Deuxième prédication de l'Avent, par le P. Cantalamessa

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La clé de lecture de Vatican II : l’Esprit-Saint

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Traduction d’Isabelle Cousturié

ROME, vendredi 14 décembre 2012 (Zenit.org) – « Qu’est-ce qui permet de résoudre le paradoxe et de parler de nouveauté dans la continuité et de permanence dans le changement, sinon l’action de l’Esprit Saint dans l’Eglise ? », déclare le P. Cantalamessa, précisant que l’Esprit Saint « ne dit rien de nouveau, ne créé pas de nouveaux sacrements, de nouvelles institutions », mais il « renouvelle et vivifie tout le temps les paroles, les sacrements et les institutions créés par Jésus ».

 Le prédicateur de la Maison pontificale, le P. Raniero Cantalamessa, a prononcé ce vendredi 14 décembre sa deuxième prédication de l’Avent, au Vatican en présence de Benoît XVI et de la curie romaine.

P. Raniero Cantalamessa, ofmcap.

Deuxième Prédication de l’Avent

Le Concile vatican II: 50 ans après

Une clef de lecture

1. Le Concile: l’herméneutique de la rupture et celle  de la continuité

Dans cette méditation je voudrais réfléchir sur le deuxième grand motif de célébration de cette année: le cinquantième anniversaire du début du concile Vatican II.

Ces dernières décennies ont vu se multiplier les tentatives de tracer un bilan des résultats du concile Vatican II[1]. Ce n’est pas la peine de continuer sur cette lancée, et d’ailleurs le temps à disposition ne le permettrait pas. Parallèlement à ces lectures analytiques, il y a eu, dès l’époque du Concile, une tentative d’évaluation synthétique, autrement dit la recherche d’une clef de lecture de l’événement conciliaire. Je voudrais me joindre à cet effort et tenter, pourquoi pas, une lecture des différentes clefs de lecture.

On en compte trois fondamentales : aggiornamento, rupture, nouveauté dans la continuité. En annonçant le Concile au monde, Jean XXIII ne cessait d’utiliser le mot « aggiornamento » qui, grâce à lui, est entré dans le vocabulaire universel. Le pape donne une première explication de ce qu’il entend par ce terme dans son discours marquant l’ouverture du Concile:

« Le XXIe Concile œcuménique veut transmettre dans son intégrité, sans l’affaiblir ni l’altérer, la doctrine catholique […]. Cependant, ce précieux trésor nous ne devons pas seulement le garder comme si nous n’étions préoccupés que du passé, mais nous devons nous mettre joyeusement, sans crainte, au travail qu’exige notre époque, en poursuivant la route sur laquelle l’Eglise marche depuis près de vingt siècles. […]. Il faut que cette doctrine certaine et immuable, qui doit être respectée fidèlement, soit approfondie et présentée de la façon qui répond aux exigences de notre époque »[2].

Mais au fur et mesure que les travaux et sessions du Concile progressent, deux camps opposés se forment selon que s’accentue l’une ou l’autre des deux exigences exprimées par le pape : c’est-à-dire la continuité avec le passé ou la nouveauté par rapport à celui-ci. Pour cette seconde catégorie de personnes, l’expression « aggiornamento » devint synonyme de « rupture ». Mais dans un esprit et des intentions bien différentes, selon les orientations. Pour l’aile dite progressiste, il était une conquête à saluer avec enthousiasme ; pour le front opposé, c’était une tragédie pour toute l’Eglise.

C’est entre ces deux fronts – unanimes dans l’affirmation du fait, mais opposés dans leurs jugements à son égard – que s’inscrit la position du Magistère papal qui parle de « nouveauté dans la continuité ». Paul VI, dans Ecclesiam suam, reprend l’expression « aggiornamento » de Jean XXIII et dit vouloir la retenir comme « idée maîtresse pour son programme »[3]. Au début de son pontificat Jean Paul II réitère le jugement de son prédécesseur [4] et, à plusieurs occasions, s’exprime dans la même lancée. Mais c’est surtout notre pape actuel Benoît XVI  qui expliquera ce que le Magistère de l’Eglise entend par « nouveauté dans la continuité ». Il le fera quelques mois après son élection, dans son discours à la Curie romaine, le 22 décembre 2005. Ecoutons quelques passages :

« La question suivante apparaît: pourquoi l’accueil du Concile, dans de grandes parties de l’Eglise, s’est-il jusqu’à présent déroulé de manière aussi difficile? Eh bien, tout dépend de la juste interprétation du Concile ou – comme nous le dirions aujourd’hui – de sa juste herméneutique, de la juste clef de lecture et d’application. Les problèmes de la réception sont nés du fait que deux herméneutiques contraires se sont trouvées confrontées et sont entrées en conflit. L’une a causé de la confusion, l’autre, silencieusement mais de manière toujours plus visible, a porté et porte des fruits. D’un côté, il existe une interprétation que je voudrais appeler « herméneutique de la discontinuité et de la rupture »; celle-ci a souvent pu compter sur la sympathie des mass media, et également d’une partie de la théologie moderne. […] A l’herméneutique de la discontinuité s’oppose l’herméneutique de la réforme ».

Le pape admet qu’il y a bien eu une certaine discontinuité et rupture, mais qui ne concerne pas les principes et vérités de base de la foi chrétienne, plutôt des décisions historiques. Il cite à ce propos la situation de conflit qui s’est créé entre l’Eglise et le monde moderne et qui a atteint son paroxysme avec la condamnation en bloc de la modernité sous Pie IX. Mais il parle aussi de situations plus récentes, comme celle qui s’est créée avec les développements de la science, avec les nouveaux rapports entre les religions et leurs implications sur le problème de la liberté de conscience, la tragédie de la Shoah qui imposait une révision de l’attitude envers le peuple juif. Il écrit :

« Il est clair que dans tous ces secteurs, dont l’ensemble forme une unique question, pouvait ressortir une certaine forme de discontinuité et que, dans un certain sens, s’était effectivement manifestée une discontinuité dans laquelle, pourtant, une fois établies les diverses distinctions entre les situations historiques concrètes et leurs exigences, il apparaissait que la continuité des principes n’était pas abandonnée – un fait qui peut échapper facilement au premier abord. C’est précisément dans cet ensemble de continuité et de discontinuité à divers niveaux que consiste la nature de la véritable réforme ».

Si du plan axiologique, c’est-à-dire des principes et des valeurs, nous passons au plan chronologique, nous pourrions dire que le Concile représente une rupture et une discontinuité par rapport au passé récent de l’Eglise mais une continuité par rapport à son passé lointain. Sur tant de points, mais surtout sur le point central qui est l’idée d’Eglise, le Concile a voulu opérer en effet un retour aux origines, aux sources bibliques et patristiques de la foi.

La lecture du Concile faite par le Magistère lui-même, c’est-à-dire celle de la nouveauté dans la continuité, a eu un précurseur dans l’ « Essai sur le développement de la doctrine chrétienne » du cardinal Newman, souvent appelé, à cause de cela aussi, « le père absent de Vatican II ». Le Bienheureux John Newman montre que, lorsqu’il s’agit d’une grande idée philosophique ou d’une croyance religieuse, comme l’est le christianisme, « on ne peut juger à ses débuts ce que seront ses virtualités et les objectifs qu’elle vise. […].  Selon les nouvelles relations que celle-ci se trouve à avoir, naissent des dangers et des espoirs, et les vieux principes réapparaissent sous une autre forme. Celle-ci change en même temps qu’eux pour rester toujours égale à elle-
même. Dans un monde surnaturel, les choses se passent autrement, mais ici, sur terre, vivre signifie changer et la perfection est le résultat de beaucoup de transformations »[5].

Saint Grégoire le Grand anticipe, d’une certaine façon, cette conviction. Il affirme que l’Ecriture « cum legentibus crescit », « progresse avec ceux qui la lisent »[6]; c’est-à-dire qu’elle progresse à force d’être lue et vécue, au rythme des nouvelles questions et des nouveaux défis qui se posent au fil de l’histoire. Donc la doctrine de la foi change, mais pour rester fidèle à elle-même; elle change selon les contingences historiques, pour ne pas changer dans sa substance, comme l’a dit Benoît XVI.

Celui de la langue est un exemple banal mais significatif. Jésus parlait la langue de son époque ; pas l’hébreu qui était la langue officielle et des Ecritures (le latin de l’époque!), mais l’araméen des gens ordinaires. Etre fidèle à cette donnée initiale ne pouvait vouloir dire parler en araméen à tous les futurs auditeurs de l’Evangile, mais parler en grec aux Grecs, latin aux Latins, arménien aux Arméniens, copte aux Coptes, et ainsi de suite, jusqu’à nos jours.  Comme disait le cardinal Newman, c’est précisément en changeant qu’on est le plus souvent fidèle aux indications initiales.

2. La lettre tue, l’Esprit donne la vie

Avec tout le respect et l’admiration dus à l’immense et pionnière contribution du cardinal Newman, un siècle et demi après son essai, et à la lumière de tout ce que la chrétienté a vécu entretemps, on ne peut néanmoins s’empêcher de relever aussi une lacune dans le développement de son argument: l’absence quasiment totale de l’Esprit Saint. Dans la dynamique du développement de la doctrine chrétienne, on ne tient pas compte du rôle prééminent que Jésus avait réservé au Paraclet pour qu’il révèle aux disciples les vérités dont ces derniers ne pouvaient pas encore « porter le poids » et pour les conduire « à la vérité tout entière » (Jn 16,12-13).

En effet, qu’est-ce qui permet de résoudre le paradoxe et de parler de nouveauté dans la continuité et de permanence dans le changement, sinon l’action de l’Esprit Saint dans l’Eglise ?  Saint Irénée l’avait parfaitement compris quand il affirme que la révélation est comme un « précieux dépôt conservé dans un vase de valeur qui, grâce à l’Esprit de Dieu, rajeunit toujours et fait rajeunir également le vase qui la contient »[7]. L’Esprit Saint ne dit rien de nouveau, il ne créé pas de nouveaux sacrements, de nouvelles institutions, mais il renouvelle et vivifie tout le temps les paroles, les sacrements et les institutions créés par Jésus. Il ne fait pas des nouvelles choses, mais il renouvelle toute chose!

Cette attention insuffisante au rôle de l’Esprit Saint explique une grande partie des difficultés qui se sont créées dans la réception du concile Vatican II. La Tradition, au nom de laquelle certains ont refusé le Concile, était une Tradition dans laquelle l’Esprit Saint ne jouait aucun rôle. Elle était un ensemble de croyances et de pratiques établies une fois pour toutes, pas la vague de la prédication apostolique qui avance et se propage dans les siècles et que l’on ne peut attraper, comme toutes les vagues, que si l’on bouge avec elle. Congeler la  Tradition et la faire partir – ou se terminer -, à un certain moment signifie en faire une tradition morte et non pas, comme la définit Irénée, une « vivante Tradition ». Charles Péguy, le poète, exprime en vers cette grande vérité théologique :

« Jésus ne nous a point donné des paroles mortes

Que nous ayons à renfermer dans des petites boîtes (ou en des grandes)

Et que nous ayons à conserver dans de l’huile rance…

Comme les momies d’Egypte.

Jésus-Christ ne nous a point donné des conserves de paroles

A garder,

Mais il nous a donné des paroles vivantes

A nourrir. […]

C’est de nous qu’il dépend, infirmes et charnels,

De faire vivre et de nourrir et de garder vivantes dans le temps

Ces paroles prononcées vivantes dans le temps »[8].

Mais disons tout de suite que sur le front de l’extrémisme opposé les choses n’étaient pas différentes. Là, on parlait volontiers d’un  « esprit du Concile », mais il ne s’agissait hélas pas de l’Esprit Saint. Par « esprit du Concile »  on entendait ce surplus d’élan, de courage innovateur, qui n’aurait pas pu entrer dans les textes du Concile à cause des résistances de quelques uns et de la nécessité d’un compromis entre les parties.

Je voudrais maintenant tenter d’illustrer ce qui, pour moi, constitue la vraie lecture pneumatique du Concile, c’est-à-dire le rôle de l’Esprit Saint dans la mise en œuvre du Concile. Reprenant une pensée audacieuse de saint Augustin à propos du dicton paulinien sur la lettre et l’Esprit (2 Co 3,6), saint Thomas d’Aquin écrit :

« La lettre désigne toute loi écrite qui demeure extérieur à l’homme, même les préceptes moraux contenus dans l’Evangile ; c’est pourquoi même la lettre de l’Évangile tuerait si, à l’intérieur, ne s’y adjoignait la grâce purifiante de la foi »[9].

Dans le même contexte, le saint docteur affirme: « La loi nouvelle c’est d’abord la grâce de l’Esprit Saint qui est donnée aux croyants »[10]. Les préceptes de l’Evangile constituent eux aussi la loi nouvelle, mais au sens matériel,  comme le contenu; la grâce de l’Esprit Saint c’est la loi nouvelle au sens formel, en tant qu’elle donne la force pour mettre en pratique les préceptes évangéliques. Paul l’appelle « la loi de l’Esprit qui donne la vie en Jésus-Christ » (Rm 8, 2).

Ceci est un principe universel qui s’applique à chaque loi. Si les préceptes évangéliques eux-mêmes, sans la grâce de l’Esprit Saint, étaient une « lettre qui tue », que dire alors des préceptes de l’Eglise, et que dire, dans notre cas, des décrets du concile Vatican II ? L’« implémentation », ou la mise en œuvre du Concile ne se passe donc pas recto tramite. Il ne faut pas la rechercher dans l’application littérale et presque mécanique du Concile, mais « dans l’Esprit », en entendant par là l’Esprit Saint et non un vague « esprit du Concile » ouvert à tout subjectivisme. Le magistère papal fut le premier à reconnaître cette exigence. Jean-Paul II écrivait en 1981:

« Tout le travail de renouveau de l’Église que le concile Vatican II a si providentiellement proposé et commencé – renouveau qui doit être à la fois « aggiornamento » et raffermissement de ce qui est éternel et constitutif pour la mission de l’Église – ne peut se réaliser que dans l’Esprit-Saint, c’est-à-dire avec l’aide de sa lumière et de sa puissance »[11].

3. Où chercher les fruits du concile Vatican II ?

La « nouvelle Pentecôte » qu’on attendait, a-t-elle vraiment eu lieu ? Un des meilleurs connaisseurs de la pensée du cardinal Newman, Ian Ker, a mis en évidence toute la contribution que celui-ci peut donner, non seulement pour comprendre le déroulement du Concile, mais pour comprendre aussi l’après-Concile[12]. Après la définition de l’infaillibilité du pape à l’occasion du concile Vatican I, en 1870, le cardinal Newman fut amené à élaborer une réflexion générale sur les conciles et sur le sens de leurs définitions. Il en a conclu que les conciles peuvent avoir souvent des effets qui, sur le moment, ne sont pas compris par ceux qui y ont participé. Ces derniers peuvent y voir beaucoup plus, ou beaucoup moins, de ce que ces décisions produiront par la suite.

< p>De cette manière, le cardinal Newman ne faisait qu’appliquer aux définitions conciliaires le principe de développement qu’il avait illustré à propos de la doctrine chrétienne en général. Un dogme, comme toute grande idée, ne saurait se comprendre totalement qu’après en avoir vu les conséquences et les développements historiques. Après que le fleuve – pour reprendre son image – du terrain accidenté qui l’a vu naître, aura trouvé son lit, plus large et plus profond[13]. C’est ce qui est arrivé à la définition de l’infaillibilité papale : dans le climat surchauffé du moment, beaucoup pensaient y trouver beaucoup plus que ce que l’Eglise et le pape lui-même en tirèrent. Cette définition n’a pas rendu inutile tout concile œcuménique futur, comme certains ont craint ou ont espérer sur le moment ; le concile Vatican II en est la preuve[14].

On trouve confirmation de tout cela dans le principe herméneutique de « l’histoire des effets » (Wirkungsgeschichte) de Hans-Georg Gadamer. Selon ce principe, comprendre un texte exige que l’on tienne compte des effets que celui-ci a produit dans l’histoire, en s’insérant dans cette histoire et dialoguant avec elle[15]. C’est ce qui se passe de manière exemplaire dans la lecture spirituelle des Ecritures. Le texte n’est pas expliqué uniquement à la lumière de ce qui l’a précédé, comme c’est le cas pour une lecture historique et philologique qui se limite a rechercher les sources d’un texte, mais aussi en fonction de ce qui suit. C’est expliquer la prophétie à la lumière de sa réalisation en Jésus-Christ, expliquer l’Ancien Testament à la lumière du Nouveau.

Tout cela donne un éclairage sur la période postconciliaire. Là aussi, les vraies réalisations se trouvent peut-être ailleurs que là où nous regardions. Nous, nous pensions à un « changement » dans les structures et les institutions, nous pensions à une distribution du pouvoir différente, nous nous occupions de la langue à utiliser dans la liturgie, et on ne se rendait pas compte que ces nouveautés étaient bien petites à côté de celle que l’Esprit Saint était en train d’opérer. Nous pensions à rompre les vieilles outres de nos propres mains, alors que Dieu nous offrait sa méthode pour les rompre, en y mettant du vin nouveau à l’intérieur.

A la question de savoir s’il y a eu une nouvelle Pentecôte, on doit répondre sans hésiter : Oui! Quel en est le signe le plus convaincant ? Une nouvelle qualité de la vie chrétienne, là où cette Pentecôte a été accueillie. Au plan doctrinal, les deux premiers chapitres de Lumen gentium  constituent le point fort du concile Vatican II ; l’Eglise y est définie comme « sacrement » et comme « peuple de Dieu » marchant sous la conduite de l’Esprit Saint, animée par ses charismes et guidée par la hiérarchie. Soit une Eglise qui est mystère et institution, qui est koinonia, avant d’être hiérarchie. Jean-Paul II a relancé cette vision en faisant de sa mise en œuvre une tache prioritaire, au moment d’entrer dans le nouveau millénaire »[16].

On se demande : où cette image de l’Eglise est-elle passée  des documents à la vie ? Où celle-ci est-elle devenue « chair et sang »[17]?  Où la vie chrétienne est elle vécue selon « la loi de l’esprit », avec joie et conviction, par attraction et non par obligation? Où la parole de Dieu est-elle traitée avec le plus grand respect ? Où les charismes se manifestent-ils ? Où le désir d’une nouvelle évangélisation et de l’unité de chrétiens se fait-il le plus sentir ?

S’agissant d’un fait intérieur qui a lieu dans le cœur des personnes, la réponse ultime à cette question, seul Dieu la connait. Nous devrions répéter, à propos de la nouvelle Pentecôte ce que Jésus disait du royaume de Dieu: « On ne dira pas : ‘Le voilà, il est ici !’ ou bien : ‘Il est là!’ En effet, voilà que le règne de Dieu est au milieu de vous. » (Lc 17, 21). Néanmoins, nous pouvons en capter les signes, en nous appuyant aussi sur la sociologie religieuse qui s’occupe de ces choses. De ce point de vue là, la réponse qui est donnée à cette question, et que l’on entend toujours plus souvent, est la suivante : dans les mouvements ecclésiaux!

Une chose est à préciser tout de suite. Ces mouvements d’Eglise comprennent aussi, de par leur substance sinon pour leur forme, ces paroisses, associations de fidèles et nouvelles communautés où règne la même koinonia, où prévaut la même qualité de vie chrétienne. Sous cet angle-là, mouvements et paroisses ne sauraient être vus en opposition ou en concurrence entre eux mais unis dans la réalisation d’un même modèle de vie chrétienne. A compter aussi parmi eux sont les dites « communautés de base », celles au moins où le facteur politique n’a pas pris le dessus sur le facteur religieux. 

On doit insister sur le nom correct: mouvements « ecclésiaux » et non pas mouvements « laïcs ». La majorité d’entre eux sont formés, non pas par une seule mais par toutes les composantes de l’Eglise : par des laïcs, certes, mais aussi par des évêques, des religieux et religieuses. Ils représentent l’ensemble des charismes, le « peuple de Dieu » de Lumen gentium. Ce n’est que pour des raisons pratiques (car il existe déjà une congrégation pour le clergé et une autre pour les religieux) si c’est le « Conseil pontifical pour les laïcs » à s’occuper d’eux

Jean-Paul II voyait en ces mouvements et en ces communautés paroissiales vivantes « les signes d’un nouveau printemps de l’Eglise »[18]. C’est dans le même sens que s’est exprimé, à plusieurs occasions, le pape Benoît XVI[19]. A l’homélie de la messe chrismale du dernier Jeudi Saint, il a dit :

 « Celui qui regarde l’histoire de l’époque postconciliaire, peut reconnaître la dynamique du vrai renouvellement, qui a souvent pris des formes inattendues dans des mouvements pleins de vie et qui rend presque tangibles la vivacité inépuisable de la sainte Église, la présence et l’action efficace du Saint Esprit ».

Parlant des signes d’une nouvelle Pentecôte, on ne peut manquer de citer tout particulièrement le Renouveau charismatique, ou Renouveau dans l’Esprit, ne serait-ce qu’en raison de l’étendue du phénomène, même si ce mouvement  n’est pas à proprement parlé un mouvement ecclésial au sens sociologique du terme (il n’a pas de fondateur, de structure, de spiritualité à lui), mais plutôt un courant de grâce destiné à se répandre dans l’Eglise comme une décharge électrique dans la masse et, à la limite, disparaître ensuite comme réalité distincte.

Lorsque l’un des grands artisans du concile Vatican II, le cardinal Suenens, entendit parler du phénomène pour la première fois, en 1973, il était en train d’écrire un livre intitulé « L’Esprit Saint – source de nos espérances », et voici ce qu’il raconte dans ses mémoires :

« J’ai arrêté décrire le livre. Je pensais que prêter attention à l’action de l’Esprit Saint était une question de cohérence la plus élémentaire, aussi surprenante que puisse paraître cette manifestation. A partir du moment où le Concile l’avait invoqué, j’étais particulièrement intéressé à la nouvelle du réveil des charismes ».

Et voici ce qu’il écrivit après avoir pris connaissance du phénomène et en avoir fait une expérience personnelle :

« Tout à coup, saint Paul et les Actes des apôtres semblent prendre vie et faire partie du temps présent; ce qui était authentiquement vrai autrefois, paraît se produire à nouveau sous nos yeux. C’est la découverte d’une vraie action de l’Esprit Saint qui est toujours
à l’œuvre, comme Jésus a promis. Il tient parole. C’est une nouvelle explosion de l’Esprit de Pentecôte, une joie qui était devenue inconnue à l’Eglise »[20].

Mouvements ecclésiaux et nouvelles communautés n’épuisent certes pas toutes les possibilités et attentes de renouveau du Concile, mais ils répondent à la plus importante d’entre elles, du moins aux yeux de Dieu. Ceux-ci ne sont pas exempts de faiblesses et parfois de dérives partielles; mais quelle autre grande nouveauté l’histoire de l’Eglise a-t-elle connue sans bavures humaines ? N’est-ce pas ce qui s’est passé au commencement du XIII siècle au moment de l’apparition des ordres mendiants ? A cette époque aussi, ce sont les papes, surtout Innocent III, qui furent les premiers à reconnaître et à accueillir la grâce du moment et à encourager le reste de l’épiscopat à en faire autant.

4. Une promesse tenue

Alors, nous nous demandons, quel est le sens du concile, entendu comme l’ensemble des documents produits par lui, Dei Verbum, Lumen gentium, Gaudium et spes, Nostra aetate,  etc.? Les laisserons-nous de côté pour tout attendre de l’Esprit Saint ? On trouve la réponse dans une phrase d’Augustin résumant le rapport qui existe entre la loi et la grâce : « La loi a été donnée pour que l’on recherche la grâce  et la grâce a été donnée pour que l’on observe la loi »[21]. L’Esprit Saint ne dispense donc pas de mettre aussi en valeur la lettre, autrement dit les décrets de Vatican II; au contraire, il pousse à les étudier et à les appliquer. D’ailleurs, en dehors du cadre scolaire et académique où ils sont des matières de discussion et d’étude, c’est précisément dans les réalités ecclésiales mentionnées, que ceux-ci bénéficient d’une plus grande estime.

J’en ai moi-même fait l’expérience. Je me suis libéré des préjugés contre les juifs et contre les protestants, que j’avais absorbés durant mes années de formation, non pas parce que j’avais lu Nostra aetate, mais parce que j’avais moi aussi, grâce à l’aide des frères, fait l’expérience de la nouvelle Pentecôte. C’est celle-ci qui m’a emmené après  à relire Nostrae aetate, comme j’ai ressenti le besoin d’étudier la constitution Dei Verbum, après que l’Esprit eût fait naître en moi un nouvel amour pour la Parole de Dieu et pour l’évangélisation. Mais le mouvement peut être dans les deux sens: certains  – pour reprendre les propos d’Augustin –  par la lettre sont amenés à chercher l’Esprit,  d’autres par l’Esprit sont poussés à valoriser la lettre.

Le poète Thomas S. Eliot a écrit des vers qui peuvent nous éclairer sur le sens des célébrations en cours pour les 50 ans du concile Vatican II:

« Nous ne devons jamais arrêter d’explorer

Et la fin de notre quête

Sera d’arriver où nous avons commencé

Et de découvrir l’endroit pour la première fois. » [22]

Après tant d’explorations et de controverses, nous sommes, nous aussi, conduits à revenir là où nous avons commencé, c’est à dire au Concile. Mais tout le travail qui a été fait autour de lui n’est pas vain car, au sens le plus profond, ce n’est que maintenant que nous sommes en mesure de « découvrir l’endroit pour la première fois », c’est-à-dire d’évaluer sa vraie signification, ce que les Pères du Concile eux-mêmes ne pouvaient pas prévoir.

Cela permet de dire qu’il y a cohérence entre l’arbre qui a grandi depuis le Concile et le grain qui lui a donné naissance. De quoi est en effet né le Concile ? Les mots utilisés par  Jean XXIII pour décrire l’émotion qui accompagna « l’éclosion soudaine dans son cœur et sur ses lèvres du simple mot ‘concile’ »[23], ont tous les signes d’une inspiration prophétique. Dans son discours prononcé à la fin de la première session, il a dit du concile qu’il serait « cette nouvelle Pentecôte tant recherchée, qui enrichira abondamment l’Eglise d’énergies spirituelles »[24].

50 ans après, on ne peut que constater que Dieu a tenu la promesse qu’il a faite à l’Eglise par la bouche de son humble serviteur, le bienheureux Jean XXIII. S’il nous semble que parler d’une nouvelle Pentecôte soit pour le moins exagéré, vu tous les problèmes et toutes les controverses apparus dans l’Eglise après et à cause du concile,  il ne nous reste plus qu’à aller relire les Actes des apôtres et constater que la période qui a suivi la Première Pentecôte ne manquait pas elle non plus de problèmes et de controverses. Et ceux-ci n’étaient pas moins vifs que ceux d’aujourd’hui!

::__ 

NOTES:

[1] Cf. Le Concile Vatican II. Réception et actualité à la lumière du Jubilé, par R. Fisichella, Ed. San Paolo, 2000.

[2] Jean XXIII, Discours à l’ouverture du Concile, nr. 6,5.

[3] Paul VI, Enc. Ecclesiam suam, 52; cf. aussi Enseignements de Paul VI, vol. IX (1971), p. 318. 

[4] Jean-Paul II, Audience générale du 1er août 1979.

[5] J. H. Newman, Le développement de la doctrine chrétienne, Bologne, Il Mulino 1967, pp. 46 s.

[6] Grégoire Le Grand, Commentaire du livre de Job XX, 1 (CC 143 A, p. 1003).

[7] S. Irénée, Contre les hérésies, III, 24, 1.

[8] Ch. Péguy. Le Porche du mystère de la deuxième vertu, La Pléiade, Paris 1975, pp. 588 s.

[9] Thomas d’Aquin, Summa theologiae, I-IIae, q. 106, a. 2.

[10] Ibid., q. 106, a. 1; cf. Augustin, De Spiritu et littera, 21, 36.

[11] Jean-Paul II, Lettre apostolique A Concilio Constantinopolitano I, 25 mars 1981, dans AAS 73 (1981) 515-527.

[12] I. Ker, Newman, the Councils, and Vatican II, in « Communio ». International Catholic Review, 2001, pp. 708-728.

[13] Newman, op. cit. p.46.

[14] Un exemple encore plus évident est ce qui arriva avec le concile œcuménique d’Ephèse en 431. La définition de Marie comme étant la Theotokos, Mère de Dieu, dans les intentions du concile mais surtout de son promoteur Cyrille d’Alexandrie, devait servir uniquement à affirmer l’unité du Christ. La définition marquera par contre le début de l’immense floraison de dévotion à la Vierge et de la construction des premières basiliques en son honneur, dont celle de Sainte-Marie-Majeure à Rome. La définition de l’unité de la personne du Christ sera donnée dans un autre contexte et de manière plus équilibrée  par le concile de Chalcédoine en 451.

[15] Cf. H. G. Gadamer, Wahrheit und Methode, Tübingen 1960.

[16] Novo millennio ineunte, 42.

[17] I. Ker, art. cit. p.727.

[18] Jean-Paul II, Novo millennio ineunte, 46.

[19] Cf. Discours aux mouvements ecclésiaux à la veille de la Pentecôte 2006 in:  The Beauty of Being a Christian. Movements in the Church. Proceedings of the Second World Congress on the Ecclesial Movements and New Communities (Frascati 31 mai – 1er  juin 2006), Rome, Libreria Editrice Vaticana, 2007.

[20] Card. L.-J. Suenens,  Souvenirs et Espérances,  Dublin, Veritas 1992, p. 267.

[21] Augustin,
De Spiritu et littera
,19, 34.

[22] T.S. Eliot, Four Quartets V , The Complete Poems and Plays, Faber & Faber, Londres 1969, p.197:

“We shall not cease from exploration

And the end of our exploring

Will be to arrive where we started

And know the place for the first time.”

[23] Jean XXIII, Discours à l’ouverture du concile Vatican II, 11 octobre 1962, n. 3, 1

[24] Jean XXIII, Discours à la clôture de la première phase du Concile, 8 décembre 1962, n. 3, 6.

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ZENIT Staff

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