« La foi surmonte la peur et ouvre au témoignage de Dieu qui est notre rocher de salut », explique Mgr Francesco Follo dans ce commentaire des lectures de la messe de dimanche prochain, 21 juin 2020, 12ème dimanche du « Temps Ordinaire » (Année A) pour l’Eglise latine.
« La Providence c’est la miséricorde de Dieu dans notre vie quotidienne », explique encore l’Observateur permanent du Saint-Siège à l’UNESCO à Paris. Il indique la voie de la « confiance » pour vaincre la peur, la compassion comme la voie de l’évangélisation, et il présente le témoignage des martyrs et des femmes consacrées comme exemple de cette confiance évangélique.
Mgr Follo propose comme lecture spirituelle un passage du Testament du p. Christian De Chergé.
AB
La Providence, c’est la miséricorde de Dieu
dans notre vie quotidienne.
1) La peur vaincue par la confiance
Dans l’Évangile d’aujourd’hui, nous écoutons les recommandations que Jésus fait à ses disciples envoyés en mission. Il ne parle pas seulement des endroits où aller, du style à assumer, mais aussi de la possibilité de persécution et de ce qu’il faut faire quand elle frappe les missionnaires : le Christ invite trois fois ses disciples à ne pas avoir peur.
En invitant à ne pas avoir peur, le Christ demande aux disciples (nous compris) de vivre le contraire de la peur, c’est-à-dire la confiance qui libère de la peur. Cette confiance vient dans le fait de croire que notre vie, notre histoire est dans les mains de Dieu.
Bien sûr, la peur, surtout celle de mourir, restera toujours, mais ce ne sera pas le motif de nos actions, elle deviendra la juste prudence de ne pas nous exposer à des risques inutiles. (Il est utile de rappeler que la peur est en nous – peur signifie alors le manque de foi – qu’elle coexiste toujours avec la foi. Mais elles sont dans des proportions inverses : là où il y a la foi, il n’y a pas la peur, là où il y a peur, il n’y a pas encore une foi mature et pleine).
En tout cas, la crainte n’a pas ses racines seulement dans le fait que le Messie avait dit peu de temps auparavant à ses disciples qu’il les enverrait comme des agneaux parmi les loups. En fait, il y a une certaine crainte qui régit nos actions. La peur de la mort, l’instinct de conservation est ce qui « instinctivement » contrôle ce que nous faisons. Si on ne l’a pas, il faut aussi s’inquiéter. Il n’y a rien de mal en cela. Une certaine peur de la mort est juste pour conserver la vie, mais c’est un fait que nous mourons tous, donc avoir peur de la mort, sachant que nous devons mourir, signifie vivre toute notre vie dans la peur, c’est-à-dire ne pas vivre, comme nous courons ce risque en ce moment particulier de la pandémie. Cela signifie vivre toute notre vie dans l’angoisse, dans l’esclavage du mal, dans l’esclavage de la mort, donc dans le désespoir.
Donc, la peur qui dans une certaine mesure est juste, ne peut pas être le début de toutes les actions. Il est juste de l’avoir, comme dans une voiture il y a aussi des freins, mais il y a aussi le moteur et le moteur de la vie ne doit pas être la peur, le moteur de la vie doit être la confiance ou, mieux, l’amour qui met sa confiance en Celui qui nous aime.
Pour que cela se produise, faisons comme un petit enfant qui, s’il est placé dans une pièce où la lumière s’éteint soudainement, par peur de l’obscurité, il crie : « Maman », « Papa ». La peur ne crée pas la mère ou le papa, elle fait hurler la demande d’aide à ceux qui l’aiment et dont l’amour l’a précédé. L’enfant effrayé invoque en toute confiance l’amour qui l’a généré et qui sait qu’il peut lui rendre sa lumière. Faisons de même en invoquant Dieu le Père dont l’amour infini nous donne la compassion dont nous avons besoin pour vivre.
2) Évangélisation et compassion.
La foi nous dit que notre vie est protégée par l’amour de Dieu, qui est Père et, donc, « providence ».
L’évangile d’aujourd’hui confirme cette foi et le Christ nous rappelle que si Dieu prend soin aussi des moineaux, des petites choses comme nos propres cheveux, il le fait certainement avec nous chaque jour.
Dieu n’est jamais absent, il est avec nous à chaque instant de notre vie et Il le sera jusqu’à la fin du monde. Nous le savons, nous sommes dans les mains de Dieu, qui a fait sien le drame de l’homme, en devenant chair pour nous sauver. Il est toujours présent, s’émeut et pleure, participe, se penche sur nos blessures, sèche nos larmes, se baisse sur chacun de nous.
Et pourtant nous vivons souvent dans la peur. En effet, la vérité consolante que Dieu, le visage serein et d’une main sûre, guide notre histoire, trouve paradoxalement dans notre cœur un double sentiment contrastant: d’un côté nous sommes portés à accueillir ce Dieu providence, à avoir confiance en Lui, comme affirme le Psalmiste: « Je tiens mon âme égale et silencieuse ; mon âme est en moi comme un enfant, comme un petit enfant contre sa mère » (Ps 130, 2). Mais de l’autre, nous avons peur et hésitons à nous abandonner à Dieu, Seigneur et sauveur de notre vie, soit parce que, caché par tant de choses, nous oublions ce Dieu providentiel, soit parce que, blessés par les peines et difficultés de la vie, nous doutons de lui comme Père. Dans les deux cas la Providence de Dieu est comme appelée en cause par notre fragile humanité.
Sur cette fine crête entre l’espérance et le désespoir se trouve la parole de Dieu, tellement magnifique qu’elle est en est presqu’incroyable humainement, si vraie qu’elle renforce immensément les raisons d’espérer. Jamais la parole de Dieu n’exerce autant de grandeur et de fascination que lorsqu’elle se confronte à la plus grande question que l’homme, que chacun de nous, se pose: « Quel est mon destin ? ». L’évangile nous dit que Dieu est ici, qu’il est Emmanuel, Dieu-avec-nous (Is 7, 14), et qu’en Jésus de Nazareth mort et ressuscité, bon Visage du destin, Fils de Dieu et notre frère, Il montre avoir « planté sa tente parmi nous » (Jn 1, 14).
Si nous accueillons cette réponse qu’est le Christ, qui demeure en nous et nous en Lui nous n’avons plus peur parce que la peur a été vaincue par notre « être » enracinés dans l’Amour.
Si, aujourd’hui, nous accueillons l’invitation du Christ qui, à trois reprises, nous répète de ne pas avoir peur, non seulement nous vivrons en paix parce que notre cœur est consolé, mais nous serons des témoins de son évangile de joie, de compassion, portant sur les places de nos villes et dans l’intimité de nos maisons l’heureuse nouvelle que Dieu est parmi nous et nous dit : « Ne prends pas soin de toi, laisse le Seigneur prendre soin de toi ».
La mission naît de la compassion reçue de Dieu et partagée entre nous. Cette compassion n’est pas seulement de dire que quelqu’un nous fait pitié. Le mot « compassion » vient de deux mots (grec et hébreu) qui renvoient aux viscères, à l’utérus de la mère. Eprouver de la compassion est donc quelque chose qui nous prend au plus profond de nous, quelque chose de viscéral et qui est, me paraît-il, l’unique condition pour pouvoir répondre à l’invitation de Jésus à ne pas craindre, à ne pas avoir peur, à avoir confiance en Dieu. La mission, prêcher, comme dit l’évangile du jour, sur les terrasses, n’est possible que dans la mesure où celle-ci ne devient pas un fait d’organisation, mais de compassion.
Donc, il est juste (du moins je l’espère) d’affirmer la première grande invitation que nous fait alors la Liturgie de la Parole de ce dimanche : s’en remettre à Dieu. Dans la première lecture, déjà, Jérémie affirme: « le Seigneur est avec moi… le Seigneur a délivré le malheureux », mais également dans le passage de l’évangile, qui – par des images – nous parle d’une vie, la nôtre, protégée par l’amour de Dieu. D’une histoire, celle de Jérémie, assailli par des amis et ennemis: même ses amis s’en prennent à lui, et pourquoi ? Uniquement parce qu’il a annoncé le visage de Dieu et a exhorté les personnes qui l’écoutaient à s’en remettre uniquement à Dieu. Pour cela, Jérémie a été pris, ligoté, fouetté dans le temple. Pour cela, Jésus a été crucifié.
Mais la vie de Jérémie et celle du Christ montrent qu’avoir confiance en Dieu vaut la peine. Qu’il est raisonnable de vivre cet abandon total et cette amoureuse confidence. Quand nous le faisons, nous faisons l’expérience d’une paix et d’une joie profondes. Et dans les moments de fatigue nous regardons le Christ et la très longue kyrielle de saints et saintes qui l’ont suivi. Cette fois-ci je cite l’exemple de Nicodème qui va trouver Jésus de nuit, par peur. La nuit est le moment idéal pour ceux qui ne veulent pas être vus. Pour ceux qui ne veulent pas qu’on les voit parler avec quelqu’un. Pour ceux qui ont honte de se montrer eux-mêmes, la nuit est le moment idéal. La nuit de Nicodème indique peut-être la peur d’être soi-même. Indique la peur d’être vrai. La nuit de Nicodème indique son incapacité et sa peur à être libre. Il est très beau de voir qu’au moment le plus difficile, Nicodème ira réclamer le corps de Jésus en plein jour : comme s’ile le demandait en hurlant d’un toit.
3) Les martyrs : des témoins exemplaires de la Providence, d’une confiance en Dieu jusqu’à en mourir.
J’aime bien voir écrit dans l’évangile d’aujourd’hui que rien ne restera caché à Dieu, rien ne lui sera inconnu, ni même la plus petite des souffrances. Pour nous ses « fils » c’est une garantie que même la gêne, ou la souffrance ou, à la limite, le martyre, n’entrent pas dans le dessein de Dieu le Père. L’affirmation : « Pas un seul moineau ne tombe à terre sans que votre Père le veuille » ne veut pas dire qu’il nous arrivera jamais de tomber, mais que tout fait partie du dessein providentiel du Père tout-puissant et providentiel. Cela signifie: s’il vous arrive de tomber, Dieu le sait. Dieu est présent dans nos souffrances. Nous ne sommes pas abandonnés, il y a sa présence comme présence de salut, même si en apparence, celle-ci n’est pas perçue, et même si au niveau psychologique cela n’a pas un grand impact, on ne sent pas un grand réconfort ; mais au sein d’une dimension de foi il y a la possibilité de vivre quand même cette présence d’amour de l’Emmanuel, ce Dieu toujours avec nous.
Saint Paul compare les souffrances humaines et cosmiques aux « douleurs d’un enfantement » de toute la création, soulignant les « gémissements » de ceux qui commencent à recevoir l’Esprit et attendent la plénitude de l’adoption, à savoir « la rédemption de notre corps ». Mais il ajoute : « Nous le savons, quand les hommes aiment Dieu, lui-même fait tout contribuer à leur bien . . . » et plus loin : « Alors, qui pourra nous séparer de l’amour du Christ ? La détresse ? L’angoisse ? La persécution ? La faim ? Le dénuement ? Le danger ? Le glaive ? », Jusqu’à conclure : « J’en ai la certitude : ni la mort ni la vie . . . ni aucune autre créature, rien ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu qui est dans le Christ Jésus notre Seigneur » (Rm 8, 22-39). A coté de la paternité de Dieu, qui se manifeste dans la Providence divine, apparaît aussi la pédagogie de Dieu: « Ce que vous endurez est une leçon (« paideia », c’est-à-dire éducation) ! Dieu se comporte envers vous comme envers des fils ; et quel est le fils auquel son père ne donne pas des leçons ? . . . Dieu le fait vraiment pour notre bien, pour nous faire participer à sa sainteté » (cf. Hé 12, 7. 10) (St. Jean Paul II). Vue donc avec les yeux de la foi, la souffrance aura beau apparaître sous l’aspect le plus sombre du destin de l’homme sur terre, elle laissera transparaitre le mystère de la divine providence, contenu dans la révélation du Christ, et en particulier dans sa croix et dans sa résurrection.
L’important est de découvrir à travers la foi la puissance et la « sagesse » de Dieu le Père qui, avec Jésus Christ, nous conduit sur les sentiers salvifiques de la divine providence. Se confirme alors le sens des paroles du psalmiste: « Le Seigneur est mon berger . . . Si je traverse les ravins de la mort, je ne crains aucun mal, car tu es avec moi » (Ps 22, 1. 4).
Quelle que soit l’expérience nous amène à faire ce que « humainement « nous appelons le destin, nous devons chrétiennement l’appeler Providence, et surmonter avec confiance notre ignorance et collaborer avec amour à l’œuvre rédemptrice de Dieu le Fils. Que son saint Esprit puisse témoigner dans notre cœur que nous sommes vraiment les fils de Dieu, et qu’il est raisonnable d’accepter tous les événements de la « main » de Dieu.
Le testament écrit par le prieur de l’Abbaye de Tibhirine quelques mois avant d’être martyrisé en est un sublime exemple : « S’il m’arrivait un jour – et ça pourrait être aujourd’hui – d’être victime du terrorisme qui semble vouloir englober maintenant tous les étrangers vivant en Algérie, j’aimerais que ma communauté, mon Église, ma famille, se souviennent que ma vie était DONNÉE à Dieu et à ce pays.
Qu’ils acceptent que le Maître Unique de toute vie ne saurait être étranger à ce départ brutal. Qu’ils prient pour moi : comment serais-je trouvé digne d’une telle offrande ? Qu’ils sachent associer cette mort à tant d’autres aussi violentes, laissées dans l’indifférence de l’anonymat.
Ma vie n’a pas plus de prix qu’une autre. Elle n’en a pas moins non plus. En tout cas, elle n’a pas l’innocence de l’enfance. J’ai suffisamment vécu pour me savoir complice du mal qui semble, hélas, prévaloir dans le monde et même de celui-là qui me frapperait aveuglément.
J’aimerais, le moment venu avoir ce laps de lucidité qui me permettrait de solliciter le pardon de Dieu et celui de mes frères en humanité, en même temps que de pardonner de tout cœur à qui m’aurait atteint » (cf. texte complet proposé à la place de la lecture patristique)
A ce stade il ne nous reste plus qu’à prier pour que dans la certitude de l’amour de Dieu nous trouvions la réponse à ces questions auxquelles nulle sagesse humaine ne peut répondre. Prions donc ainsi: « le fait que tu m’aimes est une réponse à toute question — fais en sorte que je le sente quand arrive l’heure de l’épreuve » (Romano Guardini)».
4) Les vierges consacrées : témoins de la Providence.
Dans les deux paragraphes précédents j’ai cherché à expliquer que la providence divine se révèle comme Dieu marchant aux côtés de l’homme.
En tenant compte de l’Ancien Testament[1], j’ai essayé de montrer que le sens des paroles du Christ atteint une plénitude encore plus grande. Le Fils les prononce en effet en « scrutant » tout ce qui a été dit sur la question de la Providence, et rend ainsi un témoignage parfait au mystère de son Père: mystère de providence et de soin paternel, qui prend dans ses bras toute créature, même la plus insignifiante, comme l’herbe du champ ou les moineaux. Plus que l’homme, donc.
Mais il faut considérer que chacun de nous doit non seulement être reconnaissant au Créateur pour cet acte providentiel à notre égard, mais que nous avons aussi le devoir de coopérer par le don reçu de la providence. On ne peut donc se contenter des seules valeurs du sens, de la matière et de l’utilité. On doit chercher surtout « le royaume de Dieu et sa justice » car « toutes ces choses (les biens terrestres) vous seront données par surcroît » (cf. Mt 6, 33).
La consécration des Vierges est un exemple de cette coopération au dessein d’amour providentiel de Dieu. En se donnant totalement à Dieu, elles deviennent le reflet de Sa pensée et de Son amour dans les choses et dans l’histoire, se laissent imprégner de la charité et de la sagesse de Dieu, qu’elles partagent avec leurs frères et sœurs en humanité.
D’où cette prière prononcée par l’évêque durant le rituel de consécration des OV : « Seigneur notre Dieu, toi qui veux demeurer en l’homme, tu habites ceux qui te sont consacrés, tu aimes les coeurs libres et purs … regarde Seigneur nos sœurs : en réponse à ton appel, elles ont remis entre tes mains leur décision de garder la chasteté et de se consacrer à Toi pour toujours. Accorde, Seigneur, ton soutien et ta protection à celles qui se tiennent devant toi, et qui attendent de leur consécration un surcroît d’espérance et de force … Par la grâce de ton Esprit Saint, qu’il y ait toujours en elles : prudence et simplicité, douceur et sagesse, gravité et délicatesse, réserve et liberté. Qu’elles brûlent de charité et n’aiment rien en dehors de toi ; qu’elles méritent toute louange sans jamais s’y complaire ; qu’elles cherchent à te rendre gloire, d’un cœur purifié, dans un corps sanctifié ; qu’elles te craignent avec amour, et, par amour, qu’elles te servent. En toi, Seigneur, qu’elles possèdent tout parce qu’elles t’ont choisi Toi seul, au-dessus de tout » (RCV 38).
Testament du père Christian De Chergé,
Prieur de l’abbaye de Tibhirine,
Ce moine fut martyrisé avec six autres moines trappistes en Algérie,
en mai 1996.
Quand un A-DIEU s’envisage…
S’il m’arrivait un jour – et ça pourrait être aujourd’hui – d’être victime du terrorisme qui semble vouloir englober maintenant tous les étrangers vivant en Algérie, j’aimerais que ma communauté, mon Église, ma famille, se souviennent que ma vie était DONNÉE à Dieu et à ce pays. Qu’ils acceptent que le Maître Unique de toute vie ne saurait être étranger à ce départ brutal. Qu’ils prient pour moi : comment serais-je trouvé digne d’une telle offrande ? Qu’ils sachent associer cette mort à tant d’autres aussi violentes, laissées dans l’indifférence de l’anonymat.
Ma vie n’a pas plus de prix qu’une autre. Elle n’en a pas moins non plus. En tout cas, elle n’a pas l’innocence de l’enfance. J’ai suffisamment vécu pour me savoir complice du mal qui semble, hélas, prévaloir dans le monde et même de celui-là qui me frapperait aveuglément. J’aimerais, le moment venu avoir ce laps de lucidité qui me permettrait de solliciter le pardon de Dieu et celui de mes frères en humanité, en même temps que de pardonner de tout cœur à qui m’aurait atteint. Je ne saurais souhaiter une telle mort. Il me paraît important de le professer. Je ne vois pas, en effet, comment je pourrais me réjouir que ce peuple que j’aime soit indistinctement accusé de mon meurtre. C’est trop cher payer ce qu’on appellera, peut-être, la « grâce du martyre » que de la devoir à un Algérien, quel qu’il soit, surtout s’il dit agir en fidélité à ce qu’il croit être l’Islam.
Je sais le mépris dont on a pu entourer les Algériens pris globalement. Je sais aussi les caricatures de l’Islam qu’encourage un certain islamisme. Il est trop facile de se donner bonne conscience en identifiant cette voie religieuse avec les intégrismes de ses extrémistes. L’Algérie et l’Islam, pour moi, c’est autre chose, c’est un corps et une âme. Je l’ai assez proclamé, je crois, au vu et au su de ce que j’en ai reçu, y retrouvant si souvent ce droit fil conducteur de l’Évangile appris aux genoux de ma mère, ma toute première Église. Précisément en Algérie, et, déjà, dans le respect des croyants musulmans. Ma mort, évidemment, paraîtra donner raison à ceux qui m’ont rapidement traité de naïf, ou d’idéaliste : « Qu’il dise maintenant ce qu’il en pense ! » Mais ceux-là doivent savoir que sera enfin libérée ma plus lancinante curiosité. Voici que je pourrai, s’il plaît à Dieu, plonger mon regard dans celui du Père pour contempler avec Lui ses enfants de l’Islam tels qu’Il les voit, tout illuminés de la gloire du Christ, fruits de Sa Passion investis par le Don de l’Esprit dont la joie secrète sera toujours d’établir la communion et de rétablir la ressemblance en jouant avec les différences.
Cette vie perdue totalement mienne et totalement leur, je rends grâce à Dieu qui semble l’avoir voulue tout entière pour cette JOIE-là, envers et malgré tout. Dans ce MERCI où tout est dit, désormais, de ma vie, je vous inclus bien sûr, amis d’hier et d’aujourd’hui, et vous, ô mes amis d’ici, aux côtés de ma mère et de mon père, de mes sœurs et de mes frères et des leurs, centuple accordé comme il était promis ! Et toi aussi, l’ami de la dernière minute, qui n’aura pas su ce que tu faisais. Oui, pour toi aussi je le veux ce MERCI, et cet « À-DIEU » envisagé de toi. Et qu’il nous soit donné de nous retrouver, larrons heureux, en paradis, s’il plaît à Dieu, notre Père à tous deux.
AMEN ! Inch’Allah ! »
Algérie, 1 décembre 1993
Tibhirine, 1 janvier 1994
Testament spirituel du père Christian de Chergé
Ouvert le dimanche de Pentecôte 1996
Dans la nuit entre le 26 et le 27 mars 1996, sept des neuf moines trappistes qui formaient la communauté du monastère de Tibhirine, fondé en 1938 non loin de Médéa, ville située à 90 km au sud d’Alger, furent enlevés par un groupe de terroristes. Le 21 mai de la même année, après de vaines tractations, le prétendu « Groupe islamique Armé » a annoncé leur assassinat. Le 30 mai on retrouva leurs têtes mais jamais leurs corps.
Frère Christian de Chergé, prieur de la communauté, 59 ans, moine depuis 1969, en Algérie depuis 1971. Forte personnalité, humainement et spirituellement, du groupe. Fils d’un général, il a connu l’Algérie pendant trois ans durant son enfance, et 26 mois de service militaire en pleine guerre d’indépendance. Après des études au séminaire des carmes déchaux à Paris, il est devenu aumônier Sacré Coeur de Montmartre à Paris. Mais il entre tôt au monastère d’Aiguebelle pour rejoindre Tibhirine en 1971. C’est lui qui fait passer l’abbaye sous le statut de prieuré pour orienter le monastère vers une présence « d’orants au milieu d’autres orants ». Il avait une profonde connaissance de l’islam et une extraordinaire capacité à exprimer la vie et la recherche de la communauté.
[1] Par exemple, le psaume 90: « Quand je me tiens sous l’abri du Très-Haut et repose à l’ombre du Puissant, je dis au Seigneur : « Mon refuge, mon rempart, mon Dieu, dont je suis sûr ! » . . . Oui, le Seigneur est ton refuge ; tu as fait du Très-Haut ta forteresse . . . Puisqu’il s’attache à moi, je le délivre ; je le défends, car il connaît mon nom. Puisqu’il s’attache à moi, je le délivre ; je le défends, car il connaît mon nom. Il m’appelle, et moi, je lui réponds ; je suis avec lui dans son épreuve » (Ps 90, 1-2. 9. 14-15),