Prédication du p. Cantalamessa 2017 © L'Osservatore Romano

Prédication du p. Cantalamessa 2017 © L'Osservatore Romano

"Convertissez-vous, c’est-à-dire croyez!", par le p. Cantalamessa ofmcap.

Le Vème centenaire de la Réforme, occasion de grâce et de réconciliation (traduction complète)

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Pour le p. Raniero Cantalamessa,  le Vème centenaire de la Réforme protestante constitue « une occasion de grâce et de réconciliation pour toute l’Eglise », comme il l’explique dans cette cinquième prédication pour les vendredis de carême 2017, prononcée ce 7 avril en la chapelle Redemptoris Mater du Vatican en présence du pape François et de ses collaborateurs de la curie romaine.
Une prédication intitulée « La justice de Dieu s’est manifestée », tissée à partir de la première Epître de saint Paul aux Corinthiens: « Personne ne peut dire « Jésus est Seigneur » sinon dans l’Esprit Saint » (1 Co 12,3). Le Capucin italien y propose une définition de ce qui est au coeur du carême: la conversion. Il explique cette parole du Christ que le chrétien entend pendant que le prêtre lui impose les cendres, au début du carême: « Convertissez-vous et croyez à l’Evangile! ».
« Jésus enseignait donc déjà la justification par la foi, explique-t-il. Avant lui, se convertir signifiait toujours « revenir en arrière », comme indique le terme juif shub; cela signifiait revenir à l’alliance violée, par le biais d’une nouvelle observance de la loi. » Une signification « morale » et « pénitentielle ».
Or, explique le Prédicateur de la Maison pontificale,  « dans la bouche de Jésus, cette signification morale passe en second plan (au moins au début de sa prédication) »: « Il donne à la conversion un sens nouveau, jusqu’ici inconnu. Se convertir ne signifie plus revenir en arrière, à la vieille alliance et à l’observance de la loi ; mais plutôt faire un bond en avant, entrer dans la nouvelle alliance, attraper ce Royaume qui est apparu, entrer dedans. Et y entrer par la foi. »
Par conséquent, « « Convertissez-vous et croyez » ne signifie pas deux choses différentes et successives, mais la même action: convertissez-vous, c’est-à-dire croyez; convertissez-vous en croyant! Se convertir ne signifie pas tant « se repentir », mais plutôt « s’apercevoir », c’est-à-dire se rendre compte de la nouveauté, penser autrement. Le grand humaniste Lorenzo Valla (1405-1457), dans ses Adnotationes in Novum Testamentum, avait déjà mis en lumière cette signification nouvelle que le mot metanoia prend sur la bouche de Jésus ».
Voici notre traduction complète de cette prédication.
AB
Cinquième prédication de Carême 2017
« LA JUSTICE DE DIEU S’EST MANIFESTÉE »
Le Vème centenaire de la Réforme protestante,
une occasion de grâce et de réconciliation pour toute l’Eglise

  1. Les origines de la Réforme protestante

L’Esprit Saint – comme nous l’avons vu dans les précédentes méditations – nous conduit à la pleine vérité sur la personne du Christ et sur son mystère pascal. Mais il nous éclaire aussi sur un aspect crucial de notre foi en Jésus Christ : sur comment, dans l’Eglise aujourd’hui, on est touché par son salut. Autrement dit sur le grand problème de la justification de l’homme pécheur par la foi. Je crois que chercher à y voir plus clair dans l’histoire et dans l’état actuel d’un tel débat est la manière la plus utile pour faire des commémorations du Vème centenaire de la Réforme protestante une occasion de grâce et de réconciliation pour toute l’Eglise.
Il convient alors de relire en entier le passage de la Lettre aux Romains qui constitue le cœur du débat. Il y est dit ceci :
« Aujourd’hui, indépendamment de la Loi, Dieu a manifesté en quoi consiste sa justice : la Loi et les prophètes en sont témoins. Et cette justice de Dieu, donnée par la foi en Jésus Christ, elle est offerte à tous ceux qui croient. En effet, il n’y a pas de différence : tous les hommes ont péché, ils sont privés de la gloire de Dieu, et lui, gratuitement, les fait devenir justes par sa grâce, en vertu de la rédemption accomplie dans le Christ Jésus. Car le projet de Dieu était que le Christ soit instrument de pardon, en son sang, par le moyen de la foi. C’est ainsi que Dieu voulait manifester sa justice, lui qui, dans sa longanimité, avait fermé les yeux sur les péchés commis autrefois. Il voulait manifester, au temps présent, en quoi consiste sa justice, montrer qu’il est juste et rend juste celui qui a foi en Jésus. Alors, y a-t-il de quoi s’enorgueillir ? Absolument pas. Par quelle loi ? Par celle des œuvres que l’on pratique ? Pas du tout. Mais par la loi de la foi. En effet, nous estimons que l’homme devient juste par la foi, indépendamment de la pratique de la loi de Moïse » (Rm 3, 21-28).
Qu’a-t-il pu se passer pour qu’un message si réconfortant et si lumineux soit devenu pomme de discorde au sein de la chrétienté occidentale, et qu’il brise l’Eglise et l’Europe en deux continents religieux différents ? Encore aujourd’hui, chez le croyant moyen, dans certains pays du nord de l’Europe, une telle doctrine constitue un fossé entre le catholicisme et le protestantisme. A moi-même, il est arrivé que des fidèles luthériens me demandent: « Vous croyez en la justification par la foi ? », comme la condition pour pouvoir écouter ce que je disais. Cette doctrine, les initiateurs de la Réforme eux–mêmes l’appellent « l’article par lequel l’Eglise reste debout ou s’écroule » (articulus stantis et cadentis Ecclesiae).
Il nous faut remonter à la fameuse « expérience de la tour » de Martin Luther en  1511 ou 1512 (nommée ainsi parce qu’on pense qu’elle a eu lieu dans une cellule du couvent augustin de Wittenberg appelée « La Tour »). Luther était perturbé, proche du désespoir et du ressentiment envers Dieu. Toutes les observances religieuses et ses pénitences ne parvenaient pas à le faire sentir accueilli et en paix avec Dieu. C’est là que lui est venu soudainement à l’esprit la parole de Paul aux Romains 1,17: « Celui qui est juste par la foi, vivra ». Cette phrase fut pour lui une délivrance. Il décrira lui-même son expérience, peu avant de mourir, en disant : « Alors, je me sentis un homme né de nouveau et entré, les portes grandes ouvertes, dans le paradis même »[1].
A juste titre, certains historiens luthériens font remonter le vrai début de la Réforme à ce moment, c’est-à-dire à quelques années avant 1517. L’occasion qui transforma cette expérience intérieure en un véritable déferlement religieux fut l’incident des indulgences, lorsque  Luther fit accrocher les fameuses 95 thèses aux portes de l’église du château de Wittenberg le 31 octobre 1517. Cette succession historique des faits est importante. Celle-ci nous dit que la thèse de la justification par la foi et non par les œuvres, ne fut pas le résultat d’une polémique avec l’Eglise de l’époque, mais sa cause. Une véritable illumination venue d’en haut, une « expérience, Erlebnis » comme il l’appela lui-même.
Une question se pose alors: comment la prise de position de Luther a-t-elle pu provoquer un tel séisme ? Qu’y avait-il de si révolutionnaire ? Saint Augustin avait donné, de l’expression « justice de Dieu », la même explication que Luther des siècles auparavant. « La justice de Dieu (justitia Dei) – a-t-il écrit – est celle par laquelle les hommes, par la grâce de Dieu, sont rendus justes, exactement comme ‘le salut du Seigneur’ (salus Domini) (Ps 3,9) est celui par lequel le Seigneur nous sauve » [2].
Saint Grégoire le Grand disait: « On ne parvient pas à la foi à partir des vertus, mais aux vertus à partir de la foi ».[3] Et saint Bernard: « Pour moi, ce que je ne trouve pas en moi, je me l’approprie (littéralement, usurpo, je l’usurpe), avec confiance dès les entrailles du Sauveur, parce qu’elles sont toutes pleines d’amour. […] Sera-ce ma propre justice que je célébrerai? Non, Seigneur, je me souviendrai de votre seule justice. Car la vôtre est aussi la mienne, parce que vous êtes devenu vous-même ma propre justice» (cf. 1 Co 1, 30)[4]. Saint Thomas d’Aquin était allé plus loin.  Commentant le dicton de Paul « la lettre tue, mais l’Esprit donne la vie » (2 Co 3,6), il écrit que par le mot « lettre » on entend aussi les préceptes moraux de l’Evangile, si bien qu’aussi « la lettre de l’Evangile tuerait sans  la grâce intérieure  de la foi qui guérit »[5].
Le concile de Trente, convoqué en réponse à la Réforme, n’a aucune difficulté à réaffirmer cette conviction du primat de la foi et de la grâce, bien qu’estimant nécessaires (comme du reste le fera toute la branche de la réforme rattachée à Calvin) les œuvres et l’observance de la loi, dans le contexte du processus de salut en entier, selon la formule de Paul de « la foi, qui agit par la charité » (fides quae per caritatem operatur) (Gal 5,6)[6]. Raison pour laquelle, dans le nouveau climat de dialogue oecuménique, il a été possible d’arriver à une déclaration commune entre l’Eglise catholique et la Fédération mondiale des Eglises luthériennes, sur la justification par la grâce au moyen de la foi, signée le 31 octobre 1999, dans laquelle on prend acte de l’accord de fond sur cette doctrine.
La Réforme protestante aurait-elle alors fait « beaucoup de bruit pour rien » ? Serait-elle le fruit d’un malentendu ? Nous devons répondre fermement: non ! Il est vrai que le magistère de l’Eglise n’avait jamais annulé les décisions prises lors des conciles précédents (surtout contre les Pélagiens) ; n’avait jamais démenti ce qu’avaient écrit Augustin, Grégoire, Bernard, Thomas d’Aquin. Mais les révolutions n’éclatent pas pour des idées ou des théories abstraites, mais pour des situations historiques concrètes, et la situation de l’Eglise, depuis longtemps, ne reflétait vraiment pas ces convictions. La vie, la catéchèse, la piété chrétienne, la direction spirituelle, sans parler de la prédication populaire : tout semblait affirmer le contraire, c’est-à-dire que ce sont les œuvres qui comptent, l’effort humain. Et en plus, par « bonnes œuvres » on n’entendait généralement pas celles que Jésus énumère dans l’évangile de Matthieu (25), et sans lesquelles, dit-il lui-même, on ne peut entrer dans le Royaume des cieux ; elles sous-entendaient plutôt des pèlerinages, des cierges votifs, des neuvaines, des offrandes à l’Eglise et, en contrepartie à ces choses, les indulgences.
Le phénomène avait des racines lointaines communes à toute la chrétienté et pas seulement chez les latins. Après que le christianisme est devenu religion d’Etat, la foi était quelque chose qui s’absorbait spontanément à travers la famille, l’école, la société. L’important n’était pas tant d’insister sur le moment où l’on arrive à la foi et sur la décision personnelle qui fait qu’on devient croyant, mais plutôt sur les exigences concrètes de la foi, autrement dit sur la morale, sur les coutumes.
Un signe révélateur de ce déplacement d’intérêt est souligné par Henri de Lubac dans son Histoire de l’exégèse médiévale. Dans sa phase la plus ancienne, l’ordre des quatre sens de l’Ecriture étaient : sens historique littéral, sens christologique ou spirituel, sens moral et sens eschatologique[7]. De plus en plus souvent, cet ordre s’est trouvé remplacé par un autre ordre qui fait passer le sens moral avant le sens christologique ou spirituel. Avant le « que croire ? », se pose le « que faire ? » [8]. Le devoir passe avant le don. Sans s’en rendre compte, on finissait par dire exactement le contraire de ce qu’avait écrit saint Grégoire le Grand, c’est-à-dire que « on ne parvient pas à la foi par les vertus, mais aux vertus par la foi ».

  1. La doctrine de la justification par la foi, après Luther

Sur les traces de Luther et rapidement  celles des deux autres grands réformateurs, Calvin et Zwingli, la doctrine de la justification gratuite par la foi, chez ceux qui en firent une raison de vivre, eut pour effet une indéniable amélioration de la qualité de vie chrétienne, grâce à la circulation de la parole de Dieu en langue vernaculaire, aux nombreux hymnes et cantiques inspirés, au matériel écrit, que la récente invention et diffusion de la presse avait rendu accessibles au peuple.
Sur le front extérieur, la thèse de la justification par la seule foi créa un fossé entre le catholicisme et le protestantisme. Très vite (en partie, avec Luther en personne), cette opposition s’étendit et devint une opposition entre le christianisme et le judaïsme, avec les catholiques qui représentaient, selon certains, le prolongement du légalisme et du ritualisme juif  et le protestantisme qui représentait la nouveauté chrétienne.
La polémique anticatholique se marie avec la polémique antijuive qui, pour d’autres raisons, n’était pas moins présente dans l’univers catholique. Le christianisme se serait formé par opposition, non pas dérivation, au judaïsme. A partir de Ferdinand Christian Baur (1792-1860), s’affirme peu à peu la thèse des deux âmes du christianisme: celle de Pierre qu’on a appelé « proto-catholicisme » (Frühkatholizismus) et celle de Paul qui trouve son expression la plus aboutie dans le protestantisme.
Cette conviction porte à mettre le plus de distance possible entre la religion  chrétienne et le judaïsme. On essaiera d’expliquer les doctrines et les mystères chrétiens (y compris le titre Kyrios, Seigneur, et le culte divin rendu à Jésus), en disant qu’ils sont le fruit du contact avec l’hellénisme. Le critère utilisé pour juger de l’authenticité ou pas d’une chose dite ou faite par Jésus dans l’Evangile est son altérité par rapport à ce qui est attesté dans les milieux juifs de l’époque. Si ce ne fut pas la raison principale de l’épilogue tragique de l’antisémitisme, il est certain que cette raison, jointe à l’accusation de déicide, le favorisa, lui donnant une tacite couverture religieuse.
A partir des années 70 du siècle dernier, il y eut un renversement radical des études bibliques dans ce domaine. Il est nécessaire d’en toucher quelques mots pour voir où en est aujourd’hui la doctrine paulinienne et luthérienne sur la justification gratuite par la foi en Jésus Christ. La nature et le but de mes propos me dispensent de citer les noms des auteurs modernes engagés dans ce débat. Qui est plongé dans cette matière n’aura aucun mal à donner, lui, un nom aux auteurs des thèses indiquées ici, pour les autres, je pense que ce ne sont pas les noms qui les intéressent mais les idées.
Il s’agit d’une « troisième voie de recherche sur le Jésus historique » (troisième après la recherche libérale du XIXème siècle et celle de Bultmann et ses adeptes au XXème siècle). Cette nouvelle perspective consiste à reconnaître dans le judaïsme la vraie matrice à l’intérieur de laquelle s’est formé le christianisme, en faisant tomber le mythe de l’irréductible altérité du christianisme par rapport au judaïsme. Le critère utilisé pour juger la plus ou moins grande probabilité qu’une chose dite ou faite dans la vie de Jésus soit authentique est sa compatibilité avec le judaïsme de son époque, non son incompatibilité comme on le pensait autrefois.
Certains avantages de cette nouvelle approche sont évidents. On retrouve la continuité de la révélation. Jésus est situé à l’intérieur du monde juif, dans la lignée des prophètes bibliques. On rend aussi davantage justice au judaïsme du temps de Jésus, montrant sa richesse et sa variété. Le problème est que cette conquête est allée si loin qu’elle a fini par se transformer en perte. Chez tant de représentants de cette troisième recherche, Jésus finit par se dissoudre complètement dans le monde juif, sans plus se distinguer sinon pour quelque interprétation particulière de la Torah. On le réduit à un prophète juif parmi d’autres, à un « charismatique itinérant », « un paysan juif de la Méditerranée », comme a écrit quelqu’un. En retrouvant la continuité, on a perdu la nouveauté. La nouvelle recherche historique a produit des études de tout‘autre qualité (par exemple, celles de James D. G. Dunn sur « la nouvelle perspective sur Jésus »); mais celle dont je parle est la version la plus populaire, celle qui a le plus circulé et influencé l’opinion publique.
Celui qui a mis en évidence le caractère illusoire de cette approche dans le but d’un sérieux dialogue entre le judaïsme et le christianisme fut un juif, le rabbin américain Jacob Neusner[9]. Ceux qui ont lu le livre de Benoît XVI sur Jésus de Nazareth, connaissent la pensée de ce rabbin. Jésus ne peut être considéré un juif parmi d’autres, explique Neusner, vu qu’il se place au-dessus de Moïse et se proclame aussi « Seigneur du Sabbat ».
Mais c’est surtout par rapport à saint Paul que la nouvelle recherche montre toute sa carence. Selon un de ses représentants les plus connus, la religion des oeuvres, contre laquelle l’apôtre se déchaîne avec tant de véhémence dans ses lettres, n’existe pas dans la réalité. Le judaïsme, au temps de Jésus aussi, est un « nomisme de l’alliance » (Covenantal Nomism), soit une religion fondée sur l’initiative gratuite de Dieu et sur son amour; l’observance de la loi en est la conséquence, non la cause; celle-ci sert à rester dans l’alliance, non à y entrer. La religion juive reste celle des patriarches et des prophètes, dont la hesed, la grâce et la bienfaisance divine, constituent le centre.
On cherche alors d’autres cibles possibles à la polémique de Paul: pas « les juifs », mais les « judéo-chrétiens », ou bien cette sorte de judaïsme « zélé » qui se sent menacé par le monde païen environnant et réagit à la manière des Maccabées. Bref, ce qu’était son judaïsme, avant la conversion et qui l’avait conduit à persécuter les croyants hellénistes comme Etienne.
Mais ces explications, difficiles à soutenir, finissent par rendre incompréhensible et contradictoire la pensée de l’apôtre. Dans les chapitres précédents, ce dernier a formulé une accusation aussi universelle que l’humanité elle-même : « Il n’y a pas de différence, parce que tous les hommes ont péché, et sont privés de la gloire de Dieu » (Rm 3, 22-23); à trois reprises revient l’expression « juifs et grecs », c’est-à-dire juifs et gentils, en même temps. Comment imaginer qu’à une accusation aussi universelle, puisse ensuite correspondre une application limitée à un petit groupe de croyants?

  1. La justification par la foi: doctrine de Paul ou de Jésus ?

La difficulté vient à mon avis du fait que l’exégèse de Paul se comporte, parfois, comme si le problème partait de lui et comme si Jésus n’avait rien dit sur le sujet. La doctrine de la justification gratuite par la foi n’est pas une invention de Paul, mais le message central de l’Evangile du Christ, quelle que soit la façon dont l’apôtre en a eu connaissance: si c’est par révélation directe du Ressuscité, ou par la « tradition » qu’il dit avoir reçue et qui ne se limitait certainement pas aux quelques mots du kérygme (cf. 1 Co 15, 3). Si ce n’était pas le cas, ils auraient raison ceux qui disent que Paul, et non Jésus, est le vrai fondateur du christianisme.
Le noyau de la doctrine est déjà dans le mot « Evangile », bonne nouvelle, que Paul n’a certainement  pas sorti de nulle part. Au début de son ministère, Jésus proclamait: « Les temps sont accomplis : le  Royaume de Dieu est tout proche. Convertissez-vous et croyez à l’Évangile» (Mc 1, 15). Pourrait-on appeler « bonne nouvelle » un simple appel menaçant à changer de vie ? Ce que le Christ renferme dans l’expression « Royaume de Dieu » – c’est-à-dire l’initiative salvifique de Dieu, son offre de salut à l’humanité –, saint Paul l’appelle « justice de Dieu », mais il s’agit de la même réalité fondamentale. Jésus lui-même fait le rapprochement entre « Royaume de Dieu » et « justice de Dieu » quand il dit: « Cherchez d’abord le royaume de Dieu et sa justice » (Mt 6, 33).
En disant « convertissez-vous et croyez à l’Evangile », Jésus enseignait donc déjà la justification par la foi. Avant lui, se convertir signifiait toujours « revenir en arrière », comme indique le terme juif shub; cela signifiait revenir à l’alliance violée, par le biais d’une nouvelle observance de la loi. Par conséquent, « se convertir » renvoie à une signification principalement ascétique, morale et pénitentielle, et s’opère en changeant de conduite dans la vie. La conversion est vue comme la condition pour arriver au salut ; le sens est: convertissez-vous et le salut viendra à vous. Voilà ce que veut dire «  se convertir » jusqu’à Jean Baptiste compris.
Dans la bouche de Jésus, cette signification morale passe en second plan (au moins au début de sa prédication). Il donne à la conversion un sens nouveau, jusqu’ici inconnu. Se convertir ne signifie plus revenir en arrière, à la vieille alliance et à l’observance de la loi ; mais plutôt faire un bond en avant, entrer dans la nouvelle alliance, attraper ce Royaume qui est apparu, entrer dedans. Et y entrer par la foi. « Convertissez-vous et croyez » ne signifie pas deux choses différentes et successives, mais la même action: convertissez-vous, c’est-à-dire croyez; convertissez-vous en croyant! Se convertir ne signifie pas tant « se repentir », mais plutôt « s’apercevoir », c’est-à-dire se rendre compte de la nouveauté, penser autrement. Le grand humaniste Lorenzo Valla (1405-1457), dans ses Adnotationes in Novum Testamentum, avait déjà mis en lumière cette signification nouvelle que le mot metanoia prend sur la bouche de Jésus.
D’innombrables données évangéliques, et la plupart remontant certes à Jésus, confirment cette interprétation. L’une d’elle est l’insistance de Jésus à dire qu’il faut devenir comme un enfant pour entrer dans le Royaume des cieux. Le propre d’un enfant est de n’avoir rien à donner, mais uniquement de recevoir ; il ne demande pas quelque chose à ses parents parce qu’il se l’est gagné, mais juste parce qu’il se sait aimé. Il accepte la gratuité.

La polémique paulinienne contre la prétention de se sauver par ses propres œuvres, ne part pas non plus de lui. Il faut nier une infinité de faits, pour exclure de l’Evangile toutes les références polémiques à un certain nombre de « scribes, pharisiens et docteurs de la loi ». On ne peut pas ne pas reconnaître dans la parabole du pharisien et du publicain au temple les deux sortes de religiosité, que saint Paul ensuite opposera: celle de ceux qui n’ont confiance qu’en leurs propres prestations religieuses et celle de ceux qui, comme le publicain, s’en remettent à la miséricorde de Dieu et rentrent chez eux « justifiés » (cf. Lc 18,14).
Il ne s’agit pas d’une tendance présente dans une religion, mais dans toute religion, y compris bien entendu celle des chrétiens. (Les évangélistes n’ont pas transmis les propos de Jésus pour corriger les pharisiens, mais pour mettre en garde les chrétiens !) Si Paul vise le judaïsme, c’est parce que c’est le contexte dans lequel lui et ses interlocuteurs vivent, mais on a bien plus affaire à une catégorie religieuse qu’ethnique. Les juifs, dans ce contexte, sont ceux qui, à la différence des païens, sont en possession d’une révélation, connaissent la volonté de Dieu et, forts de cela, se sentent en sécurité et jugent  le reste de l’humanité. Déjà au IIIème siècle, Origène disait que les paroles de l’apôtre maintenant visent « les chefs des Eglises : évêques, prêtres et diacres », autrement dit les guides, les maîtres du peuple[10].

Cette difficulté à concilier l’image que Paul nous donne de la religion juive et ce que nous connaissons d’elle par d’autres sources vient d’une erreur fondamentale de méthode. Jésus et Paul ont affaire au vécu de la vie, au cœur ; les historiens, eux, ont affaire aux livres et aux témoignages écrits. Les déclarations orales ou écrites disent ce que les personnes devoient être, ou ce qu’elles voudraient être, pas nécessairement, ce qu’elles sont. Il n’est pas étonnant de trouver dans les Ecritures et dans les sources rabbiniques de l’époque des affirmations émouvantes et sincères sur la grâce, la miséricorde, l’initiative prévenante de Dieu; mais ce que l’Ecriture dit ou ce que les maîtres enseignent est une chose, et une autre ce que les hommes ont dans le cœur et qui gouverne leurs actions.
Ce qui se passa au moment de la Réforme protestante aide à comprendre la situation au temps de Jésus et de Paul. Si on regarde la doctrine enseignée dans les écoles de théologie, à l’époque, les anciennes définitions jamais contestée, les écrits d’Augustin tenus en grand honneur, voire l’Imitation du Christ, la lecture quotidienne des âmes pieuses, on y trouvera une magnifique doctrine de la grâce et on ne comprendra pas contre qui en avait Luther; mais si on regarde le vécu chrétien de l’époque, le résultat, nous l’avons vu, est bien diffèrent.

  1. Comment prêcher aujourd’hui la justification par la foi

Que conclure de ce regard à vol d’oiseau sur les cinq siècles écoulés depuis le début de la Réforme protestante ? Car il est vital de ne pas gâcher ce centenaire de la Réforme, en restant prisonniers du passé, en cherchant les torts et les raisons, dans un ton peut-être plus  irénique que par le passé. Nous devons plutôt faire un saut en avant, comme lorsqu’un fleuve arrive à un barrage et reprend son cours à un niveau plus haut.
La situation a changé depuis. Les questions qui provoquèrent la séparation entre l’Eglise de Rome et la Réforme furent surtout les indulgences et la manière dont on concevait la justification de l’impie. Mais pouvons-nous dire que ces problèmes déterminent aujourd’hui si l’homme a la foi ou l’a perdue ? Je me souviens d’une remarque faite par le cardinal Kasper dans une conférence ici à Rome: pour Luther le problème existentiel numéro un était comme surmonter le sentiment de culpabilité et obtenir un Dieu bienveillant ; aujourd’hui le problème serait plutôt le contraire: comment redonner à l’homme le vrai sens du péché qu’il a totalement perdu.
Ceci ne signifie pas ignorer l’enrichissement réalisé par la Réforme ou désirer revenir en arrière, à l’époque précédente. Cela veut plutôt dire permettre à toute la chrétienté de bénéficier de ses nombreuses et importantes conquêtes, après les avoir libérées de certaines distorsions et de certains excès dus au climat surchauffé  du moment et au besoin de rectifier de gros abus.
Une des conséquences négatives de la séculaire concentration sur le problème de la justification de l’impie, est d’avoir fait du christianisme occidental une annonce sinistre, totalement centrée sur le péché, que la culture laïque a fini par combattre et rejeter. Le plus important n’est pas ce que Jésus, par sa mort, a enlevé de l’homme – le péché -, mais ce qu’il a donné c’est-à-dire l’Esprit Saint. Tant d’exégètes considèrent aujourd’hui que le troisième chapitre de la Lettre aux Romains sur la justification par la foi est inséparable du chapitre huit sur le don de l’Esprit et qu’ils forment un tout.
La justification gratuite par la foi en Jésus Christ, devrait être prêchée aujourd’hui par toute l’Eglise et avec plus de vigueur que jamais. Non pas, toutefois, en opposition aux « œuvres » dont parle saint Jacques et le Nouveau Testament, mais contre la prétention de l’homme postmoderne de se sauver tout seul avec sa science et sa technologie ou des spiritualités improvisées et tranquillisantes. Telles sont les « œuvres » sur lesquelles l’homme moderne pose sa confiance. Je suis convaincu que si Luther vivait aujourd’hui, c’est comme ça qu’il prêcherait  la justification par la foi.
Il y a une chose que nous devrions tous retenir, luthériens et catholiques, de l’initiateur de la Réforme. Pour lui, nous l’avons vu, la justification gratuite par la foi fut avant tout une expérience vécue et seulement après théorisée. Malheureusement, après lui, celle-ci est devenue de plus en plus une thèse théologique à défendre ou à combattre, et de moins en moins une expérience personnelle et libératrice, à vivre dans une relation intime avec Dieu. La déclaration conjointe de 1999 rappelle à juste titre que le consensus atteint par les catholiques et les luthériens sur les points fondamentaux de la doctrine de la justification doit avoir des répercussions et trouver sa confirmation non seulement dans l’enseignement des Eglises, mais dans la vie des personnes aussi (n. 43).
Ne perdons jamais de vue le point principal du message de Paul. La chose qui intéresse avant tout l’apôtre dans Romains 3 n’est pas d’affirmer que nous sommes justifiés par la foi, mais que nous sommes justifiés par la foi en Jésus-Christ; ce n’est pas tant que nous sommes justifiés par la grâce, mais que nous sommes justifiés par la grâce du Christ. C’est le Christ qui est le cœur du message, avant même la grâce et la foi. C’est lui, aujourd’hui, l’article par lequel l’Eglise tient ou tombe: une personne, pas une doctrine.
Réjouissons-nous car c’est ce qui est en train de se vérifier dans l’Eglise et bien plus que nous ne pourrions l’imaginer. Ces derniers mois j’ai pu participer à deux rencontres: une en Suisse, organisée par des protestants avec la participation des catholiques, l’autre en Allemagne organisée par catholiques avec la participation de l’Eglise évangélique. Cette dernière, qui avait lieu à Augsbourg en janvier dernier, je l’ai vue comme un signe des temps. Il y avait 6 000 catholiques et 2 000 luthériens,  en majorité des jeunes, venant de toute l’Allemagne. Le titre en anglais était « Holy Fascination », Sainte Fascination. La fascination de cette multitude c’était Jésus de Nazareth, rendu présent et presque tangible par l’Esprit Saint. Derrière tout cela, une communauté de laïcs et une maison de prière (Gebetshaus), active depuis des années et en pleine communion avec l’Eglise catholique locale.
Ce n’était pas l’œcuménisme du « aimons-nous ! » Messe très catholique, avec  de l’encens par dessus, présidée une fois par moi et une fois par l’évêque auxiliaire d’Augsbourg; un autre jour, Cène du Seigneur par un pasteur luthérien, chacun dans le plein respect de sa propre liturgie. Adoration, enseignements, musique: un climat que seuls les jeunes sont en mesure aujourd’hui d’organiser et qui pourrait servir de modèle pour quelque événement particulier durant les journées mondiales de la jeunesse.
Un jour, j’ai demandé aux responsables si je devais parler de l’unité des chrétiens ; ils m’ont répondu: « Non, nous préférons vivre l’unité, plutôt que d’en parler ». Ils avaient raison. Ce sont les signes de la direction vers laquelle l’Esprit – et avec lui le pape François – nous invitent à aller.
Bonne et sainte Pâques !
Traduction de Zenit, Océane Le Gall
[1] M. Luther, Préface des œuvres latines, éd. Weimar vol. 54, p. 186.
[2] S. Augustin, De Spiritu et littera, 32,56 (PL 44, 237).
[3] S. Grégoire le Grand, Homélies sur Ezéchiel, II, 7 (PL 76, 1018).
[4] S. Bernard de Clairvaux, Sermons sur le Cantique, 61, 4-5( PL 183, 1072).
[5] S. Thomas d’Aquin, Summa theologiae, I-IIae, q. 106, a. 2.
[6] Concile de Trente, “Decretum de iustificatione”, 7, in Denzinger – Schoenmetzer, Enchiridion Symbolorum, éd. 34, nr. 1531.
[7] Adage classique pour exprimer cet ordre: Littera gesta docet, quid credas allegoria. / Moralis, quid agas; quo tendas anagogia. La lettre t’enseigne les événements; l’allégorie ce que tu as à croire. / Le sens moral, comment tu dois faire ; l’anagogie, à quoi tu aspires.
[8] Cf. Henri de Lubac, Histoire de l’exégèse médiévale. Le quatre sens de l’Ecriture, Paris, Aubier, 1959, Vol. I,1, pp. 139-157.
[9] Jacob Neusner, A Rabbi Talks with Jesus, McGill-Queen’s University Press, Montréal 2000.
[10] Origène, Commentaire sur la Lettre aux Romains, II, 2 (PG 14, 873).

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Raniero Cantalamessa

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