L’amitié franco-allemande revêt de l’importance « non seulement vis-à-vis du passé mais aussi pour la construction d’une Europe nouvelle», affirme Michel Barnier, membre de la Commission européenne chargé du Marché intérieur et des Services financiers.
M. Barnier est en effet intervenu lors du congrès sur la réconciliation franco-allemande, organisé par les ambassades d’Allemagne et de France près le Saint-Siège, le 7 février, à Rome, à l’université pontificale grégorienne (cf. Zenit des 7 et 8 février 2013)
M. Barnier a été reçu par Benoît XVI au Vatican avant ce congrès, ce qui souligne l’importance des enjeux européens pour le pape.
Voici le texte intégral de l’intervention de M. Barnier.
Cinquante ans d’amitié franco-allemande au service de l’Union européenne : l’Union européenne, un modèle pour d’autres réconciliations
Université Pontificale Grégorienne
Rome, 7 février 2013
Monsieur le Recteur François-Xavier DUMORTIER,
Monseigneur Reinhard MARX, Archevêque de Munich et Président de la Commission des Episcopats européens,
Madame la Ministre Annegret KREMP-KARRENBAUER, Ministre Président du Land de Sarre et responsable des relations culturelles franco-allemandes,
Monsieur le Président Jacques SANTER,
Mesdames et Messieurs,
Permettez-moi tout d’abord de remercier l’université pontificale grégorienne et nos deux ambassadeurs, M. Reinhard Schweppe et M. Bruno Joubert, pour cette invitation à évoquer 50 ans de relations franco-allemandes.
Cet anniversaire ne doit pas être placé sous le signe de la mélancolie.
Ou nous conduire à célébrer avec nostalgie une époque où la réconciliation franco-allemande était la principale raison de la construction européenne.
Ce moment commun de célébration doit au contraire nous inciter à nous tourner vers l’avenir.
En nous demandant, bien sûr, quel rôle peut aujourd’hui jouer une relation franco-allemande qui devient de plus en plus nécessaire mais de moins en moins suffisante au sein d’une Europe qui comptera bientôt vingt-huit membres.
Mais aussi en prenant un peu de recul, et en se demandant comment des liens si étroits ont pu se tisser entre peuples réputés ennemis héréditaires. En quoi l’histoire franco-allemande des 60 dernières années peut servir de modèle pour d’autres réconciliations ailleurs, aujourd’hui et demain.
Mesdames et Messieurs,
Pour commencer, qu’est-ce que la réconciliation ? Que veut-dire Jésus dans l’Evangile de Mathieu lorsqu’il demande à ses disciples d’aller d’abord se réconcilier avec leurs frères [Mt 5, 24] ?
Tout d’abord, la réconciliation n’est pas l’oubli. « Il n’y a pas de prescription en histoire », nous rappelle Julien Gracq.
La réconciliation ne peut pas non plus être la culpabilité éternelle des uns face aux reproches voire à la rancune des autres. Cela installerait durablement leur relation dans une perspective déséquilibrée.
* * *
I – Qu’il s’agisse des hommes ou des Etats, je crois que toute réconciliation exige trois conditions d’un regard commun porté sur l’histoire, de gestes symboliques, et d’un engagement dans des projets concrets d’intégration
1. Se réconcilier, c’est d’abord accepter de regarder ensemble une histoire commune.
Le sacrement de la réconciliation commence par un examen de conscience, en toute humilité : chacun reconnaît ses propres fautes.
Les belligérants d’hier doivent faire la lumière sur les heures sombres de leur histoire.
Cette étape est, en effet, éminemment difficile, pour deux raisons :
Tout d’abord, la douleur et le ressentiment des conflits imprègnent la mémoire :comment renoncer à la vengeance contre ceux qui ont collaboré ? Comment coexister avec ceux qui ont été vos bourreaux ?
Les peuples se souviennent du sang versé etdu destin brisé de millions d’individus. De la guerre de 1870 au second conflit mondial et à l’Holocauste, voilà le poids des morts sur les vivants.
« Ils ont des droits sur nous ! » s’était exclamé Clemenceau.
Au risque de vouloir s’en tenir à une paix armée et de manquer l’occasion de la réconciliation entre des nations qui avaient tant souffert.
Ainsi la paix ne serait-elle rien d’autre qu’un « espace de temps entre deux guerres » selon le mot de Jacques Bainville.
En second lieu, les mémoires collectives sont bien souvent divergentes, etvulnérables à toutes les utilisations et manipulations.
La réconciliation des peuples passe donc d’abord par une réconciliation de leurs versions de l’histoire.
L’existence d’un manuel d’histoire commun franco-allemand, quarante ans après le conflit , prouve que ce travail de réconciliation historique est possible, même s’il s’agit d’une œuvre de longue haleine.
2. La réconciliation ne peut faire l’économie de gestes symboliques.
Que nous montre Nicolas Poussin lorsqu’il veut nous donner à voir le sacrement de la Réconciliation dans la fameuse série des Sacrements?
Un geste ample et majestueux : celui du Christ étendant les mains pour signifier à Madeleine son pardon sous le regard étonné des apôtres.
Il faut des gestes de réconciliation.
Et dans l’ordre politique et diplomatique, c’est aux hommes d’Etat que revient la lourde responsabilité d’en prendre l’initiative.
Comment ne pas songer à la poignée de main entre De Gaulle et Adenauer devant la cathédrale de Reims?
Au Chancelier Kohl et au Président Mitterrand, main dans la main devant l’ossuaire de Douaumont, où reposent 130 000 soldats inconnus, jeunes allemands et français ?
Ou encore à Gerhard Schröder et Jacques Chirac se donnant l’accolade en 2004 sur une plage de Normandie en présence d’ailleurs du Cardinal Ratzinger.
Nous savons que dans d’autres parties du monde, ces gestes n’ont toujours pas été faits.
3. Enfin, troisième condition, une vraie réconciliation tire sa force d’engagements communs dans des réalisations concrètes.
Si je puis ici avec humilité faire un détour théologique, je dirais qu’il s’agit de ne pas se contenter de l’attrition. Il faut faire acte de contrition.
Et j’ai en mémoire un discours du Général de Gaulle expliquant l’importance de l’amitié franco-allemande non seulement vis-à-vis du passé mais aussi pour la construction d’une Europe nouvelle.
Et quelle meilleure preuve de contrition que de se lancer ensemble, avec confiance, dans des projets communs ? La relation franco-allemande en tire une bonne partie de sa force.
Parmi tant d’autres exemples, je citerai l’Office franco-allemand de la Jeunesse dont le premier directeur fut un déporté et qui a permis à plus de 8 millions de jeunes, français et allemands, de participer à des programmes d’échange.
Ou encore la coopération militaire, avec la création d’une brigade franco-allemande commune en 1988 puis de l’Eurocorps en 1992. Ils peuvent aujourd’hui servir de jalons à une Europe de la défense.
En effet, un des traits propres à la réconciliation franco-allemande est de ne pas être seulement bilatérale mais de s’inscrire dans un projet plus vaste : l’intégration européenne.
Le génie d’un R
obert Schuman est d’avoir compris que ces deux projets historiques devaient être menés ensemble. Qu’ils constituaient les deux faces d’une même médaille.
Il n’y aurait pas d’Europe sans réconciliation franco-allemande.
Tout est dit dans sa déclaration du 9 mai 1950 : « L’Europe ne se fera pas d’un coup : elle se fera par des réalisations concrètes créant d’abord des solidarités de fait. Le rassemblement des nations européennes exige que l’opposition séculaire de la France et de l’Allemagne soit éliminée ».
Robert Schuman inaugurait alors la méthode communautaire des « petits pas » rapprochant les deux anciens ennemis. Il fondait une économie de la réconciliation, faite d’intérêts conjoints, de démarches progressives et de liens sans cesse plus étroits rendant la coopération toujours préférable à l’affrontement.
60 ans plus tard, nous en tirons encore profit : 60 ans de paix au sein de l’Union, couronnés par un Prix Nobel, des possibilités uniques pour les Européens de voyager, de travailler, d’étudier ailleurs en Europe.
* * *
II – Quelles leçons peuvent être tirées de cette réconciliation franco-allemande ailleurs dans le monde, aujourd’hui et demain ?
Monsieur le Recteur,
Vous nous avez invités à nous interroger sur le modèle que pourrait constituer cette réconciliation pour le reste du monde.
C’est une question légitime mais qui ne va pas sans risque. Un risque que les Français connaissent bien : celui de donner des leçons au reste du monde.
Aussi je crois que nous devons l’aborder en restant humbles et en évitant d’ériger notre propre expérience en modèle indépassable ou exclusif.
Il nous aura fallu trois conflits douloureux, dont deux furent de véritables guerres civiles européennes pour trouver les mots et les projets scellant cette réconciliation que nous marquons aujourd’hui.
Voilà qui doit nous inciter à une certaine modestie.
La réconciliation, ai-je dit, c’est d’abord accepter de regarder le passé tel qu’il est, et être prêts à accomplir certains gestes.
Comment ne pas constater que ce travail de la mémoire demeure au moins incomplet entre anciens belligérants du front asiatique de la seconde guerre mondiale?
Certains épisodes tragiques de ce conflit demeurent autant de plaies ouvertes, faute de reconnaissance des responsabilités de part et d’autre.
Et nous avons tous à l’esprit d’autres blessures qui ne se referment pas au Proche-Orient ou dans les Balkans.
Dans ces différentes régions, tous les gestes symboliques n’ont pas été accomplis pour prendre acte du passé et construire un avenir apaisé commun.
On touche là, me semble-t-il, à un des aspects les plus forts de la réconciliation franco-allemande.
Le travail de la mémoire et l’engagement d’hommes d’Etat nous ont permis de dépasser cette malédiction de l’histoire.
Celle qui voulait que la France et l’Allemagne fussent des ennemis héréditaires. Celle qui dans une autre région du monde, les Balkans, voudraient que certains peuples soient inévitablement les ennemis d’autres peuples.
Sans être toujours aussi dramatique, on voit bien comment l’absence de cette dimension historique et symbolique rend souvent difficile l’avancée sur des projets concrets communs, troisième composante d’une pleine réconciliation.
Je peux témoigner comme Commissaire au Marché Intérieur et aux Services de toute la force d’un projet comme celui du Marché Commun, soutenu par la France et l’Allemagne.
Au-delà du dialogue de la réconciliation et de l’envie d’être en paix, il constitue un vrai intérêt à être ensemble fondé sur l’économie, le charbon et l’acier puis le marché commun.
L’Union tire un immense bénéfice de cet espace de 500 millions de citoyens et de 22 millions d’entreprises.
Cette expérience d’intégration économique et désormais monétaire peut être une source d’inspiration utile pour d’autres régions du monde.
Cette intégration ne se résume pas au commerce. Elle engage des valeurs communes : celles de l’économie sociale de marché qui donne sa place à l’homme. Et nous savons, à cet égard, le rôle qu’a joué la doctrine sociale de l’Eglise pour les pères fondateurs de l’Europe Schuman, Monnet, De Gasperi, Adenauer.
Le souhait de partager cette expérience unique est au cœur du dialogue que j’ai entamé avec nos partenaires africains, qu’il s’agisse de l’Union africaine ou de communautés régionales comme la Cédéao.
De même, si nos voisins du Maghreb acceptaient de dépasser certaines rancunes historiques ou des rivalités circonstancielles, il y aurait là matière à un projet mobilisateur qui serait également un point d’entrée pour eux dans la mondialisation.
La réconciliation franco-allemande n’a donc pas vocation à être un modèle. En revanche, elle peut être une source d’enseignements pour d’autres dans le monde.
Mais elle ne gardera ce rôle qu’à une condition : sa capacité à être tournée vers le futur et à se réinventer sans cesse.
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III – Et je crois que le moment est venu pour la France et l’Allemagne de réfléchir ensemble à l’avenir de leur relation, c’est-à-dire au projet qu’elles veulent proposer pour l’Europe.
Avant d’en dire un mot, il me semble que deux remarques s’imposent.
En aucun cas, ce débat n’a vocation à être exclusif, pas plus que ces conclusions n’ont vocation à être acceptée par tous. Les contributions de chacun des 27 seront nécessaires à commencer par celle d’un autre grand pays fondateur comme l’Italie.
Deuxième remarque, ouvrir un tel débat c’est bien sur prendre le risque qu’il n’y ait pas d’emblée un accord entre la France et l’Allemagne. C’est normal et il en va ainsi d’une réconciliation réussie. A chacune des étapes, les dirigeants ont dû forger des consensus à partir de positions parfois très éloignées. Y compris le Général de Gaulle et Konrad Adenauer ou François Mitterrand et Helmut Kohl.
Le pire serait de ne pas ouvrir ce débat et de laisser le projet européen se perdre dans la routine et les compromis approximatifs.
L’essentiel est que nous nous accordions sur une vision commune de l’intégration : où voulons-nous que le projet européen nous mène en 2020 ou 2030 ? Comment l’affermir face à un monde plus instable et plus complexe ?
Quelle union économique voulons-nous construire alors que la crise nous a montré toutes les limites d’une intégration limitée à la discipline budgétaire?
En d’autres termes comment voulons-nous refonder notre économie sociale de marchépour qu’elle reste pertinente dans un monde globalisé.
Quelle stratégie industrielle sommes-nous capables de construire pour ne pas être demain les sous-traitants de la Chine ou de l’Inde?
Sommes-nous prêts à créer un véritable outil diplomatique commun et à nous doter d’une défense, moins nationale, dont nous avons de moins en moins les moyens et plus européenne ?
Comment voulons-nous placer ces étapes à venir dans une perspective politique pour nous assurer que l’Europe que nous construisons est bien celle que veulent les Européens?
Voilà les questions auxquelles Français et Allemands, et aussi bien sûr Italiens et les autres peuples d’Europe, doivent proposer des réponses dans les prochains mois.
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Mesdames et Messieurs,
Loin d’être nostalgique, cette réconciliation me semble donc résolument d’avenir et même une idée neuve.
A l’heure où une nouvelle vision pour l’Europe est nécessaire, notre responsabilité est de veiller à ce que cette réconciliation demeure indispensable sans être exclusive, entraînante sans être contraignante, sincère sans être utopique.