Cette déclaration est à la fois l’une des plus contestées par le mouvement défendant la « tradition » et pire encore interprétée par le mouvement prônant le « progressisme ». Tandis que le premier risque d’enfoncer la pastorale dans un fixisme stérile, l’autre la conduit au seuil du relativisme qui conduit à la débâcle. Quelle fut l’intention des Pères conciliaires ?
Les relations dans l’histoire
L’histoire nous enseigne que l’Église s’est toujours préoccupée des religions non chrétiennes. D’abord pour les combattre et en limiter l’influence, en convertissant au christianisme leurs adhérents. On a pu le voir à travers les polémiques des Pères de l’Église contre les païens et aussi les juifs. Ces controverses étaient d’autant plus dures que du côté païen comme chez les chrétiens l’organisation des sociétés civile et religieuse étaient liées. Pour les juifs, il s’agissait de se faire tolérer dans la chrétienté qui leur reprochait les deux cents ans de persécution romaine. Avec l’islam ce fut constamment la guerre ou des paix armées pleines de méfiance. Songeons à ce que fut en réalité l’alliance franco-turque de l’Ancien Régime.
Les deux guerres mondiales et la décolonisation ont posé le problème autrement. En 1965, date de rédaction de ce texte, on ne pensait pas que la religion fût encore un motif sérieux d’affrontement. En ce qui concerne la France, par exemple, on niait son rôle dans la guerre d’indépendance de l’Algérie. Les musulmans qui vivaient en France ne posaient pas de problèmes.
André Chouraqui et le père Jean Daniélou qui s’étaient connus pendant le Concile prirent l’initiative de fonder la Fraternité d’Abraham le 7 juin 1967 à la Grande mosquée de Paris. L’écrivain Jacques Nantet en devint le premier président, soutenu par le père Michel Riquet, Hamza Boubakeur, Jacob Kaplan, grand rabbin de France, Maurice Feltin, cardinal archevêque de Paris et Jean Courvoisier, président de la Fédération protestante de France.
L’Amitié judéo-chrétienne, fondée en 1948 par Jules Isaac et Edmond Fleg suite à la conférence tenue à Seelisberg en Suisse, connut après le Concile une plus grande audience. En effet, dès 1960, Jean XXIII avait rencontré Jules Isaac et avait promis que le Concile s’occuperait de la place particulière à donner au judaïsme dans le dialogue interreligieux.
Origine et nature des dialogues fraternels
On peut considérer que le texte que nous allons commenter a été le résultat d’échanges interreligieux, aussi importants que l’activité œcuménique. J’ai participé à plusieurs de ces réunions des deux associations sus nommées et ai bien connu la très grande majorité des dirigeants. Je puis attester qu’il n’y avait là aucune tentation de relativisme ou de syncrétisme doctrinal. Souvenons-nous de ces grands témoins religieux que furent Riquet, Daniélou et Kaplan ou Hamza Boubakeur. Ils n’ont jamais dit, parce qu’ils ne le croyaient pas, que toutes les religions se valaient. Ils fondaient leur désir de dialogue et de paix sur leur conviction commune de l’origine divine de l’homme et de sa finalité, le retour à Dieu son Créateur. Leur foi en la toute-puissance divine ménageant le libre-arbitre humain les poussait à préférer comprendre ce qu’était le chemin suivi par l’autre, plutôt qu’à prouver quel était le meilleur.
D’autres lieux que la Fraternité d’Abraham et l’Amitié judéo-chrétienne se prêtaient à ces discussions et ils étaient parties prenantes. Mais ils estimaient qu’après ce qui avait été vécu lors du dernier conflit mondial, il fallait des aires de repos et d’amitié fraternelle pour panser les plaies. Ces hommes étaient de conviction et de grande fermeté doctrinale. C’était d’ailleurs l’intérêt de semblables réunions que de fréquenter des croyants sûrs de leur foi et particulièrement brillants pour l’expliquer. Nous pensons à Jacques Madaule, Jacques Nantet, le grand rabbin Kaplan et le père Michel Riquet. Ce dernier devint un ami et ne loupa jamais une occasion de me rappeler, et plus souvent de m’apprendre, telle ou telle décision du Concile de Trente. Car en 1967, je n’étais qu’un jeune pasteur luthérien stagiaire qui ne serait ordonné que le 5 mai 1968, le dimanche Cantate.
- 1. Préambule
Il faut remarquer que le texte du préambule de Nostra ætate évoque la communauté formée par tous les peuples qui a Dieu comme origine et comme fin. Le texte renvoie au discours d’évangélisation de l’apôtre Paul à l’Aréopage d’Athènes (Actes des Apôtres 17, 26). Son point de départ est bien un monument païen, l’autel au dieu inconnu (v. 23). Néanmoins, notre orateur a commencé par dire qu’il trouvait les habitants de la ville « trop religieux » : il faut sans doute comprendre « superstitieux » (v. 22). Pour capter leur attention, il leur fait alors la légère concession de prendre en compte un élément de leur environnement religieux. Mais il dit immédiatement que le Dieu dont il parle a créé tous les peuples, ce que certains pouvaient admettre. Et cela ne l’empêchera pas de conclure sur le plus difficile en un tel milieu : la résurrection des morts, la grande vérité chrétienne.
Ce renvoi à la méthode pédagogique de Paul ne doit jamais être oublié quand on lit Nostra ætate. Remarquer « ce qui est vrai et saint dans d’autres religions », doit toujours trouver sa conclusion dans la résurrection des morts obtenue par le sacrifice du Christ. Et, toujours en nous référant à Paul, pensons au tout début de l’épître aux Romains. Ce texte rassemble les éléments les plus importants de la doctrine chrétienne et fait ressortir leur spécificité. L’apôtre n’hésite pas à écrire à propos des païens : « … ce que l’on peut connaître de Dieu est pour eux manifeste. En effet, depuis la création du monde, ses perfections invisibles, éternelle puissance et divinité, sont visibles dans ses œuvres pour l’intelligence… » (Lettre aux Romains 1, 19-20).
Enfin, ce paragraphe s’achève par un résumé des questions que les hommes se posent aux travers des différentes religions. On constate à l’évidence des points communs, ce qui montre que l’homme est un être religieux. Il était important pour le Concile de le rappeler face à un monde qui cultivait la pensée matérialiste. Il voulait ainsi laisser entendre que l’interrogation religieuse est consubstantielle à l’humanité, au point qu’il y ait ressemblance dans les questionnements. Et de montrer qu’il est nécessaire que les hommes puissent pratiquer une religion. L’affrontement violent entre les hommes ne constitue pas sa fatalité.
Le célèbre vers du philosophe latin Lucrèce, du premier siècle av. J.C., « Tantum religio potuit suadere malorum » (tant la religion a pu conseiller de crimes), avait toujours du succès en 1965, comme aujourd’hui d’ailleurs. C’est au lycée que j’avais lu ce texte qui conclut le terrible récit du sacrifice d’Iphigénie dans le De natura rerum (De la nature des choses). Cela avait donné lieu, comme toujours aujourd’hui, à de grandes discussions. La « pensée » contemporaine en a fait un slogan. Coupé de ses références philosophiques épicuriennes, il demeure une arme anti-religieuse. Le Concile ouvre une porte pour la désamorcer, sans pour autant tomber dans le syncrétisme ou le relativisme. Il ne les présente d’ailleurs à aucun moment comme moyens d’éviter des tensions à cause de la diversité des opinions religieuses.
- 2. Les diverses religions non chrétiennes
Ici, Nostra ætate se voit prendre au sérieux la profondeur voire la pertinence de réponses ou encore de réflexions non chrétiennes. Le Concile ne hisse pas pour autant ces dernières à la hauteur de ce qui nous est donné dans notre Révélation. C’est plus simplement commencer à comprendre l’immensité de la sagesse et de la puissance de Dieu au travers de l’homme, son image dans la Création. La tolérance et le respect d’autres croyances ne sont pas d’abord fondés sur ce qu’elles peuvent contenir de vrai, mais sur le simple fait qu’elles ont du prix aux yeux d’autres êtres humains, nos frères, images de Dieu comme nous. Notre charité envers eux devant toujours être porteuse de vérité ne nous condamne donc pas à les laisser dans l’erreur « pour ne pas leur faire de peine ». Elle nous incite bien au contraire à rechercher, dans les étincelles de vérité que Dieu a bien voulu leur laisser, ce qui peut nous permettre de les diriger vers plus de lumière. Comme Paul, à Athènes, le fit avec l’autel au dieu inconnu !
Cela dit, Dieu seul peut élever et enseigner en humiliant ! Il est très rare qu’il en aille ainsi pour l’homme vis à vis de ses semblables. Des non-chrétiens, attachés à une religion, seront plus sensibles à un témoignage rendu à la foi chrétienne qui se dispense de tourner leurs croyances en dérision. Ils reconnaissent « qu’ils s’efforcent d’aller, de façons diverses, au devant de l’inquiétude du cœur humain en proposant des voies, c’est à dire des doctrines, des règles de vie et des rites sacrés ».
« Ce qui est vrai et saint dans ces (autres) religions »
Il faut donc bien comprendre le sens de la phrase qui suit : « L’Église catholique ne rejette rien de ce qui est vrai et saint dans ces religions ». Elle constitue bien une ouverture. Et certains n’ont voulu y voir que cela, alors qu’elle comporte deux rigoureuses restrictions, à savoir le recours aux critères de vérité et de sainteté. Ces deux mots, en grec ou en hébreu dans la Bible sont pratiquement complémentaires, dans la mesure où ils font partie de l’être même de Dieu. Par exemple, Jésus se définit lui-même même comme la vérité, et est souvent qualifié de vrai. Il est appelé le « Saint de Dieu » par les démons, qui s’y connaissent ! Saint, en hébreu kadosch, et hagios en grec, évoquent une consécration, une mise à part, dont la perfection se trouve en Dieu même.
Certes, le Concile affirme que « l’Église catholique ne rejette rien de ce qui est vrai et saint dans ces religions ». Mais cela ne peut porter que sur des éléments souffrant une comparaison avec la vérité et la sainteté du Dieu de la révélation biblique. Il s’agit donc en définitive de très peu d’éléments, à y regarder de près. Et le texte rajoute que ceux-ci « diffèrent en beaucoup de points de ce qu’elle même tient et propose ». Quel est alors, selon le Concile, leur apport à la quête de la vérité religieuse ? « Un rayon de vérité qui illumine tous les hommes » ! Ce n’est pas mal, mais c’est bien peu à côté de ce que « l’Église est tenue d’annoncer sans cesse, le Christ qui est “la voie, la vérité et la vie” (Évangile selon saint Jean 14, 6), dans lequel les hommes doivent trouver la plénitude de la vie religieuse, et dans lequel Dieu s’est réconcilié toutes choses ».
Il est évident, en lisant ces lignes, que la supériorité de l’Église catholique est affirmée sans contestation possible. Elle seule peut donner ce que les autres sont dans l’impossibilité d’accomplir. Il est tout aussi clair qu’en exhortant ses enfants « à agir avec prudence et charité dans le dialogue et à témoigner de la foi et de la vie chrétienne » le Concile demande de reconnaître et de préserver les valeurs spirituelles des non-chrétiens pour les faire progresser. Mais ce progrès, pour être réel, et si l’on y réfléchit bien, ne peut diriger que vers ce qui est supérieur, la foi catholique. Cela a été précisé quelques lignes plus haut. Il ne peut s’agir en aucun cas de progresser dans ce qui n’est pas chrétien. Il se limite ainsi à « un rayon de vérité », alors que par l’interlocuteur qu’il lui envoie, Dieu fait la grâce au non-chrétien de mettre à sa disposition, la vérité tout entière : Jésus-Christ.