ROME, Mardi 10 octobre 2006 (ZENIT.org) – Avec la corruption des « ressources très importantes » qui sont « soustraites à l’économie, à la production et aux politiques sociales », dénonce le conseil pontifical Justice et Paix dans cette note que nous avons brièvement présentée le 4 octobre et que la salle de presse du Saint-Siège publie aujourd’hui intégralement en plusieurs langues dont ce texte original en français. « L’Eglise considère la corruption comme un fait très grave de déformation du système politique », insiste le document signé par le président du conseil pontifical Justice et Paix, le cardinal Renato Raffaele Martino et par le secrétaire de e dicastère, Mgr Giampaolo Crepaldi.
LA LUTTE CONTRE LA CORRUPTION
1. Les 2 et 3 juin 2006, s’est tenue au Vatican la Conférence internationale organisée par le Conseil Pontifical « Justice et Paix » sur le thème « La lutte contre la corruption ». Y ont participé de hauts fonctionnaires d’organismes internationaux, des chercheurs et des intellectuels, des ambassadeurs près le Saint-Siège, des professeurs et des experts. Comme l’a affirmé le Cardinal Renato Raffaele Martino,(1) la Conférence avait pour but de mieux connaître le phénomène de la corruption, d’identifier les meilleures stratégies pour le combattre, et de clarifier la contribution que l’Eglise peut apporter dans ce domaine. Plusieurs illustres conférenciers — spécialistes et experts du sujet — ont présenté aux participants un tableau d’ensemble de ce qu’est la corruption et des efforts pour s’y opposer au niveau mondial (Antonio Maria Costa),(2) dans le secteur privé (François Vincke),(3) public (David Hall),(4) dans la société civile (Jong-Sung You),(5) dans les pays riches et dans les pays pauvres (Eva Joly),(6) en mettant en lumière le lourd impact de ce phénomène sur les pauvres du monde (Cobus de Swardt) (7) et les caractéristiques d’une culture de la corruption (Paul Wolfowitz).(8) S.E. Mgr Giampaolo Crepaldi (9) a présenté les lignes maîtresses de l’enseignement social de l’Eglise en la matière.
2. Le phénomène de la corruption a toujours existé; mais ce n’est que depuis quelques années seulement que conscience en a été prise au niveau international. En effet, le plus grand nombre des conventions contre la corruption et des plans d’action qui ont été élaborés par des Etats — individuellement et en groupe — et par des organismes internationaux, dans les domaines du commerce international, de la discipline des transactions internationales, et plus spécialement dans le monde de la finance, l’ont été au cours des trois derniers lustres. Ce qui signifie que, désormais, la corruption est devenue un phénomène important mais aussi que, au niveau mondial, elle est de plus en plus considérée de façon négative en même temps que se renforce une nouvelle conscience de la nécessité de la combattre. Dans ce but, des méthodes d’analyse empirique et d’évaluation quantitative de la corruption ont été mises au point pour mieux connaître les dynamiques caractéristiques des pratiques illégales qui y sont inhérentes et préparer des instruments plus adéquats — non seulement de type juridique et répressif — pour lutter contre ces phénomènes. Ce changement récent est dû, en particulier, à deux grands faits historiques. Le premier est la fin des blocs idéologiques après 1989, et le second est la mondialisation des informations. Ces deux processus ont concouru à éclairer davantage la corruption et à faire prendre conscience du phénomène de manière appropriée. L’ouverture des frontières suite au processus de mondialisation permet à la corruption d’être exportée plus aisément que par le passé, mais elle offre aussi l’opportunité de mieux la combattre, à travers une collaboration internationale plus étroite et mieux coordonnée.
3. La corruption est un phénomène qui ne connaît de frontière ni politique ni géographique. On la trouve dans les pays riches comme dans les pays pauvres. Il est difficile d’établir de façon précise, au plan économique, la quantification de la corruption; en effet, sur ce point les données sont souvent divergentes. Il s’agit cependant toujours de ressources très importantes qui sont soustraites à l’économie, à la production et aux politiques sociales. Les coûts retombent sur les citoyens, la corruption étant payée en détournant les fonds de leur utilisation légitime.
La corruption est présente dans tous les secteurs sociaux: elle ne peut être attribuée uniquement aux opérateurs économiques, ni aux agents publics. La société civile elle non plus n’en est pas exempte. Le phénomène concerne aussi bien les Etats que les organismes internationaux.
La corruption est favorisée par le peu de transparence dans la finance internationale, par l’existence de paradis fiscaux et par l’inégalité de niveau entre les formes de lutte contre la corruption — souvent confinées dans les limites des Etats — et le champ d’action des acteurs de la corruption, habituellement super-étatique et international. Elle est aussi favorisée par le peu de collaboration entre les Etats, par la diversité excessive des normes des systèmes juridiques, par le peu de sensibilité des organes de presse à l’égard des phénomènes de la corruption dans certaines parties du monde et par le manque de démocratie dans différents pays. En absence d’une presse libre, de systèmes démocratiques de contrôle et de transparence, la corruption est certainement plus facile.
La corruption est aujourd’hui une source de graves préoccupations, du fait qu’elle est liée aussi au trafic de stupéfiants, au blanchiment d’argent sale, au commerce illicite des armes et à d’autres formes de criminalité.
4. Si la corruption est un dommage grave au point de vue matériel, et un coût énorme pour la croissance économique, encore plus négatifs sont ses effets sur les biens immatériels, plus étroitement liés à la dimension qualitative et humaine de la vie sociale. La corruption politique, ainsi que l’enseigne le Compendium de la doctrine sociale de l’Eglise, « compromet le fonctionnement correct de l’Etat, en influant négativement sur le rapport entre les gouvernants et les gouvernés; elle introduit une méfiance croissante à l’égard des institutions publiques en causant une désaffection progressive des citoyens vis-à-vis de la politique et de ses représentants, ce qui entraîne l’affaiblissement des institutions » (nº 411).
Il existe des liens très nets et prouvés dans la pratique entre la corruption et le manque de culture, entre la corruption et les limites de fonctionnalité du système institutionnel, entre la corruption et l’index de développement humain, entre la corruption et les injustices sociales. Il ne s’agit pas seulement d’un processus qui affaiblit le système économique: la corruption empêche aussi la promotion de la personne et rend les sociétés moins justes et moins ouvertes.
5. L’Eglise considère la corruption comme un fait très grave de déformation du système politique. Le Compendium de la doctrine sociale de l’Eglise la stigmatise ainsi: « La corruption déforme à la racine le rôle des institutions représentatives, car elle les utilise comme un terrain d’échange politique entre requêtes clientélistes et prestations des gouvernants. De la sorte, les choix politiques favorisent les objectifs restreints de ceux qui possèdent les moyens de les influencer et empêchent la réalisation du bien commun de tous les citoyens » (nº 411). La corruption se situe « parmi les causes qui concourent le plus à déterminer le sous-développement et la pauvreté » (nº 447) et elle est aussi présente parfois au sein des processus mêmes d’aide aux pays pauvres.
La corruption prive les peuples d’un bien commun fondamental, à savoir la légalité: respect des règles, fonctionnement correct des institutions économ
iques et politiques, transparence. Le bien de la légalité est un bien commun authentique, qui a une destination universelle. En effet, il est une des clefs du développement, du fait qu’il permet d’établir des rapports corrects entre société, économie et politique, et qu’il structure le cadre de la confiance dans lequel s’inscrit l’activité économique. En tant que « bien commun », il doit être promu de façon appropriée par tous, car tous les peuples y ont droit. Parmi tout ce qui est dû à l’homme en tant qu’homme, se trouve justement aussi la légalité. La pratique et la culture de la corruption doivent être remplacées par la pratique et la culture de la légalité.
6. Dans la lutte contre la corruption, il faut considérer comme un processus positif le passage de sociétés autoritaires à sociétés démocratiques, de sociétés fermées à sociétés ouvertes, de sociétés verticales à sociétés horizontales, de sociétés centralistes à sociétés participatives. Mais il n’est pas garanti que ces passages soient automatiquement positifs. Il faut faire très attention à ce que l’ouverture ne sape pas la solidité des convictions morales, et que la pluralité n’entrave pas les liens sociaux. Dans l’anomie de nombreuses sociétés avancées se cache un fort danger de corruption, tout comme dans la rigidité de beaucoup de sociétés archaïques. D’une part, on peut constater comment la corruption est favorisée dans les sociétés fortement structurées, rigides et fermées, parfois même autoritaires aussi bien à l’intérieur d’elles- mêmes qu’envers l’extérieur, car il y est plus difficile d’avoir connaissance de ce phénomène: en absence de transparence et d’un véritable Etat de droit, corrupteurs et corrompus peuvent rester cachés et même protégés. La corruption peut aller de l’avant du fait qu’elle peut compter sur une situation de stabilité. D’autre part, toutefois, on peut facilement remarquer comment des dangers se cachent aussi dans les sociétés beaucoup plus flexibles et mobiles, avec des structures souples et des institutions démocratiques ouvertes et libres. Le pluralisme excessif peut miner le consensus éthique des citoyens. La confusion des styles de vie peut affaiblir le jugement moral sur la corruption. La disparition des limites internes et externes de ces sociétés peut faciliter l’exportation de la corruption.
7. Pour éviter de tels dangers, la doctrine sociale de l’Eglise propose le concept d’« écologie humaine » (« Centesimus annus », 38), lequel est apte aussi à orienter la lutte contre la corruption. Les attitudes de corruption ne peuvent être comprises de façon adéquate que si elles sont considérées comme le fruit de déchirements dans l’écologie humaine. Si la famille n’est pas mise en condition de pouvoir remplir son rôle éducatif, si des lois contraires au bien authentique de l’homme — comme celles opposées à la vie — nuisent à l’éducation des citoyens à propos de ce qu’est le bien, si la justice ne procède qu’avec trop de lenteur, si la moralité de base est affaiblie par la tolérance de la transgression, si les conditions de vie sont détériorées, si l’école n’accueille ni n’émancipe, alors il n’est pas possible de garantir cette « écologie humaine » dont l’absence favorise ensuite le phénomène de la corruption. En effet, il ne faut pas oublier que la corruption implique un ensemble de relations, de complicité, d’obscurcissements de la conscience, de chantages et de menaces, de pactes tacites et de connivences qui, avant même les structures, mettent en cause les personnes et leur conscience morale. C’est là que se situent, avec toute l’importance qui est la leur, l’éducation et la formation morale des citoyens, ainsi que la tâche de l’Eglise qui, présente avec ses communautés, ses institutions, ses mouvements, ses associations et ses fidèles dans toutes les couches de la société d’aujourd’hui, peut jouer un rôle toujours plus important dans la prévention de la corruption. L’Eglise peut cultiver et promouvoir les ressources morales qui aident à construire une « écologie humaine » où la corruption ne puisse trouver un habitat favorable.
8. La doctrine sociale de l’Eglise engage sur le front de la lutte contre la corruption tous ses principes fondamentaux d’orientation, qu’elle propose comme des indications de comportement personnel et collectif. Ce sont la dignité de la personne humaine, le bien commun, la solidarité, la subsidiarité, l’option préférentielle pour les pauvres et la destination universelle des biens. La corruption est en contraste radical avec tous ces principes. Elle exploite la personne humaine en l’utilisant avec mépris pour des intérêts égoïstes. Elle empêche la réalisation du bien commun du fait qu’elle lui oppose des critères d’individualisme, de cynisme égoïste et d’intérêts partisans illicites. Elle contredit la solidarité, parce qu’elle produit injustice et pauvreté; et la subsidiarité, parce qu’elle ne respecte pas les différents rôles sociaux et institutionnels, mais qu’elle les corrompt. Elle s’oppose aussi à l’option préférentielle pour les pauvres, en empêchant que parviennent correctement à ceux-ci les ressources qui leur sont destinées. Enfin, elle est en contradiction avec la destination universelle des biens, car, comme on l’a vu précédemment, le bien de la légalité aussi est un bien de l’homme et pour l’homme, qui est destiné à tous.
L’ensemble de la doctrine sociale de l’Eglise propose une vision des rapports sociaux en contraste absolu avec la pratique de la corruption. D’où la gravité du phénomène et le jugement fortement négatif qu’en donne l’Eglise. D’où, aussi, la grande ressource que l’Eglise met en oeuvre pour lutter contre la corruption: la totalité de sa doctrine sociale et le travail de tous ceux qui s’en inspirent.
9. La lutte contre la corruption exige que se développent la conviction — à travers le consensus accordé aux évidences morales — et la conscience que par cette lutte s’obtiennent d’importants avantages sociaux, comme l’enseigne « Centesimus annus »: « L’homme tend vers le bien, mais il est aussi capable de mal; il peut transcender son intérêt immédiat et pourtant lui rester lié. L’ordre social sera d’autant plus ferme qu’il tiendra davantage compte de ce fait et qu’il n’opposera pas l’intérêt personnel à celui de la société dans son ensemble, mais qu’il cherchera plutôt comment assurer leur fructueuse coordination » (nº 25). Il s’agit d’un critère réaliste très efficace. Il nous dit de miser sur les comportements vertueux de l’homme, mais aussi de les encourager; de penser que la lutte contre la corruption est une valeur, mais aussi un besoin; que la corruption est un mal, mais aussi un coût; que le refus de la corruption est un bien, mais aussi un avantage; que l’abandon de pratiques corrompues peut engendrer le développement et le bien-être; que les comportements honnêtes doivent être encouragés, et les comportements malhonnêtes punis. Pour lutter contre la corruption, il est très important que les responsabilités d’actes illicites soient mises en lumière et que les coupables soient punis selon des modalités de réparation d’un comportement socialement responsable. Il est aussi important que soient récompensés les pays ou groupes économiques qui opèrent suivant un code éthique ne tolérant pas les attitudes de corruption.
10. Au plan international, la lutte contre la corruption exige d’agir pour accroître la transparence des transactions économiques et financières et pour harmoniser ou uniformiser dans les différents pays la législation en la matière. Actuellement, il est facile d’occulter les fonds provenant de la corruption et de gouvernements corrompus, qui réussissent aisément à exporter d’importants capitaux, grâce à plusieurs formes de complicité.
Etant donné que le crime organisé ne connaît pas de frontières, il est nécessaire aussi de développer la collaboration internationale entre les gouver
nements, au moins dans le domaine juridique et en matière d’extradition. Il est très important que soient ratifiées les conventions contre la corruption et il est souhaitable qu’augmente le nombre des pays signataires de la convention ONU. Il reste aussi à affronter le problème de l’application même des conventions, étant donné que, pour des raisons politiques, elles n’ont aucun suivi à l’intérieur de nombreux pays, y compris les pays signataires. Il faut en outre qu’au niveau international un accord soit trouvé sur les procédures de confiscation et de récupération des biens acquis de façon illégitime, alors qu’aujourd’hui les normes réglant ces procédures ne s’appliquent qu’au sein de chaque nation.
Nombreux sont ceux qui souhaitent la constitution d’une autorité internationale contre la corruption, qui jouisse d’une capacité d’action autonome, en collaboration aussi avec les Etats, et capable de vérifier les délits de corruption internationale et de les punir. A cette fin, il peut être utile d’appliquer le principe de subsidiarité aux différents niveaux d’autorité, dans le cadre de la lutte contre la corruption.
11. Une attention particulière doit être portée aux pays pauvres. Ceux-ci doivent être aidés, comme déclaré précédemment, là où se manifestent des carences au niveau législatif et où il n’existe pas encore d’institutions juridiques pour lutter contre la corruption. Une collaboration bilatérale ou multilatérale dans le secteur de la justice – pour l’amélioration du système carcéral, l’acquisition de compétences investigatrices, l’indépendance structurelle de la magistrature à l’égard des gouvernements – est très utile et doit faire partie intégrante de l’aide au développement.
La corruption dans les pays en voie de développement est parfois l’oeuvre de compagnies occidentales ou même d’organismes étatiques ou internationaux, ou encore l’initiative d’oligarchies locales corrompues. Ce n’est qu’avec une attitude cohérente et disciplinée des pays riches qu’il sera possible d’aider les gouvernements des pays pauvres à acquérir crédibilité. A cet effet, il est souhaitable de promouvoir dans ces pays la démocratie et une presse libre et vigilante, et de renforcer les capacités de la société civile. Des programmes spécifiques, pays par pays, préparés par les organismes internationaux, peuvent obtenir de bons résultats dans ce domaine.
Les églises locales sont fortement engagées dans la formation d’une conscience civile et dans l’éducation des citoyens à une démocratie authentique: les Conférences épiscopales de nombreux pays sont souvent intervenues contre la corruption et pour promouvoir une vie en commun gouvernée par la loi. Les églises locales aussi devraient collaborer valablement avec les organismes internationaux dans la lutte contre la corruption.
Cité du Vatican, le 21 septembre 2006, fête de Saint Mathieu, apôtre et évangéliste
Renato Raffaele Card. Martino
Président
+ Giampaolo Crepaldi
Secrétaire
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1 Président du Conseil Pontifical « Justice et Paix » et du Conseil Pontifical pour la Pastorale des Migrants et des Personnes en Déplacement.
2 Directeur exécutif de l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC).
3 Président de la Commission Anti-corruption de la Chambre de Commerce Internationale (CCI).
4 Directeur de l’Unité de Recherches Internationales sur les Services Publics (PSIRU), Business School, Université de Greenwich.
5 Kennedy School of Government, Université de Harvard.
6 Conseillère spéciale pour la lutte contre la corruption et le blanchiment de l’argent, Norvège.
7 Directeur des Programmes Internationaux de Transparency International.
8 Président de la Banque Mondiale.
9 Secrétaire du Conseil Pontifical « Justice et Paix ».
[Texte original: Français]