Pour Benoît XVI, le « thème central di concile Vatican II, c’est « la communion », et « cinquante ans après le concile (…) nous voyons apparaître le vrai concile dans toute sa force spirituelle ».
Il considère donc qu’un devoir s’impose : « C’est notre devoir, justement en cette Année de la foi, en commençant par cette Année de la foi, de travailler pour qu’avec la force de l’Esprit-Saint, le vrai concile se réalise et que l’Eglise soit réellement renouvelée ».
Le pape a en quelque sorte raconté et expliqué le Concile à ses prêtres de son diocèse de Rome, jeudi 14 février, en accueillant le clergé de Rome en la salle Paul VI du Vatican. Une rencontre annuelle qui était un au-revoir.
Soulignant qu’il y a « deux » conciles, le concile des media et le concile de pères, le « vrai » concile, il a aussi souligné l’attitude de grande liberté des cardinaux Liénart et Frings dès les premiers jours de cette assemblée extraordinaire. Il a aussi cité Etchegaray, Lubac, Daniélou, Congar, Elchinger : son cœur de théologien bavarois était déjà, comme celui de son père, francophile.
Il évoque les grands thèmes du concile sous un jour nouveau : liturgie, ecclésiologie, Parole de Dieu, Révélation, œcuménisme, relations entre l’Eglise et le monde.
Il souligne aussi tel ou tel moment, comment seulement après on a compris l’importance de telle déclaration du Concile, comme « Nostra Aetate » par exemple, et son importance pour le judaïsme après la Shoah, et sur l’islam : un thème qui deviendrait important par la suite, mais aussi le dialogue avec les religions asiatiques.
Le pape a parlé sans papier, d’abondance du cœur, sur le ton d’une causerie au coin du feu entre amis, et un voile de gravité aussi. Un testament spirituel.
La rencontre a été introduite par le cardinal vicaire du pape pour Rome, Agostino Vallini.
A. Bourdin
Allocution de Benoît XVI
Traduction d’Hélène Ginabat
Eminence,
Chers frères dans l’épiscopat et dans le sacerdoce,
C’est pour moi un don particulier de la Providence de pouvoir, avant de quitter le ministère pétrinien, voir encore une fois mon clergé, le clergé de Rome. C’est toujours une grande joie de voir comment vit l’Eglise, combien l’Eglise est vivante à Rome ; il y a des pasteurs qui, dans l’Esprit du Pasteur suprême, guident le troupeau du Seigneur. C’est un clergé réellement catholique, universel, et cela répond à l’essence de l’Eglise de Rome : porter en soi l’universalité, la catholicité de tous les peuples, de toutes les races, de toutes les cultures. En même temps, je suis très reconnaissant envers le cardinal vicaire qui aide à réveiller, à retrouver les vocations dans Rome parce que si, d’un côté, Rome doit être la ville de l’universalité, elle doit être aussi une ville avec une foi forte et robuste, d’où naissent aussi des vocations.
Et je suis convaincu qu’avec l’aide du Seigneur, nous pouvons trouver les vocations que lui-même nous donne, les guider, les aider à mûrir et servir ainsi en travaillant dans la vigne du Seigneur. Aujourd’hui, vous avez confessé le Credo devant la tombe de saint Pierre : en cette Année de la foi, il me semble que c’est un acte tout-à-fait opportun, peut-être nécessaire, que le clergé de Rome se réunisse sur la tombe de l’apôtre auquel le Seigneur a dit : « Je te confie mon Eglise. Sur toi, je bâtis mon Eglise » (cf. Mt 16,18-19). Devant le Seigneur, avec Pierre, vous avez confessé « Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant » (cf. Mt 16,15-16). L’Eglise grandit ainsi : avec Pierre, confesser le Christ, suivre le Christ. Et nous faisons toujours cela. Je vous suis très reconnaissant de votre prière, que j’ai sentie – je l’ai dit mercredi – presque physiquement. Même si je me retire maintenant, je reste toujours proche de vous tous dans la prière et je suis certain que vous aussi, vous me serez proches même si je demeure caché pour le monde.
Pour aujourd’hui, en raison des conditions dues à mon âge, je n’ai pas pu préparer un grand, un vrai discours, comme on aurait pu s’y attendre ; mais je pense plutôt à une petite conversation sur le concile Vatican II, sur la manière dont je l’ai vu.
Je commence par une anecdote : en 59, j’avais été nommé professeur à l’Université de Bonn, où étudient les étudiants, les séminaristes du diocèse de Cologne et d’autres diocèses voisins. C’est ainsi que j’ai été en contact avec le cardinal de Cologne, le cardinal Frings. Le cardinal Siri, de Gênes – il me semble que c’était en 61 – avait organisé une série de conférences intitulées : Le concile et le monde de la pensée moderne. Le cardinal m’a invité – le plus jeune des professeurs – à écrire un projet pour lui ; le projet lui a plu et il a proposé aux gens, à Gênes, le texte tel que je l’avais écrit. Peu de temps après, le pape Jean l’invite à venir le voir et le cardinal était rempli de crainte pensant qu’il avait peut-être dit quelque chose qui n’était pas correct, qui était faux, et qu’il était convoqué pour une remontrance, peut-être aussi pour lui reprendre la pourpre. Oui, quand son secrétaire l’a habillé pour l’audience, le cardinal a dit : « Peut-être que je porte ces vêtements pour la dernière fois aujourd’hui ». Puis il est entré, le pape Jean va au-devant de lui, l’embrasse et lui dit : « Merci, Eminence, vous avez dit ce que je voulais dire, mais je n’avais pas trouvé les mots ».
Ainsi, le cardinal savait qu’il était sur la bonne voie et il m’a invité à aller avec lui au concile, d’abord comme son expert personnel, puis, au cours de la première période – il me semble que c’était en novembre 62 – j’ai été aussi nommé expert officiel du concile. Nous sommes alors allés au Concile non seulement avec joie, mais avec enthousiasme. Il y avait une attente incroyable. Nous espérions que tout allait se renouveler, qu’une nouvelle Pentecôte viendrait vraiment, une nouvelle ère de l’Eglise, parce que l’Eglise était encore assez robuste en ce temps-là, la pratique dominicale était encore bonne, les vocations au sacerdoce et à la vie religieuses étaient déjà un peu réduites, mais elles étaient encore suffisantes.
Toutefois, on sentait que l’Eglise n’avançait pas, se réduisait, qu’elle apparaissait plutôt comme une réalité du passé et non pas porteuse de l’avenir. Et à ce moment-là, nous espérions que cette relation se renouvellerait, qu’elle changerait, que l’Eglise serait de nouveau la force du lendemain et la force de l’aujourd’hui. Et nous savions que le rapport entre l’Eglise et la période moderne, dès le début, était un peu en opposition, à commencer par l’erreur de l’Eglise dans le cas de Galilée ; on pensait corriger ce mauvais départ et trouver à nouveau l’union entre l’Eglise et les meilleures forces du monde, pour ouvrir un avenir à l’humanité, pour ouvrir la porte au vrai progrès. Ainsi, nous étions remplis d’espérance, d’enthousiasme et aussi de la volonté d’y apporter notre contribution.
Je me souviens que le synode romain était considéré comme un modèle négatif. On dit – je ne sais pas si c’est vrai – qu’on aurait lu les textes préparés, dans la basilique Saint-Jean, et que les membres du synode auraient acclamé, approuvé, en applaudissant, et que c’est ainsi que ce serait déroulé le synode. Les évêques ont dit : Non, ne faisons pas la même chose. Nous sommes des évêques, c’est nous qui sommes les sujets du synode ; nous ne voulons pas seulement approuver ce qui a été fait mais nous voulons être le sujet, ceux qui portent le Concile. Et ainsi, même le cardinal Frings, qui était réputé pour sa fidélité a
bsolue, presque scrupuleuse, au Saint-Père, a dit à cette occasion : Ici, nous sommes dans une autre fonction. Le pape nous a convoqués pour que nous soyons comme des Pères, pour que nous soyons un concile œcuménique, un sujet qui renouvelle l’Eglise. Et nous voulons assumer notre rôle.
Cette attitude s’est exprimée dès le premier jour. Pour ce premier jour, on avait prévu les élections des Commissions et les listes, avec les noms, avaient été préparées de manière – on essayait – impartiale ; et il fallait voter ces listes. Mais les Pères ont dit immédiatement : Non, nous ne voulons pas simplement voter des listes déjà faites. C’est nous qui sommes le sujet. Alors, il a fallu repousser les élections, parce que les Pères voulaient se connaître un peu, ils voulaient préparer eux-mêmes des listes. Et c’est ce qui a été fait. Les cardinaux Liénart, de Lille, et Frings, de Cologne, avaient dit publiquement : Pas comme ça. Nous, nous voulons faire nos listes et élire nos candidats. Ce n’était pas un acte révolutionnaire, mais un acte de conscience, de responsabilité de la part des Pères conciliaires.
Ainsi a commencé une forte activité pour se connaître les uns les autres, horizontalement, et ce n’était pas au hasard. Au « Collegio dell’Anima », où j’habitais, nous avons reçu de nombreuses visites : le cardinal était très connu, nous avons vu des cardinaux du monde entier. Je me souviens bien de la silhouette grande et svelte de Mgr Etchegaray qui était secrétaire de la Conférence des évêques de France, des rencontres avec des cardinaux, etc. Et ce fut typique, ensuite, de tout le concile : des petites rencontres transversales. J’ai connu comme cela de grandes figures comme le père de Lubac, Daniélou, Congar, etc. Nous avons connu divers évêques ; je me souviens en particulier de Mgr Elchinger, de Strasbourg, etc. Et ceci était déjà une expérience de l’universalité de l’Eglise et de la réalité concrète de l’Eglise, qui ne reçoit pas simplement des ordres d’en haut, mais qui grandit et avance ensemble, naturellement toujours sous la conduite du Successeur de Pierre.
Comme je l’ai dit, nous étions tous venus avec de grandes attentes ; jamais un concile de cette taille n’avait existé, mais nous ne savions pas tous comment faire. Les plus préparés, disons ceux dont les intentions étaient plus définies, étaient les épiscopats français, allemand, belge et hollandais, la fameuse « Alliance du Rhin ». Et dans la première partie du concile, c’est eux qui indiquaient la route ; puis l’activité s’est rapidement élargie et tout le monde a participé de plus en plus à cette créativité du concile. Les Français et les Allemands avaient divers intérêts en commun, bien qu’avec des nuances assez différentes.
La première intention simple – apparemment simple -, pour commencer, était la réforme de la liturgie, qui avait déjà débuté avec Pie XII, lorsqu’il avait réformé la Semaine sainte ; la seconde était l’ecclésiologie ; la troisième, la Parole de Dieu, la Révélation ; et enfin, aussi, l’œcuménisme. Les Français, beaucoup plus que les Allemands, avaient encore à traiter le problème des relations entre l’Eglise et le monde.
Commençons par le premier. Après la première guerre mondiale, précisément en Europe centrale et occidentale, s’était développé le mouvement liturgique, une redécouverte de la richesse et de la profondeur de la liturgie, qui était jusque là quasiment enfermée dans le Missel romain du prêtre, pendant que les fidèles priaient avec leurs propres livres de prière ; ceux-ci étaient fait selon le cœur des gens, on cherchait à traduire les contenus élevés, le langage élevé, de la liturgie classique par des paroles plus affectives, plus proches du cœur du peuple. Mais c’étaient presque deux liturgies parallèles : le prêtre, avec les enfants de chœur, qui célébrait la messe selon le Missel, et les laïcs qui priaient pendant la messe avec leurs livres de prière, en même temps, sachant en substance ce qui se réalisait sur l’autel. Mais maintenant, on avait justement redécouvert la beauté, la profondeur, la richesse historique, humaine et spirituelle du Missel et la nécessité que ce ne soit pas seulement un représentant du peuple, un enfant de chœur, qui dise « Et cum spiritu tuo » etc., mais qu’il y ait réellement un dialogue entre le prêtre et le peuple, que la liturgie de l’autel et la liturgie du peuple soit une seule liturgie, une participation active, que les richesses arrivent au peuple ; et c’est ainsi que l’on a découvert et renouvelé la liturgie.
Rétrospectivement, je trouve maintenant que c’est très bien de commencer par la liturgie car ainsi apparaît le primat de Dieu, le primat de l’adoration. « On ne doit rien préférer au Service de Dieu » (Operi Dei nihil praeponatur) : cette parole de la Règle de saint Benoît (cf. 43,3), apparaît ainsi comme la règle suprême du concile. Certains ont critiqué le concile, disant qu’il avait parlé de beaucoup de choses, mais pas de Dieu. Il a parlé de Dieu ! Et cela a été le premier acte, substantiel : parler de Dieu et ouvrir tous les fidèles, tout le peuple saint, à l’adoration de Dieu, dans la célébration commune de la liturgie du Corps et du Sang du Christ.
En ce sens, au-delà des facteurs pratiques qui déconseillaient de commencer immédiatement par des thèmes controversés, cela a été réellement, dirons-nous, un acte de la Providence que la liturgie, Dieu, l’adoration, soient aux débuts du concile. Je ne voudrais pas rentrer maintenant dans les détails de la discussion, mais cela vaut la peine de retourner toujours, au-delà des réalisations pratiques, au concile même, à sa profondeur et à ses idées essentielles. Je dirais qu’il y en a eu un certain nombre : et surtout le mystère pascal, au centre du fait d’être chrétien, et donc de la vie chrétienne, de l’année, du temps chrétien, qui s’exprime dans le temps pascal et le dimanche qui est toujours le jour de la Résurrection. Nous recommençons sans cesse notre temps avec la Résurrection, par la rencontre avec le Ressuscité, et à partir de cette rencontre avec le Ressuscité nous allons dans le monde. En ce sens, c’est dommage qu’aujourd’hui, on ait mis le dimanche à la fin de la semaine alors que c’est le premier jour, c’est le commencement ; intérieurement, nous devons garder ceci présent à l’esprit : que c’est le commencement, le commencement, de la Création, le commencement de la re-création dans l’Eglise, la rencontre avec le Créateur et avec le Christ ressuscité. Ce double contenu du dimanche est important aussi : c’est le premier jour, c’est-à-dire la fête de la Création, nous sommes sur les fondements de la Création, nous croyons dans le Dieu Créateur ; c’est la rencontre avec le Ressuscité qui renouvelle la Création ; son véritable but est de créer un monde qui soit une réponse à l’amour de Dieu.
Ensuite, il y avait des principes : l’intelligibilité, au lieu d’être renfermés dans une langue inconnue, non parlée, et aussi la participation active. Malheureusement, ces principes ont été mal compris. Intelligibilité ne veut pas dire banalité, parce que les grands textes de la liturgie – même s’ils sont dits, grâce à Dieu, dans la langue maternelle – ne sont pas facilement intelligibles ; ils nécessitent une formation permanente du chrétien pour qu’il grandisse et qu’il entre de plus en plus dans la profondeur du mystère, et qu’il puisse comprendre.
Et même la Parole de Dieu – si je pense, jour après jour, à la lecture de l’Ancien testament, ou à la lecture des épîtres pauliniennes, des évangiles : qui pourrait dire qu’il comprend immédiatement simplement parce que c’est dans sa langue ? Seule une formation permanente du cœur et de l’esprit peut réellement permet
tre l’intelligibilité et une participation qui soit plus qu’une activité extérieure, qui soit une entrée de la personne, de mon être dans la communion de l’Eglise et ainsi dans la communion avec le Christ.
Second thème : l’Eglise. Nous savons que le concile Vatican I a été interrompu à cause de la guerre franco-allemande et il est resté ainsi avec une unilatéralité, avec un fragment, parce que la doctrine sur le primat – qui avait été définie, grâce à Dieu, en ce moment historique pour l’Eglise, et qui a été très nécessaire pour le temps qui a suivi – n’était qu’un élément dans une ecclésiologie plus vaste, prévue, préparée. Et ainsi ce fragment était resté. Et on pouvait dire : si le fragment reste tel qu’il est, nous tendons vers une unilatéralité : l’Eglise serait seulement le primat. Et donc, dès le début il y avait cette intention de compléter l’ecclésiologie de Vatican I, à une date qui était à trouver, pour avoir une ecclésiologie complète.
Là encore, les conditions semblaient très bonnes, parce qu’après la Première guerre mondiale, le sens de l’Eglise avait ressurgi. Romano Guardini disait : « L’Eglise commence à se réveiller dans les âmes », et un évêque protestant parlait du « siècle de l’Eglise ». On retrouvait surtout le concept, prévu dès Vatican I, du Corps mystique du Christ. On voulait dire et comprendre que l’Eglise n’est pas une organisation, quelque chose de structurel, de juridique, d’institutionnel – même pas cela – mais un organisme, une réalité vitale, qui entre dans mon âme de sorte que je suis moi-même, justement avec mon âme de croyant, un élément constructif de l’Eglise comme telle. En ce sens, Pie XII avait écrit l’encyclique Mystici Corporis Christi comme un pas en vue de compléter l’ecclésiologie de Vatican I.
Je dirais que la discussion théologique des années 30-40, et même des années 20, était complètement sous ce signe de l’expression « Corps mystique » (Mystici Corporis). C’est une découverte qui a créé beaucoup de joie à cette époque et c’est aussi dans ce contexte que s’est développée la formule : Nous sommes l’Eglise, l’Eglise n’est pas une structure ; nous, les chrétiens, ensemble, nous sommes tous le Corps vivant de l’Eglise. Et, naturellement, cela vaut dans le sens où nous, le vrai « nous » des croyants, avec le « Je » du Christ, nous sommes l’Eglise ; chacun de nous, non pas un « nous », un groupe qui déclare être l’Eglise. Non, ce « nous sommes l’Eglise » exige justement mon insertion dans le grand « nous » des croyants de tous les temps et de tous les lieux.
Et donc, la première idée était de compléter l’ecclésiologie sur le plan théologique, mais en avançant aussi sur le plan structurel, c’est-à-dire : à côté de la succession de Pierre, de sa fonction unique, mieux définir aussi la fonction des évêques, du corps épiscopal. Et pour faire cela, on a trouvé le mot « collégialité », très discuté, avec des discussions acharnées, je dirais, un peu exagérées même. Mais c’était le mot – peut-être qu’on en aurait trouvé un autre, mais on utilisait celui-là – pour exprimer que les évêques, ensemble, sont la continuité des Douze, du Corps des apôtres. Nous avons dit : seulement un évêque, celui de Rome, est le successeur d’un apôtre déterminé, de Pierre. Tous les autres deviennent les successeurs des apôtres en entrant dans le Corps qui continue le Corps des apôtres.
Ainsi, le Corps des évêques, le collège, est précisément la continuité du Corps des Douze, et il a sa nécessité, sa fonction, ses droits et ses devoirs. Pour beaucoup, cela apparaissait comme une lutte de pouvoir, et certains ont peut-être pensé à leur pouvoir mais, en substance, il ne s’agissait pas de pouvoir, mais de la complémentarité des facteurs et de la complétude du Corps de l’Eglise avec les évêques, successeurs des apôtres, en tant qu’éléments qui portent ; et chacun d’eux est un élément qui porte l’Eglise, avec ce grand Corps.
Nous dirons que c’était là les deux éléments fondamentaux et, dans la recherche d’une vision théologique complète de l’ecclésiologie, entretemps, après les années 40, quelques critiques étaient apparues, dans les années 50, sur le concept de Corps du Christ : « mystique » serait trop spirituel, trop exclusif ; on avait alors mis en jeu le concept de « peuple de Dieu ». Et le concile, avec justesse, a accepté cet élément, qui est considéré chez les Pères comme l’expression de la continuité entre l’Ancien et le Nouveau testament. Dans le texte du Nouveau testament, l’expression « Laos tou Theou », qui correspond aux textes de l’Ancien testament, signifie – à part deux exceptions me semble-t-il – l’antique peuple de Dieu, les Hébreux qui, parmi les peuples (« goim »)du monde, sont « le » peuple de Dieu. Et les autres, nous les païens, nous ne sommes pas en soi le peuple de Dieu, nous devenons les enfants d’Abraham et donc le peuple de Dieu en entrant en communion avec le Christ, qui est l’unique semence d’Abraham.
Et en entrant en communion avec lui, en étant un avec lui, nous sommes nous aussi le peuple de Dieu. Cela veut dire que le concept de « peuple de Dieu » implique une continuité des Testaments, une continuité de l’histoire de Dieu avec le monde, avec les hommes, mais implique aussi l’élément christologique. C’est seulement à travers la christologie que nous devenons le peuple de Dieu et ainsi les deux concepts se rejoignent. Et le concile a décidé de créer une construction trinitaire de l’ecclésiologie : peuple de Dieu le Père, Corps du Christ, Temple de l’Esprit Saint.
Mais c’est seulement après le concile qu’a été mis en lumière un élément qui se trouve un peu caché, même dans le concile, et qui est celui-ci : le lien entre le peuple de Dieu et le Corps du Christ est précisément la communion avec le Christ dans l’union eucharistique. Là nous devenons le Corps du Christ : la relation entre le peuple de Dieu et le Corps du Christ crée une nouvelle réalité, la communion. Et après le concile, je dirais qu’on a découvert la manière dont, en réalité, le concile a trouvé et a abouti à ce concept de la communion comme concept central. Je dirais que, sur le plan philologique, pendant le concile, il n’est pas encore mûr, mais c’est le fruit du concile que le concept de communion soit devenu de plus en plus l’expression de l’essence de l’Eglise, communion dans les diverses dimensions : communion avec le Dieu trinitaire – qui est lui-même communion entre le Père, le Fils et l’Esprit-Saint -, communion sacramentelle, communion concrète dans l’épiscopat et dans la vie de l’Eglise.
Le problème de la Révélation était encore plus conflictuel. Il s’agissait ici de la relation entre Ecriture et Tradition, et ceux qui étaient surtout intéressés étaient les exégètes qui voulaient une plus grande liberté ; ils se sentaient un peu, dirons-nous, dans une situation d’infériorité face aux protestants, qui faisaient leurs grandes découvertes alors que les catholiques se sentaient un peu « handicapés » par la nécessité de se soumettre au Magistère. Il y avait donc là une lutte très concrète : Quelle liberté ont les exégètes ? Comment bien lire la Bible ? Que veut dire Tradition ? C’était une bataille pluridimensionnelle que je ne peux pas expliquer maintenant mais l’important est certainement que l’Ecriture est la Parole de Dieu et l’Eglise est sous l’Ecriture, elle obéit à la Parole de Dieu, et elle n’est pas au-dessus de l’Ecriture. Et pourtant, l’Ecriture n’est Ecriture que parce que l’Eglise est vivante, que son sujet est vivant ; sans le sujet vivant qu’est l’Eglise, l’Ecriture n’est qu’un livre qui ouvre et qui s’ouvre à de
s interprétations diverses et qui n’apporte pas de clarté à la fin.
Comme je l’ai dit, ici, la bataille était difficile, et une intervention du pape Paul VI fut décisive. Cette intervention montre toute la délicatesse du père, sa responsabilité pour l’avancée du concile, mais aussi son grand respect pour le concile. On avait émis l’idée que l’Ecriture est complète, que tout y est et on n’a donc pas besoin de la Tradition, par conséquent le Magistère n’a rien à dire. Alors le pape a transmis au concile, je crois quatorze formulations d’une phrase à insérer dans le texte sur la Révélation et il nous donnait, il donnait aux Pères, la liberté de choisir une des quatorze formulations, mais il a dit : l’une d’elles doit être choisie pour que le texte soit complet. Je me souviens, plus ou moins, de la formulation : « non omnis certitudo de veritatibus fidei potest sumi ex Sacra Scriptura », c’est-à-dire que la certitude de l’Eglise en matière de foi ne naît pas seulement d’un livre isolé mais elle a besoin du sujet « Eglise » éclairé, porté par l’Esprit-Saint. C’est seulement comme cela que l’Ecriture parle et a toute son autorité. Cette phrase que nous avons choisie dans la Commission doctrinale, une des quatorze formulations, est décisive, je dirais, pour montrer le caractère indispensable, la nécessité de l’Eglise et pour comprendre ainsi ce que veut dire Tradition : le Corps vivant dans lequel vit cette Parole depuis les origines et duquel elle reçoit sa lumière, dans lequel elle est né. Déjà, le fait du Canon est un fait ecclésial : le fait que ces écrits soient l’Ecriture résulte déjà d’une lumière reçue par l’Eglise, qui a trouvé en elle-même ce Canon de l’Ecriture ; elle a trouvé, elle n’a pas créé et c’est toujours et seulement dans cette communion de l’Eglise vivante que l’on peut réellement comprendre et lire l’Ecriture comme Parole de Dieu, comme Parole qui nous guide dans la vie et dans la mort.
Comme je l’ai dit, ce fut une dispute assez difficile, mais grâce au pape et grâce, dirons-nous, à la lumière de l’Esprit-Saint, qui était présent au concile, on a créé un document qui est un des plus beaux et même des plus novateurs de tout le concile, et qui doit encore être beaucoup plus étudié. Parce qu’aujourd’hui encore l’exégèse a tendance à lire l’Ecriture en dehors de l’Eglise, en dehors de la foi, uniquement dans le fameux esprit de la méthode historico-critique, méthode importante, mais jamais au point de pouvoir donner des solutions comme une ultime certitude ; c’est seulement si nous croyons que ce ne sont pas des paroles humaines mais des paroles de Dieu et seulement si le sujet vivant auquel Dieu a parlé vit, que nous pouvons bien interpréter la Sainte Ecriture. Et ici, comme je l’ai dit dans la préface de mon livre sur Jésus (cf. vol.1), il y a encore beaucoup à faire pour arriver à une lecture qui soit vraiment dans l’esprit du concile. Ici, l’application du concile n’est pas encore complète, il y a encore à faire.
Et enfin, l’œcuménisme. Je ne voudrais pas rentrer maintenant dans ces problèmes mais il était évident – surtout après les « passions » des chrétiens au temps du nazisme – que les chrétiens pouvaient trouver l’unité, ou au moins chercher l’unité, mais il était clair aussi que seul Dieu peut donner l’unité. Et nous sommes encore en chemin. Maintenant, sur ces thèmes, « l’Alliance du Rhin » avait fait son travail, si l’on peut dire.
La seconde partie du concile est beaucoup plus ample. Un thème émergeait, avec une grande urgence : le monde d’aujourd’hui, l’époque moderne, et l’Eglise ; et avec lui, les thèmes de la responsabilité pour la construction de ce monde, de la société, responsabilité pour l’avenir de ce monde et espérance eschatologique, responsabilité éthique du chrétien, et où il trouve ses guides ; et puis la liberté religieuse, le progrès et la relation avec les autres religions. A ce moment-là, toutes les parties, pas seulement l’Amérique, les Etats-Unis, sont réellement entrées dans la discussion avec un grand intérêt pour la liberté religieuse.
Au cours de la troisième période, ils ont dit au pape : nous ne pouvons pas rentrer chez nous sans emporter, dans notre bagage, une déclaration votée par le concile sur la liberté religieuse. Mais le pape a eu, par une décision ferme, la patience de reporter le texte à la quatrième période, pour trouver parmi les Pères du concile une maturation et un consensus assez complets. Je dis que ce ne sont pas seulement les Américains qui sont entrés avec une grande force dans le jeu du concile, mais aussi l’Amérique latine, connaissant bien la misère de son peuple, sur un continent catholique, et la responsabilité de la foi en ce qui concerne la situation de ces personnes.
Et de même l’Afrique, l’Asie ont vu la nécessité du dialogue interreligieux ; je dois dire qu’il y a des problèmes qui ont pris de l’ampleur, et que nous, Allemands, n’avions pas vus au départ. Je ne peux pas décrire tout cela maintenant.
Le grand document « Gaudium et spes » a très bien analysé le problème entre eschatologie chrétienne et progrès mondain, entre responsabilité pour la société de demain et responsabilité du chrétien devant l’éternité, et il a aussi renouvelé l’éthique chrétienne, ses fondements. Mais, de manière inattendue pourrait-on dire, en dehors de ce grand document, a pris forme un document qui répondait aux défis du temps de façon plus synthétique et plus concrète et c’est la Déclaration « Nostra Aetate ».
Nos amis juifs, qui étaient présents dès le début, avaient dit, surtout à nous, Allemands, mais pas seulement à nous, qu’après les tristes événements de ce siècle nazi, de la décennie nazie, l’Eglise catholique devait dire une parole sur l’Ancien testament, sur le peuple juif. Ils ont dit : même s’il est clair que l’Eglise n’est pas responsable de la Shoah, ceux qui ont commis ces crimes, en grande partie, étaient chrétiens ; nous devons approfondir et renouveler la conscience chrétienne, même si nous savons bien que les véritables croyants ont toujours résisté contre ces événements. Et ainsi, il était clair que la relation avec le monde de l’antique peuple de Dieu devait faire l’objet d’une réflexion.
On comprend aussi que les pays arabes, les évêques des pays arabes, n’aient pas été contents de cela : ils craignaient un peu une glorification de l’Etat d’Israël, ce qu’ils ne voulaient pas, naturellement. Ils ont dit : Bon, une indication vraiment théologique sur le peuple juif est une bonne chose, c’est nécessaire, mais si vous parlez de cela, parlez aussi de l’islam ; ce sera équilibré ; l’islam aussi est un grand défi et l’Eglise doit clarifier aussi sa relation avec l’islam. C’est quelque chose qu’à l’époque, nous n’avons pas tellement compris, un peu, mais pas beaucoup. Aujourd’hui, nous savons combien c’était nécessaire.
Lorsque nous avons commencé à travailler sur l’islam, on nous a dit : Mais il y a aussi d’autres religions dans le monde : toute l’Asie ! Pensez au bouddhisme, à l’hindouisme… Et ainsi, au lieu d’une Déclaration uniquement sur l’antique peuple de Dieu, comme c’était prévu au départ, un texte a été créé sur le dialogue interreligieux, anticipant ce qui, à peine trente ans après, s’est révélé dans toute son intensité et son importance.
Je ne peux pas entrer maintenant dans ce thème, mais si on lit le texte, on voit qu’il est très dense et préparé par des personnes qui connaissaient vraiment la réalité, et il indique brièvement l’essentiel, en quelques paroles. Et ainsi les fondements d’un dialogue, dans la différence, dans la diversité, dans la foi en l’unicité du Christ, qui est un, et
il n’est pas possible, pour un croyant, de penser que les religions sont toutes des variations d’un même thème. Non, il y a une réalité du Dieu vivant qui a parlé, et c’est un Dieu, c’est un Dieu incarné, et donc une Parole de Dieu, qui est réellement la Parole de Dieu. Mais il y a l’expérience religieuse, avec une certaine lumière humaine sur la création, et donc il est nécessaire et possible d’entrer en dialogue, et ainsi de s’ouvrir les uns aux autres et d’ouvrir tous les hommes à la paix de Dieu, de tous ses enfants, de toute sa famille.
Et donc, ces deux documents, sur la liberté religieuse et « Nostra aetate », en lien avec « Gaudium et spes », forment une trilogie très importante, dont l’importance s’est révélée seulement au cours des décennies, et nous travaillons encore pour mieux comprendre cet ensemble entre l’unicité de la Révélation de Dieu, l’unicité du Dieu unique incarné dans le Christ et la multiplicité des religions, avec lesquelles nous recherchons la paix, en gardant le cœur ouvert à la lumière de l’Esprit-Saint qui éclaire et qui conduit au Christ.
Je voudrais maintenant ajouter encore un troisième point : il y avait le concile des Pères, le vrai concile, mais il y avait aussi le concile des media. C’était presque un concile en soi, et le monde a perçu le concile à travers eux, à travers les media. Et donc, le concile immédiatement efficace qui est arrivé au peuple a été celui des media, et non pas celui des Pères. Le concile des Pères se réalisait à l’intérieur de la foi, c’était un concile de la foi qui cherche l’intellectus, qui cherche à se comprendre et cherche à comprendre les signes de Dieu à ce moment-là, qui cherche à répondre au défi de Dieu à ce moment-là et à trouver dans la Parole de Dieu la parole pour aujourd’hui et pour demain ; et pendant que tout le concile, comme je l’ai dit, était en marche à l’intérieur de la foi, comme « fides quaerens intellectum », le concile des journalistes, naturellement, ne s’est pas réalisé à l’intérieur de la foi, mais à l’intérieur des catégories des media de nos jours, c’est-à-dire en dehors de la foi, avec une herméneutique différente.
C’était une herméneutique politique : pour les media, le concile était une lutte politique, une lutte de pouvoir entre différents courants dans l’Eglise. Il était évident que les media prenaient position pour la partie qui leur semblait la plus adaptée à leur monde. Il y avait ceux qui cherchaient la décentralisation de l’Eglise, le pouvoir pour les évêques et puis, à travers l’expression « peuple de Dieu », le pouvoir du peuple, des laïcs. Il y avait cette triple question : le pouvoir du pape, transféré ensuite au pouvoir des évêques et au pouvoir de tous, souveraineté populaire. Naturellement, pour eux, c’était celle-là la partie à approuver, à promulguer, à favoriser. Et de même pour la liturgie : la liturgie comme acte de foi n’intéressait pas, mais comme quelque chose où l’on fait des choses compréhensibles, une forme d’activité de la communauté, quelque chose de profane.
Et nous savons qu’il y avait une tendance, qui s’appuyait sur des arguments historiques en disant : « Le sacré est quelque chose de païen, éventuellement de l’Ancien testament. Dans le Nouveau, ce qui compte uniquement c’est que le Christ est mort dehors, en dehors des portes, c’est-à-dire dans le monde profane. Et donc le sacré était à supprimer, et le culte devenait profane : le culte n’est pas un culte mais un acte de l’ensemble, de la participation commune, et donc une participation vue comme une activité. Ces traductions, ces banalisations de l’idée du concile, ont été virulentes dans l’application pratique de la réforme liturgique ; elles étaient nées dans une vision du concile en-dehors de sa propre clé, en dehors de la foi. Et ce fut la même chose pour la question de l’Ecriture : l’Ecriture est un livre, historique, à traiter sur le plan historique uniquement, et ainsi de suite.
Nous savons combien ce concile des media était accessible à tous. Il a donc été dominant, plus efficace, et il a apporté de nombreuses catastrophes, de nombreux problèmes, vraiment beaucoup de misère : les séminaires fermés, les couvents fermés, la liturgie banalisée… et le vrai concile a eu du mal à se concrétiser, à se réaliser ; le concile virtuel a été plus fort que le concile réel.
Mais la force réelle du concile était présente et, peu à peu, il se réalise de plus en plus et devient la véritable force qui est aussi véritable réforme, véritable renouveau de l’Eglise. Il me semble que, cinquante ans après le concile, nous voyons se fracturer et se perdre ce concile virtuel et nous voyons apparaître le vrai concile dans toute sa force spirituelle.
C’est notre devoir, justement en cette Année de la foi, en commençant par cette Année de la foi, de travailler pour qu’avec la force de l’Esprit-Saint, le vrai concile se réalise et que l’Eglise soit réellement renouvelée. Nous espérons que le Seigneur nous aidera. Moi-même, retiré dans la prière, je serai toujours avec vous, et ensemble, nous avançons avec le Seigneur, avec une certitude : Le Seigneur est vainqueur ! Merci !
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Traduction de ZENIT