« Parole de Dieu et unité de l'Église », par le cardinal Walter Kasper (4)

ROME, lundi 24 janvier 2005 (ZENIT.org) – Nous publions ci-dessous la cinquième partie de la conférence que le cardinal Walter Kasper, président du Conseil pontifical pour l’Unité des chrétiens a donnée le 17 janvier à Neuilly sur Seine, en région parisienne, sur le thème : « Parole de Dieu et unité de l’Église ». Pour les parties précédentes cf. Zenit, 20, 21, et 23 janvier.

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V. Écoute ecclésiale de la Parole de Dieu

Le point où nous sommes arrivé devient immédiatement un point de départ pour des questions nouvelles. Comment trouver l’unité dans l’Église et comment doit-on comprendre cette unité ? Évidemment pas comme un système ni comme une somme. La Parole de Dieu a été donnée plusieurs fois et de bien des manières tout au long de l’histoire (He 1,1) ; nous la rencontrons de diverses manières aujourd’hui également ; elle reflète de façon tant diachronique que synchronique la sagesse multiple de Dieu (Ep 3,10). Dans la Bible nous trouvons l’unique Parole de Dieu dans de multiples paroles qui se contredisent parfois, l’unique livre de l’Écriture en de nombreux écrits différents, au total 79, et l’unique Évangile en quatre Évangiles dont la rédaction reflète des théologies différentes. Une harmonisation des Évangiles, tentée au 2ème siècle par Tatien dans son « Diatessaron », s’était déjà alors révélée impossible.

L’Écriture est née au cours d’un processus de transmission compliqué et, dans sa forme canonique actuelle, elle est un produit de la Tradition. Le canon de l’Écriture résulte d’une patiente écoute réciproque et d’un échange d’expériences de foi vécues par la communauté des fidèles à l’écoute des différents témoignages de foi durant les célébrations liturgiques. La pluralité et la proximité dans un seul et même canon peuvent être décrites comme dialogue « coagulé » et « consolidé ».

D’autre part par le canon de la Bible , la Parole de Dieu n’est évidemment pas comme figée dans un livre ; Parole de Dieu vivante, elle était présente tout au long de l’histoire de l’Église. Ainsi, on sait aujourd’hui que l’Écriture ne peut pas être séparée de la Tradition et qu’on ne peut pas délibérément les opposer l’une à l’autre. La Tradition au sens théologique c’est la Parole die Dieu toujours vivante et actuelle dans l’Élise. On ne peut donc pas survoler 2000 ans et reporter le texte biblique dans le présent sans tenir compte de l’histoire de sa tradition et ça veut dire de son interprétation et actualisation au cours de l’histoire. Cette constatation a été confirmée par la nouvelle herméneutique – et je ne mentionnerai que les noms de Hans Georg Gadamer et de Paul Ricœur.

Entre temps, les idées de ce genre ont amené de nombreux biblistes à modifier l’orientation de leur pensée. L’unité de l’Écriture, de même que celle de la Tradition, n’est pas conçue comme un système abstrait, mais comme un processus de transmission, dans lequel Tradition et interprétation sont étroitement liées. Dans ce sens, depuis quelque temps, une exégèse de l’unique Bible, orientée sur le canon, est de nouveau d’actualité. On pourrait dire également que l’unité de l’Écriture, comme celle de la Tradition, est l’unité d’un processus de dialogue qui, au fond, reste uni du fait que c’est le Dieu unique qui parle avec son Église et qui sans cesse engage la chrétienté et les théologiens, toutes deux souvent incurablement litigieuses, à dialoguer entre elles également. C’est exactement ce qui advient dans le dialogue œcuménique, où par l’impulsion de l’Esprit Saint les Églises et communautés séparées commencent à dialoguer et communiquer de nouveau.

Ce point de vue d’une unité de dialogue nous ramène de manière surprenante à l’exégèse scripturaire des Pères. Je suis convaincu que le renouvellement de leur exégèse peut nous aider pour trouver une réponse à nos problèmes théologiques et pastorales. Il faut seulement surmonter d’abord nos préjugés. Les Pères de l’Église ne raisonnent pas à partir de théories empruntées à l’extérieur et appliquées à la Parole de Dieu, mais de ce qu’est et de ce que veut la Parole de Dieu elle-même. Leur point de départ pour sauvegarder l’unité de l’Écriture est que le même Dieu un a parlé avec un grand nombre de paroles, en des temps différents à des hommes différents. C’est donc le Dieu un qui garantit l’unité de l’Écriture. C’est un seul et même Dieu qui a parlé dans l’Ancien et dans le Nouveau Testament. Par conséquence les Pères opposaient à la rupture de l’unité de l’Écriture par Marcion le monothéisme biblique.

Le Nouveau Testament, avec l’exégèse typologique (Ac 7,44 ; Rm 5, 14 ; 1 Co 10, 6 ; Col 2, 17 ; He 8,5), a lui-même jeté les bases de cette conception de l’unité de l’Écriture. Chez les Pères de l’Église elle devint le point de départ de leur herméneutique. Augustin a énoncé le principe fondamental en termes classiques : le Nouveau Testament est caché dans l’Ancien, l’Ancien est révélé dans le Nouveau. Nous ne pouvons pas comprendre l’un Testament sans l’autre, et pour cette raison dans la liturgie dominicale à la lecture du Nouveau Testament corresponde la lecture du l’Ancien Testament.

Par la suite, la défense de l’unité de l’Ancien et du Nouveau Testament devenait une tâche et un défi contre la théologie libérale au XIXe siècle et contre l’antisémitisme nazi au XXe siècle. Lorsque, après la tragédie de la shoah et après bien des siècles, le dialogue avec le judaïsme a repris sur l’initiative du Concile Vatican II (Nostra Aetate, 4), la continuité dans la discontinuité de l’Ancien et du Nouveau Testament est devenue de nouveau essentielle pour la redécouverte de l’idée biblique de l’unité de l’Église comprenant le juif et le païen (Ep 2,11-22), un thème que nous sommes loin d’avoir épuisé et qui a pourtant une importance fondamentale pour l’unité de l’Église.

L’unité dans la diversité de l’Ancien et du Nouveau Testament conduit à l’interprétation christologique. Car Jésus Christ est la véritable nouveauté du Nouveau Testament. Il résume et intègre toute l’histoire de la révélation. En lui la Parole de Dieu incarnée est apparue dans sa plénitude, définitivement et de manière insurpassable dans l’histoire (Jn 1,14). Qui ne trouve pas le Christ dans l’Écriture n’y trouve rien. Ce point central fait la lumière sur tout l’Ancien et tout le Nouveau Testament, en particulier sur les passages difficiles à interpréter. Ce n’est qu’à partir de lui et pour lui que l’Écriture, ainsi que la Tradition, deviennent une structure cohérente et harmonieuse, et c’est ce que le Concile Vatican II voulait exprimer en parlant d’une hiérarchie des vérités (UR 11).

Sur ce point les exégèses scripturaires catholique et protestante concordent. Pour Luther également, Jésus Christ est la clé de toute l’Écriture. L’Ancien comme le Nouveau Testaments doivent être interprétés à partir de cet élément christologique central et par rapport à lui. Mais ici apparaissent également des différences entre les positions catholique et protestante. La position catholique ne peut pas concevoir Jésus Christ séparé de l’Église dont il est le chef, mais uniquement par rapport à son corps qui est l’Église. Nous entendons le « solus Christus » luthérien dans le sens du « totus Christus » augustinien, du Christ tout entier, chef et membres.

Cela ne signifie pas que Jésus Christ est mis au niveau de l’Église ni qu’il est absorbé par elle. L’Église n’est pas le Christ élargi , mais le Christ qui continue de vivre dans son Église. Comme chef de l’Église, il reste le Seigneur de l’Église et l’Église a le devoir de l’écouter et le servir. Alors que Jésus Christ était saint et n’a pas connu le péché, l’Église a des pécheurs dans son sein et laisse souvent apparaître des structures de péché. « L’Église … qui est sainte et, en même temps, doit toujours être purifiée, recherche sans cesse la pénitence et le renouvellement » (LG 8). Pour cette raison, elle doit toujours distinguer de manière critique entre la Tradition qui est une et les nom
breuses traditions.

À l’ interprétation typologique et christologique s’ajoute finalement l’interprétation eschatologique. Dans l’Église, le Royaume de Dieu est déjà présent, bien que de manière mystérieuse ; l’Église n’est cependant pas encore le Royaume de Dieu accompli, elle l’attend encore dans l’espérance et la vigilance. Elle ne le voit pas encore mais elle le discerne comme dans un miroir et avec des linéaments confus (1 Co 13,12). Dans la Parole de Dieu également nous n’avons « pour ainsi dire que les linéaments des choses futures ». La Parole de Dieu anticipe ainsi l’accomplissement eschatologique, le rassemblement eschatologique des peuples et la rencontre eschatologique avec le premier peuple de l’alliance. Dans cette exégèse eschatologique, la Parole de Dieu est porteuse d’une espérance d’unité et de paix dont le monde d’aujourd’hui a particulièrement besoin. Elle devient parole et promesse de paix.

Cette perspective de l’histoire christologique et eschatologique du salut, a en quelque sorte comme conséquence logique la doctrine traditionnelle d’un triple ou quadruple sens de l’Écriture. Cette doctrine procède du sens historique littéral ; celui-ci en est le fondement indispensable ; mais à partir de ce fondement, l’exégèse des Pères cherche à extraire du contexte général de l’Écriture les dimensions christologique, ecclésiologique et eschatologique de sa nature profonde. Cette doctrine a un sens tout à fait pratique. Elle m’a déjà souvent aidé moi-même à structurer mes sermons dominicaux et à expliquer par exemple un récit synoptique des miracles, d’abord dans son déroulement historique, ensuite du point de vue christologique, en parlant de Jésus Christ comme du médecin qui guérit les blessures de l’humanité, du caractère – pour ainsi dire – thérapeutique des sacrements de l’Église, et enfin de l’espérance eschatologique que, pour finir, toutes les larmes seront essuyées et qu’il n’y aura plus ni deuil, ni cri, ni souffrance (Ap 21, 4).

Cette doctrine d’un triple ou quadruple sens n’est naturellement pas une recette qui résout d’un seul coup tous les problèmes. Il reste à faire le difficile travail d’exégèse dont parlent déjà la deuxième Épître de Pierre et les Pères de l’Église, et auquel il est difficile de se soustraire. Au même temps la deuxième Épître de Pierre indique la réponse à dette difficulté ; elle met en garde contre toute exégèse arbitraire de l’Écriture (2 P 1,21). La Bible est un livre de l’Église ; elle a été écrite pour des communautés, elle est lue dans l’assemblée des fidèle, elle est partagée avec d’autres communautés et reçue par celles-ci ; c’est ainsi qu’à travers un processus compliqué s’est finalement formé le canon de l’Écriture Sainte.

La Parole de Dieu dans la Bible appartient à tous ; en conséquence elle doit être interprétée avec le consentement de tous. Dans l’écoute de l’Écriture, il s’agit toujours d’entendre également tous ceux qui s’occupent eux aussi de l’exégèse, et ce qu’ont entendu les autres à côté de nous et avant nous. L’unité de l’Église est finalement un rapport de dialogue, diachronique avec la Tradition et synchronique avec tous ceux qui, du fait de leurs diverses attributions et de leurs différentes compétences officielles et professionnelles, veillent à ce que la Parole de Dieu soit correctement annoncée et reçue.

Dans cette exégèse, le pouvoir de l’apôtre et des pasteurs établis par l’Esprit-Saint, joue dès le début un rôle important (Ac 20,28). « Qui vous écoute m’écoute » (Lc 10,16 ; cf. 1Co 16,16 ; He 13,17 ; 1 P 5,5). Une correcte interprétation de la Parole de Dieu ne peut être que le résultat d’une communication ouverte à laquelle tous ont une part, bien que dans une forme différente : le témoignage du magistère ecclésial comme celui des laïcs et des théologiens, le témoignage des saints comme celui des gens simples et principalement de la liturgie, mais aussi de l’art religieux et de la prophétie du monde extérieur. Il s’agit d’une écoute catholique de la Parole de Dieu au sens originel du terme.

Ces différentes instances de témoignage ont chacune leur importance spécifique et l’une ne peut se substituer à l’autre ni l’évincer ; ainsi, par exemple, la théologie ne peut pas prendre la place du magistère, mais inversement, le magistère ne peut pas non plus ignorer ce qu’une théologie sérieuse et des croyants laïques ont à dire. La définition magistérielle énonce une doctrine obligatoire pour tous, mais elle ne met pas purement et simplement un point final à toute discussion. Car chaque définition est sujette à réception, et celle-ci, de son côté, n’est pas une répétition passive mais un processus actif guidé par l’Esprit.

L’unité de ce processus de dialogue n’est pas établie par l’autorité seulement. J. A. Möhler a dit que le Christ n’a pas purement et simplement donné à ses disciples « l’ordre d’être unis ». L’unité est œuvre de l’Esprit-Saint. Tout comme la parole naturelle qui ne peut être entendue que portée par le souffle et l’haleine, de même la Parole de Dieu ne peut être perçue que dans l’Esprit-Saint et par l’Esprit-Saint qui est un Esprit d’unité. L’unité de l’Église est une réalité spirituelle.

J. A. Möhler a exprimé cette idée de la chose commune en des termes bien connus : « Mais dans la vie ecclésiale deux extrêmes sont possibles, et tous deux s’appellent égoïsme ; c’est lorsque chacun ou lorsqu’un seul veut être tout ; dans le deuxième cas, le lien qui unit est si étroit et l’amour si brûlant qu’on finit par étouffer ; dans le premier cas, tout croule et il fait si froid qu’on en meurt ; un des égoïsmes engendre l’autre ; mais nul ni chacun ne doit vouloir être tout ; ce n’est que tous ensemble que l’on peut être tout, et l’unité de tous ne peut être qu’un tout. C’est l’idée de l’Église catholique ».

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ZENIT Staff

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