force de ces paroles, je recours à une analogie qui me paraît particulièrement claire: celle entre le choix du pape Benoît et la décision que le grand penseur catholique Jacques Maritain a pris après la mort de son épouse bien-aimée Raïssa, avec qui il avait entrepris son chemin de conversion au Christ et avait vécu une expérience spirituelle mystique sous tant d’aspects.
Celui-ci avait voulu se retirer de tout engagement public pour vivre jusqu’à sa mort une vie de contemplation auprès des Petits frères de Jésus de Toulouse, poussé par un désir confessé en ces termes: « J’ai un grand besoin de silence ». De quel silence s’agissait-il ? Jacques Maritain l’explique lui-même par ces mots: « On n’accepte pas la Croix, on la prend, on adore la Croix ».
Le silence du vieux philosophe français n’est pas diffèrent de celui du pape allemand : il s’agit du silence de l’écoute et de l’adoration, rester seul avec le Christ uniquement, non pas pour fuir le monde, mais pour se transfigurer et le transfigurer en Lui sur les chemins mystérieux que seul la Grâce connaît.
L’épouse de Maritain, Raïssa, dont le Journal témoigne d’une vie mystique très pure, laisse entendre quelque chose de ce silence, habité par Dieu et vécu en Dieu, dans une de ses plus belles poésies, Transfiguration: « Quand… j’aurai conquis ma liberté céleste / …et que j’aurai choisi le chemin le plus dur / comme le ciel nocturne illimité et pur … / comme un navire fortuné / qui s’en revient au port sa cargaison intacte / j’aborderai le ciel le cœur transfiguré / portant des offrandes humaines et sans tache ».
A côté de cette recherche de silence, un silence mystique, il y a dans cette nouvelle vie de Benoît une volonté évidente de service, une intention profonde d’amour de l’Eglise et du monde. Sur cet aspect aussi l’analogie avec Jacques Maritain nous aide à en comprendre les raisons. Voici comment il décrit la tâche des contemplatifs, témoins de l’absolu de Dieu dans ce monde:
« En cette nouvelle heure que nous venons de franchir nous voyons se révéler – tant dans la matière et grâce aux découvertes de la métaphysique, que dans les activités humaines et grâce aux explorations de l’inconscient - un certain primat de l’invisible sur le visible et du non manifesté sur le manifesté. C’est ici qu’apparaît, à mon avis, le rôle prophétique … affirmer dans l’existence la valeur première du témoignage rendu à l’amour de Jésus pour les hommes, non pas par des grands moyens visibles, mais de la façon invisible ou presque invisible de la simple présence d’amour fraternel … De quoi les hommes ont-ils besoin avant tout ? Ils ont besoin d’être aimés ; d’être reconnus ; d’être traités comme des êtres humains ; de sentir que toutes les valeurs que chacun porte en soi sont respectées. C’est pourquoi il ne suffit pas de leur dire ‘je vous aime’. Tout comme il ne suffit pas de leur faire du bien. Il faut exister avec eux, dans le sens le plus profond de cette expression ».
Voilà quelle est la signification de la nouvelle mission de l’homme de Dieu Benoît XVI, pape émérite: partager la condition de beaucoup - d’innombrables - vies cachées aux yeux du monde, mais pas à ceux de Dieu, pour dire à chaque existence humaine combien elle est aimée par le Seigneur et combien elle a du prix à ses yeux. Et ainsi aider précisément la cause de l’homme dans ce monde, la dignité de chaque personne humaine dans l’horizon de l’éternité et en reconnaissant – en même temps que ses fragilités immanquables – sa grandeur immortelle.
Cette cause est aussi celle de Dieu, à l’image duquel l’homme est créé. Elle est celle pour laquelle l’Eglise existe et au service de laquelle elle continue à œuvrer, confiante et sereine, parmi les lames du temps, soutenue par les racines cachées et profondes de tant d’ouvriers humbles et silencieux de la vigne du Seigneur. Parmi eux, le Pontife émérite. »