« Pas de liberté d’expression pour les ennemis de la liberté »: c’est le titre de cette tribune de Grégor Puppinck et Claire de La Hougue[1] à propos d’une proposition de loi française sur le « délit d’entrave numérique » à l’avortement qui sera discutée le 1er décembre 2016 à l’Assemblée Nationale.
Les évêques de France ont eux-mêmes déploré un texte contraire à la liberté d’expression et à la liberté de conscience, chères aux Français, dans une lettre de Mgr Georges Pontier, président de la Conférence des évêques de France (CEF) au président de la République François Hollande.
Avortement: Pas de liberté d’expression pour les ennemis de la liberté
Ce 1er décembre, l’Assemblée nationale votera selon la procédure d’urgence une proposition de loi visant à étendre une nouvelle fois le champ d’application du délit d’entrave à l’avortement.
A l’origine, tel qu’adopté par la loi Neiertz de 1993, le délit d’entrave visait à sanctionner les commandos qui perturbaient physiquement le fonctionnement des cliniques d’IVG. Ce délit a été ensuite étendu une première fois par la loi du 4 juillet 2001 à l’exercice de « pressions morales et psychologiques » puis encore étendu par la loi du 4 août 2014 pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes, à « l’accès à l’information » sur l’IVG.
Las, cela ne suffit pas ; il faudrait encore réprimer davantage la liberté d’expression des opposants à l’avortement. Le nouveau texte condamne à deux ans d’emprisonnement et à 30 000 euros d’amende le simple fait de tenter de « dissuader » une femme ou son entourage de recourir à l’avortement en diffusant « des allégations, indications ou présentations faussées et de nature à induire intentionnellement en erreur ». On peut difficilement faire plus vague.
On voit mal comment la simple consultation d’informations sur un site internet empêcherait de pratiquer un avortement ou de s’informer. Cette infraction vague se prête aux interprétations les plus extensives, en violation du principe fondamental de l’interprétation stricte de la loi pénale, le législateur devant « définir les infractions en termes suffisamment clairs et précis pour exclure l’arbitraire » selon le Conseil constitutionnel. Ce n’est manifestement pas le cas en l’espèce. Preuve supplémentaire du parti-pris de la proposition de loi : une personne qui diffuserait des informations faussées dans un but incitatif ne serait pas poursuivie. Or, de fait, il y a bien plus de femmes contraintes d’avorter sous la pression de leurs proches qu’empêchées de le faire par la simple consultation d’un site internet.
Le but extensivement liberticide de cette infraction apparaît dès le rapport de 2013 sur « l’accès à l’IVG dans les territoires » du Haut Conseil à l’Egalité entre les femmes et les hommes à l’origine de l’extension du délit d’entrave. Ce Haut Conseil estimait que les sites provie exercent « une entrave psychologique » à l’IVG en cherchant « systématiquement à décourager les femmes d’exercer leur droit à l’avortement » et qu’ils doivent donc être condamnés.
Les médecins aussi sont visés par le délit d’entrave. Lors du débat au Sénat de 2013 sur la précédente extension du délit d’entrave, Laurence Rossignol se demandait déjà « s’il ne faudrait pas l’étendre aux équipes médicales ». Pour le Haut Conseil le simple usage de mots tels que « ‟récidiviste”, d’‟avortement de confort”, ou encore ‟d’échec” de contraception » serait constitutif d’une « forme d’entrave à l’IVG ». Par ces mots, les professionnels seraient coupables d’exprimer des « représentations archaïques et moralisatrices » et participeraient « à la culpabilisation des femmes et à ne pas faire de l’IVG un acte légitime de leur vie sexuelle et reproductive ». Allant plus loin encore dans la police de la pensée, le Haut Conseil envisageait également d’« adopter une approche de ‟naming and shaming” » à l’encontre des opposants à l’avortement, notamment par la constitution d’une « liste noire ».
Ainsi, à force d’extensions, le délit d’entrave établit un véritable délit d’opinion où le simple emploi de certains mots suffit à vous condamner. Il s’agit de réduire au silence tout discours mettant en cause l’avortement.
Alors qu’il se réclame de l’héritage de Simone Veil, ce projet contredit frontalement ce qu’elle déclarait devant l’Assemblée en 1975. Elle affirmait alors que si sa loi « admet la possibilité d’une IVG, c’est pour la contrôler et, autant que possible, en dissuader la femme ». Pour elle, la loi de 1975 « ne crée aucun droit à l’avortement » qui sera « toujours un drame » , « qu’il convient d’éviter à tout prix ». Le but affiché de la loi Veil était de contrôler et de prévenir l’avortement, non de l’encourager, ni de le banaliser. C’est aussi l’engagement qu’a pris la France au sein des Nations unies, lors des conférences du Caire puis de Pékin. Nous nous sommes alors engagés à « réduire le recours à l’avortement » et à adopter les « mesures appropriées pour aider les femmes à éviter l’avortement ». Que faisons-nous en ce sens ? Le recours à l’avortement reste très élevé ; il est deux fois plus important en France qu’en Allemagne et en Italie, pays qui sont parvenus à le réduire respectivement de 20 % et de 50 % en dix ans.
L’extension du délit d’entrave va aussi à l’encontre du Conseil de l’Europe dont l’Assemblée invitait en 2008 les Etats « à fournir des conseils et un soutien concret pour aider les femmes qui demandent un avortement en raison de pressions familiales ou financières » (résolution 1607 de 2008). Cette aide, c’est précisément ce que veulent apporter les sites tels que www.ivg.net visés par le gouvernement.
Ce projet porte aussi une atteinte directe à la liberté d’expression, en particulier à « la liberté d’internet » qui est promue dans le monde comme une condition de la vie démocratique. Il est fort probable que si cette loi est portée un jour devant la Cour européenne des droits de l’homme, la France sera condamnée comme l’a été récemment l’Allemagne pour avoir censuré une personne qui comparait l’avortement à l’holocauste. La Cour de Strasbourg a en effet jugé que le débat sur l’avortement relève de « l’intérêt public » et bénéfice d’une très grande protection, y compris s’agissant « d’informations ou d’idées (…) qui heurtent, choquent ou inquiètent ». Il en va de l’existence même d’une « société démocratique ». Nul doute que les sites qui visent sincèrement à aider et à dissuader les femmes d’avorter bénéficient d’une complète liberté d’expression garantie en droit européen.
D’un autre côté, cette nouvelle extension du délit d’entrave est une bonne nouvelle pour les défenseurs de la vie. Elle montre, et c’est déjà une victoire, que l’arrière garde féministe en est réduite à réprimer grossièrement la liberté d’expression pour défendre ses idéaux libertaires. Elle montre aussi que la normalisation de l’avortement est un échec ; huit millions d’avortements en France depuis 1975 laissent des traces. Peut-être même que cette loi offrira une tribune et ses plus belles victoires judiciaires aux défenseurs de la vie, prouvant une nouvelle fois que les lois injustes finissent par se retourner contre leurs auteurs.
[1] Grégor Puppinck et Me Claire de La Hougue, docteurs en droit, ont publié « Droit et prévention de l’avortement en Europe » (Ed° Les Etudes Hospitalières) ; ils ont lancé avec le Centre européen pour le droit et la justice un Appel à une politique de prévention de l’avortement.
Grégor Puppinck, directeur de l'ECLJ (c) Creative Commons
France: un "délit d'entrave numérique" liberticide
Les contradictions d’un projet de loi