Renoncer à l’Anneau du pêcheur pour une pêche plus féconde encore. Le geste du pape éclaire d’une lumière nouvelle le service du Successeur de Pierre, appelé, comme tout baptisé, à « ne rien préférer à l’amour du Christ ».
Benoît a évoqué, dans le livre d’entretien avec Peter Seewald « Lumière du monde » (2010), le droit et le devoir de se retirer de cette charge (p.51). On peut voir dans la décision du pape un geste proprement « eucharistique » au service de la Nouvelle évangélisation, comme il le disait de Célestin V: « le premier impératif est toujours celui de prier le Seigneur de la moisson ».
Dans un moment calme
Seewald demande : « On peut imaginer une situation dans laquelle vous jugiez opportun un retrait du pape ? » La réponse est « Oui, quand un pape en vient à reconnaître en toute clarté que physiquement, psychiquement, et spirituellement il ne peut plus assumer la charge de son ministère, alors il a le droit, et, selon les circonstances, le devoir, de se retirer ».
Le 11 février, avec cohérence, le pape fait ce qu’il avait « envisagé » à l’époque, a souligné le cardinal Vingt-Trois. Mais ce n’est certainement pas « abdiquer ». Là-dessus aussi, dans sa réponse dans la question précédente, Benoît XVI ne laisse aucun doute.
Seewald demande (p. 50), en faisant allusion au poids du pontificat : « Avez-vous pensé à vous retirer ? » Réponse : « Quand le danger est grand, il ne faut pas s’enfuir. » On se souvient, par exemple, du voyage qualifié « à risque » au Liban en septembre 2012: le pape n’a pas renoncé. Ou de la fatigue du voyage transatlantique au Mexique et à Cuba en mars.
Le pape ajoute à sa réponse : « Le moment n’est donc sûrement pas venu de se retirer. C’est justement dans ce genre de moments qu’il faut tenir bon et dominer la situation difficile. C’est ma conception. On peut se retirer dans un moment calme, ou quand, tout simplement on ne peut plus ; mais on ne doit pas s’enfuir au milieu du danger et dire : « Qu’un autre s’en occupe ». »
Benoît XVI a attendu un « moment calme » : la dernière turbulence datant du procès « vatileaks », mené tambour battant, en octobre dernier.
Un autre te ceindra
Le pape manifeste par ce geste un sens aigu de sa responsabilité, une docilité spirituelle à l’Esprit Saint, un détachement du pouvoir, un grand réalisme spirituel. Comme le dit Thérèse de Lisieux: « L’humilité, c’est la vérité sur soi ». La vérité sur des forces qui diminuent c’est aussi une parole du Christ à son Serviteur.
En Jean (21, 18) le Christ ressuscité dit à Pierre: « En vérité, en vérité, je te le dis, quand tu étais jeune, tu mettais toi-même ta ceinture, et tu allais où tu voulais ; quand tu auras vieilli, tu étendras les mains, et un autre te ceindra et te mènera où tu ne voudrais pas ».
Même sur un chemin que (presque) personne n’a jamais pris. Le Chemin d’un Célestin V. Il prend ce faisant le risque d’être incompris, humilié par les incompréhensions, car suivre le Christ, « l’amitié avec le Christ », selon sa belle expression, c’est cela la valeur suprême. Pas l’exercice du pouvoir. Quel enseignement pour toute l’Eglise et pour les grands de ce monde… Un enseignement différent mais certainement aussi fort que l’enseignement de la « Passion » douloureuse de Jean-Paul II. Ce geste enseigne davantage que tous les discours du pape à ses séminaristes sur le « carriérisme ».
Benoît XVI donne l’enseignement suprême qui anticipe en quelque sorte la mort: il va librement et seul vers sa « Passion ». On a l’impresson que celui qui a longuement médité sur l’alliance dans l’Eglise du « principe pétrinien » et du « principe marial » fait un geste « marial » après avoir affronté les tempêtes de façon « pétrinienne ». La vie cachée de Marie après la résurrection du Christ.
Il y a une existence encore plus féconde pour l’Eglise que l’exercice de la charge suprême, il y a une offrande qui fait plus de bien à cette humanité, et il choisit cette voie du « davantage »: humilité, sacrifice, prière, vie cachée.
Un geste eucharistique
Mais surtout, comme Marie, à la suite du Christ. Dans l’Incarnation, la divinité prend un visage humain et en quelque sorte se cache sous ce voile; dans la Passion, le Verbe incarné défiguré, n’a plus de « visage humain », comme le dit Isaïe dans sa vision du Serviteur souffrant; enfin, dans l’Eucharistie, la divinité se cache, sous l’apparence du pain et du vin, et le « plus beau des enfants des hommes », renonce même à son visage humain, se fait pain de vie pour l’humanité. Pour être avec l’humanité jusqu’à la fin des temps. Cette retraite, cet effacement, ce renoncement de Benoît XVI est comme « eucharistique », un mode nouveau que lui a inspiré l’Esprit Saint pour servir.
De Célestin V, le pape moine qui a lui aussi décidé de finir sa vie de façon cachée, en moine, en 1294 (cf. Zenit du 11 février 2013) et que Benoît XVI est allé honorer deux fois en 2009 et 2010, le pape a souligné tout d’abord combien il a marqué l’histoire, par sa sainteté: « La sainteté ne perd jamais sa force d’attraction, elle ne tombe pas dans l’oubli, elle ne passe jamais de mode, au contraire, avec le passage du temps elle resplendit d’une luminosité toujours plus grande, exprimant la tension éternelle de l’homme vers Dieu ».
Plus encore, le pape a voulu tirer « plusieurs enseignements de la vie » du saint pape qui sont « valables également à notre époque ». Et tout d’abord, il voit en lui un «chercheur de Dieu». Le pape en tire ce premier enseignement pour aujourd’hui, l’appel à la sainteté, et au silence, en disant: « N’ayons pas peur de faire le silence (…) si nous voulons être capables non seulement de percevoir la voix de Dieu, mais également la voix de ceux qui sont à nos côtés, la voix des autres ».
Deuxième enseignement: la découverte du Seigneur « n’est pas le résultat d’un effort, mais elle est rendue possible par la grâce de Dieu lui-même, qui le prévient ».
Le pape actualise cet enseignement en soulignant que tout est don à recevoir, avant d’être action à accomplir: « Le fait que je vive ne dépend pas de moi; le fait que des personnes m’aient introduit dans la vie, m’aient enseigné ce que signifie aimer et être aimé, m’aient transmis la foi et m’aient ouvert les yeux à Dieu: tout cela est une grâce et n’est pas «fait par moi». Seuls nous n’aurions rien pu faire si cela ne nous avait pas été donné: Dieu nous précède toujours et dans chaque vie il existe du beau et du bon que nous pouvons reconnaître facilement comme sa grâce, comme un rayon de lumière de sa bonté ».
L’impératif de prier pour la moisson
A une société du « faire », de « l’efficacité », de la recherche du pouvoir et de la domination, la décision de Benoît XVi indique qu’il y a une voie plus essentielle encore: « Si nous apprenons à connaître Dieu dans sa bonté infinie, alors nous serons également capables de voir, avec étonnement, dans notre vie — comme les saints — les signes de ce Dieu qui est toujours proche de nous, qui est toujours bon avec nous, qui nous dit: «Aie foi en moi!». »
Et c’est un chemin de croix: « La Croix constitua véritablement le centre de sa vie ». Voilà la fécondité du sacerdoce de Célestin V, au service de la miséricorde : « En tant que prêtre, il a fait l’expérience de la beauté d’être l’administrateur de cette miséricorde ».
Troisième élément souligné par Benoît XVI, et c’est certainement décisif pour son choix de se retirer, c’est la « fécondité pastorale » du pape démissionnaire : « Le secret de sa fécondité pastorale se trouvait précisément dans le fait de «demeurer» avec le Seigneur, dans la prière (…): le premier impératif est toujours celui de prier le Seigne
ur de la moisson».
Il y voit un pontificat « missionnaire » qui ressemble au sien : « Ce furent les caractéristiques du pontificat, bref et tourmenté, de Célestin V, et telles sont les caractéristiques de l’activité missionnaire de l’Eglise à chaque époque ». La retraite ne veut donc pas dire la fin de la mission, au contraire. Saint Augustin indique ce chemin spirituel, « de l’extérieur à l’intérieur, de l’inférieur au supérieur » (ab exterioribus ad interiora, ab infèrioribus ad superiora).
L’Eglise Epouse
Le pape se retire pour répondre à sa mission, il pose cet acte de foi, en l’Année de la foi, fait ce saut dans le vide – aucun modèle proche, un chemin à inventer, en se déprenant de tout -, pour s’engager davantage encore dans la Nouvelle évangélisation.
Comme les apôtres qui n’ont pas achevé leur pêche, mais posent leurs filets pour suivre le Maître qui les appelle à être des « pêcheurs d’hommes », il laisse à un autre l’Anneau du pêcheur pour une pêche plus féconde encore. En affirmant cette règle de vie du chrétien formulée par saint Benoît: « Ne rien préférer à l’amour du Christ ». C’est cela la Nouvelle évangélisation réussie: qu’en tout chrétien, rien ne soit préféré à son amour. Pas même la plus haute charge dans l’Eglise. Ou bien encore: « Quoi de plus doux, mes frères, que la voix du Seigneur qui appelle ».
Le geste inouï de Benoît XVI – le coup de tonnerre du 11 février 2013 restera dans l’histoire – évoque surtout une autre figure, évangélique, celle de Jean Baptiste qui déclare: « Il faut qu’Il grandisse et que je diminue ». Mais il dit aussi sa joie: « Qui a l’épouse est l’époux ; mais l’ami de l’époux qui se tient là et qui l’entend, est ravi de joie à la voix de l’époux. Telle est ma joie, et elle est complète » (Jean 3, 29-30). Ce qui est en jeu, c’est le mystère de l’Eglise, de l’Eglise Epouse. Il nous faudra du temps pour y entrer, pour se laisser éclairer par cette lumière si nouvelle sur la mission de Pierre et son service de la communion.