ROME, Lundi 30 mai 2011 (ZENIT.org) – « Il est important de revisiter nos valeurs fondatrices, comme celle de la fraternité, et de les lester d’un contenu mobilisant », a déclaré ce matin à Saint-Pierre de Rome, le cardinal Jean-Pierre Ricard, archevêque de Bordeaux et vice-président du Conseil des Conférences épiscopales d’Europe, à l’occasion de la messe annuelle de sainte Pétronille, en présence de membres de la curie romaine et de nombreux ambassadeurs accrédités près le Saint-Siège.
Il a rappelé le fondement évangélique des valeurs de liberté, égalité, fraternité, et a invité à la fraternité qui constitue « un engagement, une conversion et un combat. »
Homélie du card. Ricard
Eminence, Excellences,
Chers frères et sœurs en Christ,
L’apôtre Pierre demande aux disciples du Christ d’être toujours prêts à s’expliquer devant tous ceux qui leur demandent de rendre compte de l’espérance qui est en eux. Cette invitation est plus actuelle aujourd’hui que jamais. Nous vivons en Europe, et plus particulièrement en France, dans des sociétés qui s’interrogent sur les valeurs qui peuvent fonder un consensus social : quelle éthique pour promouvoir la recherche du bien commun quand s’affrontent tant d’intérêts personnels ou catégoriels ? Le défi est sérieux, car la crise de transmission que nos sociétés occidentales ont traversée depuis quelques décennies a fragilisé la référence à des valeurs humanistes communes. Celles-ci ont vu leur contenu symbolique s’affaiblir, s’amenuiser, être relativisé. En un mot, celui-ci s’est démonétisé. Prenons par exemple la notion de « fraternité » qui fait partie de notre devise républicaine : liberté, égalité, fraternité. La fraternité n’est pas l’amitié. On choisit ses amis. On reçoit ses frères et sœurs, on ne les choisit pas. Ils nous sont donnés. Or, quelle fraternité dans une civilisation qui privilégie l’individu, sa recherche d’épanouissement personnel, ses intérêts et ses choix ? N’est-on pas largement, en effet, dans une société de réseaux où on choisit ses amitiés et ses solidarités en fonction de ses affinités et de sa sensibilité ?
La valeur de « fraternité » apparaît à beaucoup de nos contemporains, et à des jeunes en particulier, comme un concept abstrait, vague, peu mobilisant, souvent démenti par la dureté des rapports économiques ou sociaux. Or, je crois qu’il est important de revisiter nos valeurs fondatrices, comme celle de la fraternité, et de les lester d’un contenu mobilisant. C’est vital aujourd’hui pour nos responsabilités éducatives. Et c’est là que les traditions spirituelles peuvent apporter leur contribution et offrir à tous une aide précieuse. Comme chrétiens, nous avons à témoigner de la foi et de l’espérance dont nous sommes porteurs. Nous avons à partager notre expérience de la fraternité.
Les papes successifs, de Paul VI à Benoît XVI, ont fait remarquer que les valeurs républicaines de liberté, d’égalité et de fraternité avaient des racines évangéliques. Et de fait, la notion de fraternité est au cœur même de l’expérience chrétienne. Celle-ci, en effet, lui donne son fondement et sa dynamique.
La fraternité renvoie toujours à la parentalité. Les hommes ne sont pas frères simplement parce qu’ils sont tous dotés de raison et de liberté mais parce qu’ils sont les enfants d’un même Père. Le fondement de la fraternité est l’amour trinitaire. Tous les hommes sont aimés par le Père et créés dans le Fils à son image. Ils sont tous rachetés par le Christ et visités par l’Esprit. Saint Paul écrira aux Galates : « Fils, vous l’êtes bien : Dieu a envoyé dans nos cœurs l’Esprit de son Fils, qui crie : Abba – Père ! Tu n’es donc plus esclave, mais fils ; et, comme fils, tu es aussi héritier : c’est l’œuvre de Dieu » (Gal. 4, 6-7). Tous les hommes ont égale dignité : ils sont tous fils de Dieu. Mais il y a plus : on ne peut aimer Dieu comme un Père si on n’aime pas les autres, qui nous sont donnés par lui, comme des frères. Saint Jean nous le rappelle : « Si quelqu’un dit : j’aime Dieu, et qu’il haïsse son frère, c’est un menteur. En effet, celui qui n’aime pas son frère qu’il voit, ne peut pas aimer Dieu qu’il ne voit pas » (1 Jn 4, 20).
La foi chrétienne vient également donner à la fraternité sa dynamique. Elle en a une approche tout à la fois mystique et profondément réaliste. Dans une approche chrétienne, en effet, la fraternité n’est pas un principe abstrait. Elle n’est pas une qualité des relations entre les hommes qu’on pourrait présupposer facilement. Elle est de l’ordre de la volonté personnelle, de la conversion, de l’engagement et même du combat. Dans son article sur la « Fraternité », dans le Dictionnaire de Spiritualité, celui qui était alors le théologien Joseph Ratzinger écrivait : « Dans son ensemble, la littérature néo-testamentaire et patristique ne conçoit jamais la fraternité universelle comme une donnée statique et naturelle. De même qu’être homme n’est pas simplement une donnée qui échoit toute faite à l’individu sans qu’il ait à devenir ce qu’il doit être, un homme, en vertu d’un impératif constamment renouvelé, ainsi en est-il de la fraternité : c’est un ordre, une mission qui attend sa réalisation » (1964, col. 1157).
Reconnaissons que la dynamique première de l’homme n’est pas immédiatement celle de l’accueil de l’autre et du don à l’autre. Elle est celle de l’accaparement, de la jalousie et de la rivalité mimétique. Le philosophe René Girard a sur le sujet des pages particulièrement éclairantes. On dit parfois que nous sommes riches de nos différences. En réalité, le plus souvent, les différences de l’autre me déstabilisent et m’agressent. Ceci est vrai de la relation entre les personnes, comme de la relation entre les groupes humains et entre les pays. Pour vivre vraiment la fraternité, il nous faut sans cesse passer de la logique de la chair, au sens paulinien du terme, à la logique de l’esprit, de Babel à Pentecôte. Il nous faut, en fait, devenir les prochains de nos frères, de tous nos frères, quels qu’ils soient. Et vous le savez, être le prochain dans l’Evangile, c’est devenir proche de l’autre, quitte à devoir franchir comme le Samaritain de la parabole, bien des distances géographiques, affectives, culturelles, sociales ou politiques.
La fraternité désinstalle, bouleverse les préjugés et les a priori. Cette fraternité selon le Christ n’a pas de frontière. Elle se vit à l’égard de tout homme, quelles que soient sa race, sa nation, son origine sociale ou sa religion. Elle implique : « une nécessaire attention à tous les frères, notamment les plus petits, les plus fragiles, depuis la conception jusqu’à la mort naturelle » (Jean-Paul II : Lettre à Mgr D.-L. Marchand – 1999). Avouons qu’une telle fraternité est un défi à une époque où dans le monde les conflits ethniques s’exacerbent, les frontières se ferment, le populisme a le vent en poupe et où la solitude est déclarée grande cause nationale. On comprend que le pape Benoît XVI puisse au contraire inviter les jeunes à entrer résolument dans une pratique de la fraternité. S’adressant à eux lors de la récente veillée organisée dans le cadre de la rencontre du « Parvis des Gentils » à Paris, il leur disait : « La première des attitudes à avoir ou des actions que vous pouvez faire ensemble est de respecter, aider et aimer tout être humain, parce qu’il est créature de Dieu et d’une certaine manière la route qui mène à Lui. En poursuivant ce que vous vivez ce soir, contribuez à faire tomber les barrières de la peur de l’autre, de l’étranger, de celui qui ne vous res
semble pas, peur qui naît souvent de l’ignorance mutuelle, du scepticisme ou de l’indifférence. Devenez attentifs à resserrer les liens avec tous les jeunes sans distinction, c’est-à-dire en n’oubliant pas ceux qui vivent dans la pauvreté ou la solitude, ceux qui souffrent du chômage, traversent la maladie ou se sentent en marge de la société. »
Oui, la fraternité est un engagement, une conversion et un combat. On comprend que dans l’expérience chrétienne on puisse la mettre en relation avec le baptême et la nouveauté radicale de la vie chrétienne. L’amour que l’Esprit Saint répand dans nos cœurs rend possible cet amour fraternel. Il lui fait porter du fruit, ce fruit que l’apôtre Paul décrit dans l’épître aux Galates : « Mais voici le fruit de l’Esprit : amour, joie, paix, patience, bonté, bienveillance, foi, douceur, maîtrise de soi » et Paul ajoute : « Si nous vivons par l’Esprit, marchons aussi sous l’impulsion de l’Esprit » (Gal. 5, 22-23 et 25). Avec le Christ s’instaurent ces nouvelles relations qui se vivent entre les membres de la communauté chrétienne : communion dans la foi et la prière, partage du même pain eucharistique, soutien fraternel et solidarité dans le partage des biens. La description que le livre des Actes des Apôtres (cf. Ac 2, 42-47) donne de la première communauté chrétienne restera tout au long de l’histoire de l’Eglise une source d’inspiration particulièrement féconde pour tous ceux qui voudront donner un visage communautaire à la fraternité.
Mais c’est dans l’Eucharistie que se trouve la dynamique la plus puissante de la vie fraternelle. En nous unissant au sacrifice du Christ, en communiant avec lui par une vie donnée, par une vie livrée, nous sommes unis les uns aux autres. Partageant le même pain eucharistique, nous devenons les membres du corps ecclésial du Seigneur. Celui-ci nous fait frères les uns des autres, chargés d’annoncer à l’humanité que la fraternité est possible et que, déjà, elle se donne à voir.
Que cette eucharistie que nous célébrons ce matin façonne en nous ce cœur vraiment fraternel et fasse de chacun de nous un artisan résolu de fraternité envers tous. Amen.