« Ne gaspillons pas les grands événements de notre histoire. » C’est l’invitation du pape François dans la préface de la nouvelle édition du livre « Memoria, Coraje Y Esperanza. A la luz del Bicentenario de la Independencia de América Latina (Granada, Editorial Nuevo Inicio), écrit par Guzmán Carriquiry Lecour, secrétaire chargé de la vice-présidence de la Commission pontificale pour l’Amérique latine.
La nouvelle édition de l’ouvrage, déjà publié en 2011 pour le bicentenaire de l’indépendance du continent, avec une première préface du cardinal Jorge Mario Bergoglio, sera présentée le 16 novembre, dans l’Aula Magna de la Libera Università Maria Santissima Assunta, par le secrétaire d’État, le cardinal Pietro Parolin.
« Que se passe-t-il en Amérique latine ? Qu’est-il resté de l’appellation ‘continent de l’espérance’ ? », se demande le pape : « Nous devons développer et discuter des projets historiques qui visent avec réalisme une espérance de vie plus digne pour les personnes, les familles et les peuples latino-américains. Il est urgent de pouvoir définir et poursuivre de grands objectifs nationaux et latino-américains, avec des consensus forts et des mobilisations populaires, au-delà des ambitions et des intérêts mondains et loin de manichéismes et des exaspérations, des aventures dangereuses et des explosions incontrôlables. Plutôt que de nous installer dans l’indifférence et dans l’insignifiance, nous sommes provoqués à élever des utopies d’une authentique liberté et libération intégrale, soutenues par des ‘gestes patriotiques’ renouvelés. »
Voici notre traduction intégrale de la préface publiée dans l’édition italienne de L’Osservatore Romano du 25 octobre 2017.
Préface du pape François
Vers des horizons plus vastes
Introduction du pape à un livre de Guzmán Carriquiry
Il y a plus de six ans, j’ai eu le plaisir d’écrire la préface de ce beau livre du docteur Guzman Carriquiry Lecour, signant comme cardinal archevêque de Buenos Aires. Je présente maintenant cette nouvelle édition en tant que pape François, évêque de Rome, venu des entrailles de la foi, de l’histoire et de la vie des peuples latino-américains. En avril 2015, j’ai confirmé l’auteur de ce livre, qui parle lui aussi l’espagnol « rioplatense » comme moi, en tant que secrétaire chargé de la vice-présidence de la Commission pontificale pour l’Amérique latine.
Aujourd’hui, je suis heureux de pouvoir accompagner le nouveau lancement de cet ouvrage, parce que le bicentenaire de l’indépendance latino-américaine continue d’avoir de la vigueur et un écho. Ce n’est pas seulement une question de dates, parce cet événement si significatif a à peine été commémoré dans quelques pays d’Amérique latine, mais on entrevoit dans un proche horizon sa commémoration au Chili, au Pérou, au Brésil et dans toute l’Amérique centrale. En outre, le chemin incertain de l’indépendance de nos pays, avec ses progrès et ses régressions, toujours menacé par diverses formes de colonialisme, n’est pas encore conclu.
Les gestes patriotiques de l’émancipation américaine, tout comme, à nos origines, les apparitions de Notre Dame de Guadalupe, dans le contexte d’une épopée missionnaire et d’un métissage déchiré, sont parmi les événements fondateurs de notre grande patrie latino-américaine. Amour et douleur, mort et espérance les marquent au plus profond dans la vie de nos peuples. Ils sont comme un concentré déterminant de l’histoire, de sa beauté et de ses misères, de souffrances et d’espoirs. Il faut y revenir périodiquement pour ne pas rester « orphelins de patrie » ; ils sont l’herméneutique pour conserver, renforcer et peut-être nous réapproprier notre identité.
Mais il y a aussi une autre raison importante d’apprécier cette nouvelle édition. Un Latino-américain attentif comme l’est le docteur Carriquiry Lecour n’a pas ignoré le fait qu’il y a six ans, l’Amérique latine concluait un cycle de forte croissance économique dans des conditions internationales favorables, qui a vu plus de quarante millions de Latino-américains sortir de la pauvreté et constituer de nouvelles classes populaires. Un longue vague de dépression provoquée par la crise économique mondiale, unie à des chaines de corruption et de violences, a marqué une transition jusqu’au moment actuel où l’Amérique latine semble vivre dans l’angoisse et dans l’incertitude, avec des structures politiques fissurées, avec une nouvelle augmentation de la pauvreté et un approfondissement des abimes de l’exclusion sociale pour beaucoup. La patrie qui, de fait, n’accueille pas et ne garde pas tous ses enfants, nous fait de la peine. Nous aspirons au contraire à une grande patrie, mais elle ne sera grande – lit-on dans le document d’Aparecida au n. 527 – que quand elle le sera pour tous, et avec davantage de justice et d’équité.
Que se passe-t-il en Amérique latine ? Qu’est-il resté de l’appellation « continent de l’espérance » ? Peut-être nous sommes-nous résignés à un pragmatisme à très court terme au milieu de la confusion ? Nous limitons-nous à des manœuvres de cabotage sans routes sures ? Avons-nous recommencé à mettre notre confiance dans des idéologies qui ont montré des insuccès économiques et des dévastations humaines ? Le bicentenaire de l’indépendance est une bonne occasion pour décoller et regarder vers des horizons plus vastes. Il faut des débats sérieux et passionnés sur notre passé, présent et avenir. Nous devons développer et discuter des projets historiques qui visent avec réalisme une espérance de vie plus digne pour les personnes, les familles et les peuples latino-américains. Il est urgent de pouvoir définir et poursuivre de grands objectifs nationaux et latino-américains, avec des consensus forts et des mobilisations populaires, au-delà des ambitions et des intérêts mondains et loin de manichéismes et des exaspérations, des aventures dangereuses et des explosions incontrôlables. Plutôt que de nous installer dans l’indifférence et dans l’insignifiance, nous sommes provoqués à élever des utopies d’une authentique liberté et libération intégrale, soutenues par des « gestes patriotiques » renouvelées (comme le conclut bien ce livre).
C’est pourquoi, il y a quelques mois, quand au milieu de l’année 2016 a été commémoré le bicentenaire de l’indépendance de l’Argentine, j’ai écrit un message à ma patrie bienaimée en disant : « Avec le soutien de ces deux cents ans, il nous est demandé de continuer à marcher, de regarder de l’avant. A cette fin, je pense — de façon particulière — aux personnes âgées et aux jeunes, et je sens le besoin de leur demander de l’aide pour continuer de marcher vers notre objectif. Aux personnes âgées, les « gardiens de la mémoire » de l’histoire, je demande d’avoir le courage de rêver, surmontant la « culture du rebut » qui nous est imposée au niveau mondial. Nous avons besoin de leurs rêves, source d’inspiration. Aux jeunes, je demande de ne pas envoyer à la retraite leur existence dans l’immobilisme bureaucratique dans lequel les confinent tant de propositions privées d’espérance et d’héroïsme. Je suis convaincu que notre patrie a besoin de rendre vivante la prophétie de Joël ( cf. Jl 4, 1 ). Ce n’est que si nos grands-parents ont le courage de rêver et nos jeunes celui de prophétiser que la patrie pourra être libre. Nous avons besoin de grands-parents rêveurs qui poussent les jeunes qui — inspirés par ces mêmes rêves — courent de l’avant avec la créativité de la prophétie. »
Cette même créativité de la prophétie est requise des pasteurs de l’Église en Amérique latin, en dehors de tout cléricalisme déraciné et abstrait. Lors de mes voyages apostoliques dans des pays latino-américains, j’ai pu admirer à nouveau les énergies de foi et de sagesse, de dignité et de solidarité, de joie et d’espérance qui battent dans le cœur de notre peuple et qui animent son ethos culturel.
Les peuples, en particulier ceux qui sont pauvres et simples, conservent leurs bonnes raisons de vivre et de cohabiter, pour aimer et se sacrifier, pour prier et garder vivante l’espérance. Et aussi pour lutter pour de grandes causes. C’est pourquoi, cela m’intéresse de me réunir périodiquement avec les mouvement populaires, porte-parole du mot d’ordre sacrosaint « maison, terre et travail » pour tous. Pour y parvenir il faut lutter pour un nouveau modèle de développement durable, équitable et respectueux de la création. Et combien sont les œuvres de miséricorde que la récente année jubilaire a encouragées à créer partout, répondant aux besoins les plus divers, en solidarité avec les pauvres et avec ceux qui souffrent ! Il faut additionner et non diviser. Il faut additionner, oui, les expériences les plus diverses que vit déjà en devenir et dans la veille ce monde de frères que toute la vraie patrie – qui est paternité et reflet de la paternité de Dieu – respire et manifeste.
Commémorer le bicentenaire aujourd’hui sert à recueillir l’héritage qui interpelle et les questions non résolues que nous a laissées l’indépendance et à affronter toutes les « tâches en suspens » – comme l’expose ce livre – ou ne sert à rien ; ce ne serait qu’un nouveau motif de distraction et de manipulation folklorique. Ne gaspillons pas les grands événements de notre histoire.
© Traduction de Zenit, Hélène Ginabat
Le pape François salue la foule © L'Osservatore Romano
Amérique latine: "Ne gaspillons pas les grands événements de notre histoire"
Préface du pape à un livre de Guzmán Carriquiry Lecour (Traduction intégrale)