« La "laïcité" est une histoire et un principe », par Philippe Capelle

« Religion et laïcité en France » dans L’Osservatore Romano

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ROME, Mardi 4 mars 2008 (ZENIT.org) – « La « laïcité » est une histoire et un principe », fait observer le professeur Philippe Capelle dans L’Osservatore Romano en français du 4 mars 2008, sous le titre : « Religion et laïcité en France ».

« Religion et laïcité en France »

Philippe Capelle (*)

La « laïcité » est une histoire et un principe. Cette articulation fut et reste souvent négligée, entraînant en France à tout le moins, autant de méprises que de mépris, et dont quelques polémiques récentes forment un nouveau symptôme. Peut-on entrevoir une autre époque, dont la laïcité elle-même tirera bénéfice, où il sera possible de faire valoir plus adéquatement la spécificité chrétienne de la relation théologico-politique ?

En France comme en Europe, la laïcité fut d’abord une réalité proportionnée à l’interprétation nouvelle de l’Histoire qu’elle revendiquait et aux ambiguïtés qu’elle portait. Par delà les variations sémantiques liées à un lexique équivoque (« laïc », « laïque »,  » laïcité », « laïcisme »), cette interprétation, nous l’avons appris, comportait une idée lumineuse et transportait une idéologie ténébreuse. Lumineuse en tant qu’inspiratrice d’un cadre nécessaire et pratique à la résolution des conflits y compris religieux. Mais elle situait alors son point d’origine et de nouveauté dans la seule philosophie des Lumières :  d’une part avec la revendication des droits premiers de la raison scientifique et philosophique sur toute autre instance de jugement ; d’autre part avec la promotion d’un régime politique déclaré seul en mesure de réguler la totalité des échanges sociaux. La laïcité révélait alors sa face ténébreuse en ce qu’elle portait à l’oubli deux éléments pourtant cruciaux :  la mémoire des sédimentations complexes qui ont permis son émergence historique dont, principalement, le christianisme ; et la violence parfois meurtrière de son effectuation politique inaugurale.

Il est remarquable, qu’au cours du dernier tiers du XX siècle, la laïcité ait pris davantage la mesure de sa propre historicité et admis, après un long temps d’auto-dogmatisation et d’auto-sacralisation, que soient pensés ses différents seuils, ses différents passages. Les historiens identifient ainsi deux seuils de laïcisation en France. Le premier, issu de la Révolution française, correspond à la sectorisation de la religion comme domaine privé, sorte de référence socialement utile mais optionnelle. Le second seuil, qui date des débuts de la III République, correspond au rejet de toute pertinence publique de la religion et au refus de son utilité sociale ; c’est ce qui s’appellera long-temps l' »indifférence » de l’Etat à l’égard de la religion. Mais le concept d’indifférence est chargé d’une ambiguïté destructrice dont les lois républicaines garderont puis corrigeront quelque peu la marque :  la « neutralité » de l’Etat qu’il semblait signifier s’est en réalité confondue avec l’idée de « neutralisation » du fait religieux. Le principe d’une égalité démocratique, ainsi défendu depuis Nicolas de Condorcet, Jules Ferry et Fernand Buisson, fut recouvert par un anti-cléricalisme et un anti-catholicisme aux conséquences désastreuses. La cause essentielle en est une donnée théorique souvent mal identifiée :  à partir  du  XVIII  siècle, la religion et la croyance se virent confisquer le droit à l’autocompréhension, leur interprétation ultime fut confiée à une instance déclarée extérieure :  en réalité une représentation totalisante de la raison philosophique et de la science historique ; une seconde cause de cette situation était la légitimation politique conférée par l’invocation de tolérance.

Mais la conscience de l’historicité de la laïcité française s’est aujourd’hui élargie aux dimensions qu’elle exigeait, c’est-à-dire aux héritages religieux et spirituels de notre culture occidentale. L’adoption des métaphores des « racines » et des « sources » traduit cette intention majeure. L’enjeu, à vrai dire, est double:  d’abord faire reconnaître le déficit de mémoire culturelle-religieuse dont témoignent gravement les plus jeunes générations (ce fut en France en 1989, le mérite du Rapport Joutard); ensuite faire passer d’une laïcité « d’indifférence » et « d’incompétence » à une laïcité « d’intelligence » (ce fut la demande du Rapport Debray en 2001). Qu’un chef d’Etat français assume solennellement de tels travaux et de telles prises de conscience sur les ramifications chrétiennes, ne le fait certes pas sortir de son rôle; il forme ici une parole appuyée sur des constats historiques, qu’il faut situer à un niveau supérieur de légitimité politique.

Reste néanmoins ceci:  la laïcité est à comprendre non seulement en perspective historique mais également systématique; elle exprime aussi bien un – non pas le seul – principe inaugural de civilisation. Assurément, ce principe ne peut effacer les conditions historiques de son émergence (i.e. le travail essentiel quoique non exclusif de l’inspiration chrétienne) alors même que cette émergence révèle et radicalise un principe fondateur (la distinction entre « temporel » et « spirituel »). Cette question fondamentale de la continuité et de la discontinuité de l’histoire des idées occidentales, fut au coeur des débats sur la sécularisation qui ont opposé, depuis les années 1920 jusqu’aux années 1970, Friedrich Gogarten, Karl Löwith, Erik Peterson, Carl Schmitt et Hans Blumenberg. C’est que le thème de la « sécularisation » retentit sur le terrain juridique aussi bien que métaphysique et théologique:  elle peut être connotée de façon positive (autonomisation des choses terrestres) ou de façon dépréciatrice (confiscation des biens ecclésiaux, perte et rejet de la mémoire et des valeurs religieuses). Adossé à ce double versant mais délesté de plusieurs scories historiques, le principe de laïcité correspond aujourd’hui à une forme d’organisation politique systématique qui d’une part assure la garantie des diversités spirituelles et la liberté de conscience, mais qui d’autre part admet sa fragilité première:  ne reconnaît-elle pas à chacun le droit de revendiquer une parole de l’absolu?

De nombreux décideurs politiques du XXI siècle sont conscients de certains effets menaçants et opposés (fanatisme, nihilisme, relativisme) de cette fragilité démocratique  au  sein  des  sphères constitutives de l’existence sociale:  morale, éducation, sens de la vie. Il n’est donc pas étonnant, même s’il faut y voir un signe, que ceux-ci sollicitent ex officio les plus grandes religions et leurs sagesses sous mode contributif. Loin de toute nouvelle forme d’allégeance ou, à l’inverse, d’instrumentalisation, leur attitude traduit la nécessité de franchir un troisième seuil, i.e. la demande démocratique d’une nouvelle conversation culturelle et d’un nouveau mode de présence des sagesses religieuses dans l’espace social. Ce peut être un moment de vérité sur le rapport que certaines traditions religieuses récemment implantées en Europe, entretiennent avec la chose publique. Le christianisme, matrice principale de la modernité politique, ne refuse jamais de servir la Cité, surtout  lorsque  celle-ci,  un peu plus loyale quant à ses dettes historiques et plus lucide quant à ses limites, sollicite le meilleur que la vie spirituelle et la vie religieuse puissent donner:  sur la mémoire et les attentes de l’humain, les types praticables d’universalité, la question rationnelle de la vérité et le sens du mystère.

En effet, l’injonction « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est Dieu », (Matthieu, 22, 21), alors même qu’elle récuse la fusion théologico-politique, n’a jamais signifié la schizophrénie ni de l’âme ni du corps social:  « Tu n’aurais sur moi aucun pouvoir s’il ne t’avait été donné d’en haut » (Jean 19, 11). Les distinction
s évangéliques de l’incarnation appellent plutôt une épreuve de mutuelle inspiration. L’instituteur et le pasteur, l’homme de la politeia et l’homme de Dieu, n’ont sans doute pas de véritable salut hors ce geste de reconnaissance.

(*) Doyen honoraire de la Faculté de philosophie de l’Institut catholique de Paris; Directeur des études doctorales et post-doctorales; Directeur de recherche.

© L’Osservatore Romano

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ZENIT Staff

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