« Paul VI à l’ONU : quand discuter avec le monde devient concret ». C’est le titre de la tribune de L’Osservatore Romano daté du 9 février 2018, qui propose une rétrospective de la visite historique du premier pape au siège de l’Organisation des Nations unies à New-York, le 4 octobre 1965. Un texte signé du jésuite français Joseph Joblin, expert du monde du travail, décédé le 1er février à l’âge de 97 ans. L’Osservatore Romano lui rend ainsi hommage.
Cette visite de Paul VI n’a pas été « un épisode banal, un acte pour distraire la vie des peuples », mais a revêtu « une signification profonde », estime le jésuite. Et de prévenir contre « la grande tentation des chrétiens… de se soustraire au dialogue que le monde attend d’eux, alors qu’il est nécessaire qu’ils y répondent sans faiblesses, pour faire de l’Eglise ‘un signe élevé parmi les nations' ».
Voici notre traduction de cette réflexion, avec l’aimable autorisation du quotidien du Vatican.
Publication de L’Osservatore Romano
L’opinion publique mondiale ne s’est pas trompée en jugeant l’événement, que les moyens audiovisuels ont retransmis à des millions d’hommes, au moment même de son déroulement. L’attitude de l’Albanie et de la Chine, dans cette circonstance, est une sorte de reconnaissance que cette visite n’est pas un épisode banal, un acte pour distraire la vie des peuples, mais revêt une signification profonde. Elle est une reconnaissance que c’est le signe d’une évolution sérieuse dans le monde. Ainsi « Politika», le quotidien yougoslave le plus important, se félicite que le pape ait moins parlé comme « un représentant d’Etat qui a son observateur à l’Onu, que comme le chef d’une des principales Eglises », en mesure de « faire appel à la conscience humaine pour que la guerre soit exclue de la pensée des hommes ».
Ceux qui cherchent à analyser la portée du geste du pape Paul VI ne peuvent s’empêcher de s’interroger. Quelle signification donner à l’écho de sympathie suscité dans le monde par le discours de Manhattan ? Comment expliquer sa résonnance, alors que celui-ci exprime la pensée traditionnelle de l’Eglise sur les questions exposées ? En quoi ce discours est-il un « signe des temps » pour le monde et l’Eglise ? La réponse à ces questions peut se résumer en deux propositions : le discours du Saint-Père est un pas important dans la définition des rapports de l’Eglise et du monde parce qu’il met l’accent sur la signification religieuse de cette présence.
Le souverain pontife s’est placé immédiatement au terme d’une histoire, d’ « une longue histoire ». Il voit dans son passage « l’épilogue d’un laborieux pèlerinage à la recherche d’un colloque (de l’Eglise) avec le monde entier ». Une affirmation qui distingue nettement l’Eglise des autres sociétés civiles visibles. La souveraineté temporelle dont il jouit n’a d’autre but que celui d’assurer la liberté d’exercer sa mission spirituelle, tout en permettant aux nations de ce monde de lui reconnaître un pouvoir désintéressé, objectif parce que détaché de toutes les tensions temporelles qui, presque toujours, conditionnent leur comportement sur la scène internationale.
Il est vrai que l’existence des Etats pontificaux a lourdement pesé sur les relations entre l’Eglise et le monde moderne. C’était le signe d’une époque. Celle-ci évoluant, il fallait que l’Eglise découvre le nouveau contexte qui l’entourait et capte ses mutations constantes, élaborant progressivement, selon les lois-mêmes de la vie, de nouveaux types de relations.
Ce jour couronne trente années d’histoire, une histoire où, avec le pontificat de Pie XII, le nouveau visage de l’Eglise a vraiment commencé à se décliner. Le message de Pie XII, adressé au monde quelques jours avant que n’éclate la seconde guerre mondiale, a quelque chose de prémonitoire, car il fut le seul à plaider, jadis, pour tout ce ce qui serait ensuite devenu un patrimoine commun pour l’humanité : « C’est par la force de la raison et non par la force des armes que la justice fera son chemin (…). Le danger est imminent, mais il est encore temps. Rien n’est perdu avec la paix, tout peut l’être avec la guerre. Que les hommes recommencent à se comprendre, qu’ils recommencent à traiter ».
S’annonçait ainsi la théorie aujourd’hui devenue commune sur les négociations qui se déroulent dans le domaine des institutions internationales, celle de l’accord des volontés, obtenu grâce à une sincère confrontation des idées.
Deux mois plus tard, la Summi Pontificatus devait définir les bases morales du dialogue.
« Cela ne fait aucun doute — écrivait le pape — que la condition préalable et nécessaire de toute vie commune pacifique entre les nations… se trouve dans la confiance mutuelle, dans la prévision et la persuasion d’une réciproque fidélité à la parole donnée … que l’on est disposé à discuter et à ne pas recourir à la force ». Pie XII, parmi les premiers, pensa aussi à la réorganisation de la société internationale. Il se sent responsable, vis-à-vis de l’autorité mondiale, de la dispersion des préjugés, nourris par tant de catholiques entre les deux guerres, relatifs à la société des Nations ou a l’OIT. Dès 1941 son message radio de Noël affirmait la nécessité d’établir « un ordre international qui garantisse à tous les peuples une paix juste et durable, féconde de bien-être et de prospérité ».
Le plus important dans ce texte est le fait que cela ne représente en rien un souhait religieux. Sont traités des questions concrètes, car le pape entend indiquer « dans le brouillard des amphigouris et des rêves de l’heure présente » (Vœux du Saint Collège, 24 décembre 1941) les chemins qui mènent à une organisation pacifique de la vie publique. Il énonce les conditions essentielles : respect de la liberté et de la vie des Etats plus faibles, respect des minorités et de leurs cultures, condamnation de l’injuste main mise sur les richesses naturelles par certaines nations, désarmement, suppression des persécutions. Rappelant que pour le chrétien il n’y a pas de paix qui ne soit pas fondée sur la justice, il réhabilitait les intentions des hommes qui avaient tenté de l’édifier entre les deux guerres et qu’une bien triste conclusion risquait de discréditer. Peut-être que ces hommes n’avaient pas placé cette maxime en tête de la Constitution de l’organisation internationale du travail, fondée par le Traité de Versailles : « Puisqu’une paix universelle et durable ne peut-elle être basée que sur la justice sociale » ? Se révélait ainsi une conformité de pensée entre les chrétiens et les politiques plus éclairés du monde, conférant aux premiers un titre à devenir les principaux collaborateurs de la reconstruction future.
Avant le retour de la paix, les directives concrètes devinrent prédominantes dans les discours de Pie XII. Mettant la lumière chrétienne dans le cœur de l’analyse objective des situations, il a élaboré une conclusion doctrinale sur le comportement du chrétien dans le monde. Il est significatif que tant de personnalités étrangères à l’Eglise, de passage à Rome, éprouvèrent le désir d’écouter la voix du pape et de puiser en lui des solutions à leurs problèmes dans les divers domaines professionnels, culturels, scientifiques, nationaux ou internationaux auxquels ils étaient liés.
Le pontificat de Jean XXIII n’interrompit pas cette évolution. Moins porté, de par son tempérament, à un diagnostic des situations particulières, sa préoccupation fondamentale restait la paix, conçue comme un tout. On sortait, par ailleurs de la guerre froide et il fallait parler en fonction des nouvelles perspectives qui s’ouvraient à l’humanité et donc aux chrétiens. Leur responsabilité vis-à-vis des déséquilibres économiques et sociaux est soulignée dans l’encyclique Mater et magistra.
Mais une société ne peut exister sans ses propres institutions et sans un accord unanime pour les soutenir. Pacem in terris répond à ce problème, montrant aux catholiques qu’ils ne peuvent se laisser aller au scepticisme envers les organismes mondiaux, quelles que soient les difficultés qui doivent être surmontées au début et considérant les importantes mutations relatives, entre autres, à la décolonisation. Bien plus, dans le sillage de son prédécesseur, Jean XXIII montre que le dialogue entre les hommes doit être universel et il fixe les conditions pour cela, traçant ainsi le concept de la coexistence.
Il est clair aujourd’hui qu’aucun des points touchés par Paul VI dans son discours aux Nations unies — approbation des objectifs des Nations unies, nécessité d’une telle organisation, nécessité de son universalité, coexistence des Etats dans la parité, construction de la paix en renonçant à la guerre et promouvant le désarmement, organisation de la solidarité entre les peuples, nécessité de principes spirituels pour soutenir l’édifice des Nations Unies — n’a été négligé par ses prédécesseurs.
L’importance spéciale du discours de Paul VI vient donc de ce qu’il a été prononcé au cours du concile œcuménique et que les évêques réunis à Rome ont été associés activement à cet acte aussi bien avant qu’après son achèvement. Les peuples qui ont senti dans cette étroite union du pape et des cardinaux des cinq continents qui l’entouraient, la première manifestation de la collégialité non seulement au niveau d’une nation mais du monde, ne se sont pas trompés. Ils ont compris que dans cette « difficile démarche » de faire fraterniser les hommes ils n’étaient pas seuls, car l’Église catholique veut, à sa propre échelle « unique et universelle » y apporter son concours. Ils ont compris que cet événement conclut une évolution et, parce qu’accompli en collégialité, celle-ci devenait irréversible.
Plusieurs semaines se sont écoulées depuis ce moment où le monde s’est senti en parfaite harmonie avec l’Eglise. Le voyage du pape à l’ONU appartient déjà au passé et l’actualité s’arrête sur d’autres événements. Il serait légitime de se demander s’il s’agissait seulement d’un événement exceptionnel, au cours duquel a pu se réaliser l’accord entre l’Eglise et la société internationale, ou si tout cela est en mesure de donner une nouvelle impulsion au mouvement de modernisation qui pousse l’Eglise, désireuse de « servir (les hommes) dans ce qui relève de sa compétence avec désintérêt, humilité et amour ».
Cela est sans doute la pensée du souverain pontife. En s’adressant aux pères conciliaires, rassemblés à Saint-Pierre pour l’écouter au retour de son voyage, il les a exhortés à réfléchir aux obligations qui découlent de chacune des paroles qu’il a prononcées dans le cadre de l’ONU. « Nous devons être, maintenant plus que jamais, des agents de paix. L’Eglise catholique s’est donnée une obligation majeure de servir la cause de la paix par le fait que, à travers nos voix, elle en a solennellement plaidé sa cause ». Un tel engagement ne se contentera pas de donner un appui moral aux efforts entrepris par d’autres. Il mettra les chrétiens sur le chemin d’une « charité active, à la fois matérielle et concrète » envers les pauvres et particulièrement envers ceux qui souffrent d’inégalités entre classes ou nations, ces inégalités auxquelles la société a l’obligation de remédier.
Qui vit quotidiennement en contact avec les milieux internationaux sait que l’Eglise sera jugée sur la base de la qualité de la collaboration des chrétiens dans les taches concrètes entreprises par les gouvernements.
L’Eglise et son message de paix seront pris au sérieux seulement si ses membres seront informés des problèmes qui se posent et s’efforceront de les résoudre avec toutes les ressources que leur donne la foi. Avant d’être chrétiens, les chrétiens sont des hommes. A ce titre ils sentent et doivent sentir les mêmes aspirations que le reste de l’humanité : aspirations à la paix, aspirations à la justice sociale, aspiration au respect de la personne. Au contact de la réalité, la lumière de leur foi doit faire naître en eux une évaluation originale des situations, qui permet de contribuer, de leur propre chef, à l’effort commun vers une plus grande paix, justice et fraternité.
Cette action, à laquelle nous devons nous prêter, a été grandement approfondie au cours des dernières années. Jean XXIII a vu dans les besoins de l’humanité les « signes des temps ». Il les a considérés comme une obligation morale qui invite à l’action. En ce moment, tout homme responsable doit faire appel à sa conscience. L’Eglise et les chrétiens le font en confrontant les différentes solutions possibles et les cognitions acquises ou révélées. Ils pèsent, cherchent, évaluent les possibilités parmi celles déjà décidées par les autres. Sans doute, cette manière de faire pourra conduire à certaines divergences.
Le dialogue qui s’établira n’en sera alors que plus fécond. Comme le montre l’encyclique Ecclesiam suam, il permet de résoudre les oppositions et de progresser vers l’unité ; s’il se passe dans la transparence et la loyauté chacun mettra en lumière ses profondes motivations et découvrira les raisons et les valeurs qui structurent la conscience des autres. Ainsi fait, le dialogue conduit immanquablement à un examen de ses propres façons d’être et de faire, pour y distinguer ce qui est essentiel et ce qui est accessoire.
Une telle attitude critique est particulièrement nécessaire chez les chrétiens au moment où, faisant leur l’enseignement du schéma 13, ils se préparent à repenser leurs relations avec le monde. Tout catholique, chaque « corps intermédiaire » de l’Eglise devra procéder, dans les années à venir, à une vraie conversion. Une conversion qui ne se réalisera pas sans renoncer aux égoïsmes individuels et collectifs, sans « sacrifice — comme faisait remarquer père Arrupe dans son intervention au concile — de tout particularisme, que ce soit celui d’un diocèse, d’une famille religieuse ou d’un groupe social ».
C’est de cette nécessité que le pape Paul VI s’est fait l’éco dans son discours à l’Onu
Mais, dans la ligne du concile, une question doit être posée : les circonstances présentes créent-elles de nouvelles conditions à l’action de l’Eglise au point d’induire à évaluer et juger si son efficacité actuelle ne peut être renforcée ? Le progrès ne dépend plus de pionniers isolés : celui-ci est compris sur le plan national, coordonné sur le plan international, « afin de mettre au service de l’homme les merveilleuses ressources de la science, de la technique, de l’organisation ». Dans ces conditions les responsables des organismes directifs dans les pays développés ou de ceux qui ont un rôle sur place, ne devraient-ils pas penser à coordonner entre eux leurs actions, étudier les moyens d’associer leurs activités et celles des gouvernements, de l’ONU et des institutions qui en dépendent, tout en sauvegardant leur caractère de témoignage de la charité ?
Si l’Eglise tardait à donner une réponse à ces questions, la portée du voyage de Paul VI courrait le risque d’être diminuée. Le discours à l’ONU apparaît aux yeux du peuple comme profondément inscrit dans la réforme que l’Eglise réalise pour elle-même. La mise à jour entreprise —même si les détails échappent à beaucoup — et que personne n’aurait osé imaginer il y a dix ans, a infusé dans le cœur des hommes une grande espérance. Ils sont convaincus que ce qui a été entrepris ne restera pas inachevé, sentent tant bien que mal le rôle qu’une force spirituelle comme l’Eglise peut jouer pour résoudre les problèmes du monde, quelle que soit « la petitesse » de ses moyens. La grande tentation des chrétiens, dans les années à venir, pourrait être de se soustraire au dialogue que le monde attend d’eux, alors qu’il est nécessaire qu’ils y répondent sans faiblesses, pour faire de l’Eglise « un signe élevé parmi les nations ».
Ce n’est qu’en prenant ce chemin que les chrétiens donneront une réponse efficace à la pression que l’indifférence, en matière religieuse, semble vouloir imposer à l’humanité.
Le vrai sens de l’écho provoqué par le voyage du Saint-Père, les paroles qu’il a prononcées et l’approbation générale qu’il a obtenue sont de nature religieuse… Pour ceux qui considèrent l’histoire des trente dernières années, s’impose le constat que les forces spirituelles sont nécessaires pour orienter l’histoire du monde et que sans elles les hommes seront impuissants pour résoudre les injustices présentes et… à venir.
Traduction de Zenit, Océane Le Gall
Pape Paul VI @ Wikimedia commons / Ambrosius007
Paul VI à l’ONU : quand discuter avec le monde devient concret, par le jésuite Joseph Joblin
Rétrospective dans L’Osservatore Romano