ROME, Lundi 5 novembre 2007 (ZENIT.org) – Partis de Paris le 17 juin dernier, Mathilde et Edouard Cortès ont parcouru plus de 3700 kilomètres à pied, en mendiant l’hospitalité et leur nourriture. Un voyage de noces « pour la paix et l’unité des chrétiens », fait de sacrifices et de souffrances (ils ont été agressés en arrivant en Turquie) mais aussi de rencontres inoubliables. Nous publions ci-dessous un premier extrait de leur carnet de route.
Dans un entretien à Zenit le 25 juin, Mathilde et Edouard Cortès mettaient une adresse électronique à la disposition des lecteurs de Zenit, les invitant à confier leurs intentions de prière. Ils ont reçu plus de 300 intentions.
« Comme nous nous y sommes engagés depuis le début de notre marche, nous prions fidèlement pour tous ceux qui nous ont livré leurs intentions, affirment-ils. Vous pouvez nous écrire à me.cortes@enchemin.org. Nous comptons aussi sur vos prières ».
Mardi 21 août 2007. 65 ème jour. Croatie. 46 km
1884 km depuis Paris
Autour de nous, des maisons effondrées, des impacts de balles. Je me tortille dans tous les sens, j’ai besoin de m’arrêter… c’est urgent ! « Pas ici, me lance Edouard. Regarde ! ». Sur le panneau, une tête de mort sur fond rouge indique « MINES ». La friche est infestée de ces sentinelles invisibles qui ne cessent de tuer même en temps de paix. C’est impressionnant. D’un coup, nous réalisons que la guerre de 1991 dans l’ex-Yougoslavie s’est déroulée à moins de 1500 km de Paris. Le parvis de Notre-Dame que nous avons quitté il y a 2 mois nous paraît pourtant bien loin.
Au Nord Est de Gospic, nous nous enfonçons sur une petite route. Nous traversons des villages déserts. Les maisons abandonnées sont criblées de balles, les toits soufflés par des explosions ou des bombardements. Les panneaux de signalisation ont servi de cibles de tir aux combattants. Jeu ou tentative d’intimidation ? Il n’y a plus personne. Ostrovica, Polovine, Vrebac… Les villages se suivent et se ressemblent. Après les balles et les grenades, la végétation a conquis le ciment et la pierre. J’ai la chair de poule. La nuit tombe. Toujours personne. Où sont-ils donc tous passés ? Pourquoi un tel désert 16 ans après la guerre ?
Soudain, à la lueur de notre lampe frontale, nous comprenons mieux : un panneau sur le bord de la route indique la carte des terrains minés. Nous sommes cernés. Seul le tracé de l’autoroute qui passe un peu plus loin a été déminé ainsi que la route sur laquelle nous progressons.
Nous n’avons pas d’autre choix que continuer à avancer sur le goudron, ligne de vie, pour quitter cette région fantôme. Notre estomac est vide depuis hier soir. Nous sommes fatigués. J’ai peur. Mais nous devons continuer. Notre volonté vient au secours de nos corps fourbus. La force du marcheur est dans sa tête plus que dans ses jambes. Nous devons avancer. Aller au bout de nos forces. Forcer nos limites physiques et psychologiques. Mon corps me fait mal. Mais il vit. Mon cœur est serré. Mais il bat. Je suis terrifiée. Doucement, des larmes coulent le long de mes joues. Je ne veux pas finir ma nuit en cauchemar sur une mine. Dans ces moments difficiles, nous n’avons aucun recours. Notre précarité de marcheurs est accentuée par notre pauvreté matérielle. Nous ne pourrons pas aller nous reposer dans la prochaine ville à l’auberge. Nous n’irons pas manger un morceau dans le boui-boui le plus proche. Notre unique espérance est de rencontrer des gens au cœur ouvert. Est-ce trop fou ? Pour la première fois, je doute. Avons-nous été trop fous de formuler dans l’enthousiasme de notre amour naissant le rêve de rejoindre Jérusalem à pied et sans argent ? Edouard à mes côtés a peur lui aussi. Je le sens bien, même s’il n’ose trop me le montrer pour ne pas me décourager. Il sait combien je m’appuie sur lui dans les moments difficiles. Il est ma force dans le découragement, lui que je découvre toujours plus attentionné et aimant. Mais là, nous sommes à bout tous les deux. Nous levons les yeux au ciel, suppliant Dieu de venir à notre secours, de prendre pitié de nous et de mettre un terme à notre journée de marche. Au loin, nous voyons briller des petits lumignons. C’est un cimetière. Il paraît entretenu ce qui nous assure qu’il n’est pas miné. Nous poussons la grille et trouvons au fond une petite cabane. Nous installons notre bivouac à l’ombre des tombes, finissant la route en compagnie des morts. Ils sont là les fantômes des villages traversés. Ils nous laissent pour cette nuit reposer en paix.
Vers midi le lendemain, nous croisons enfin un vieil homme sur le bord du chemin. Il laisse tomber les branchages qu’il faisait brûler et nous fait signe de le suivre. Nous entrons dans le premier village habité depuis des kilomètres. Djuro a au moins 70 ans. Il nous ouvre grand sa porte. Ici aussi, la guerre a frappé. Il ne souhaite pas en parler et a caché sous un nouveau crépi les impacts de balles qui couvraient sa maison. Il nous fait asseoir et nous présente sans tarder figues, raisins et biscuits. Nous n’avons pas mangé depuis 36 heures. Nous faisons des efforts pour ne pas nous jeter sur la nourriture. Djuro part se changer pour nous honorer dans des habits propres, les plus beaux de sa garde robe. Il recoiffe en arrière ses cheveux blancs hirsutes, crachant dans ses mains en guise de gomina tel un dandy croate. Son cœur est en fête d’accueillir des vagabonds. Sa joie est communicative. Pour la rendre encore plus parfaite, il sort son banjo. Il gratte les cordes et entonne à tue tête des chansons locales assorties de grands cris. Il était temps pour nous de rencontrer un tel personnage après la fantomatique nuit dernière. Pour comprendre qu’il y a des hommes bons. Des hommes de paix. Des Hommes. Djuro sert trois verres de coca, lance un grand « Giveli » (santé) et avale le sien cul sec avec les bulles. Nous faisons de même. Il reprend son instrument et continue de plus belle. Nous dansons presque, tapant du pied et des mains pour accompagner le vieil homme. Ses yeux brillent de bonheur. Les nôtres aussi. Avant de partir, Djuro remplit nos gourdes avec l’eau de son puits. Il me serre dans ses bras, m’embrasse sur les deux joues et me dit : « Tu es comme ma fille, ma « cerka ». Tu dois revenir pour voir ton vieux père après ton voyage ». Se tournant vers Edouard, il caresse sa barbe puis passe sa main sur sa propre moustache pour comparer avant de le serrer dans ses bras. Il crache dans ses mains pour se recoiffer et se donner de la constance. Nous nous retournons pour les derniers adieux et voyons deux larmes rouler le long de ses joues. Deux larmes de joie. Celle qu’il nous a donnée. Il suffit d’un homme bon pour donner du cœur à toute l’humanité. Ce jour-là, pour nous, ce fut le vieux Djuro.
Mathilde et Edouard Cortès
Cf. www.enchemin.org