« La lutte contre la culture des abus, la perte de crédibilité, la perplexité et la confusion qui en résultent et le discrédit jeté sur notre mission exige d’urgence de notre part une approche renouvelée et décisive pour résoudre les conflits », écrit le pape François aux évêques des Etats-Unis d’Amérique : il ne s’agit plus de publier « des décrets sévères » ou « de nouveaux comités… comme si nous étions en charge d’un service des ressources humaines » encore moins « de tout réduire à un problème d’organisation ».
A l’occasion de la retraite de la Conférence épiscopale du pays, guidée par le prédicateur de la Maison pontificale, le p. Raniero Cantalamessa, du 2 au 8 janvier 2019, le pape a fait parvenir une longue lettre proposant de réfléchir avec eux sur des « aspects importants » de la question, afin de « lutter contre la ‘culture des abus’ et traiter la crise de crédibilité ».
« Nous devons faire attention à ce que le remède ne soit pas pire que le mal, met en garde le pape. Et cela exige de nous sagesse, prière, beaucoup d’écoute et la communion fraternelle. »
Il souligne que « la crédibilité de l’Église a été sérieusement entamée et diminuée par ces péchés et ces crimes, mais plus encore par les efforts faits pour les nier ou les cacher », appelant à « un changement dans notre état d’esprit (metanoia), notre manière de prier, notre rapport au pouvoir et à l’argent, notre exercice de l’autorité et la manière dont nous sommes en relation entre nous et avec le monde qui nous entoure ».
Le pape fait aussi observer que les crimes peuvent « servir d’excuse pour certains afin de discréditer » l’Eglise : « Chaque fois que le message de l’Évangile devient inconfortable ou gênant, de nombreuses voix s’élèvent pour tenter de faire taire ce message en montrant du doigt les péchés et les incohérences des membres de l’Église et, plus encore, de ses pasteurs. »
Voici notre traduction de la première partie de cette lettre.
AK
Lettre du pape François aux évêques des Etats-Unis (1)
À l’attention des évêques de la Conférences des évêques catholiques des États-Unis
Chers Frères,
Lors de ma rencontre du 13 septembre dernier avec les membres de votre Conférence épiscopale, j’ai suggéré que vous fassiez une retraite ensemble, un temps de solitude, de prière et de discernement, comme un pas nécessaire pour répondre dans l’esprit de l’Évangile à la crise de crédibilité dont vous faites l’expérience en tant qu’Église. Nous voyons cela dans l’Évangile : à des moments critiques de sa mission, le Seigneur se retirait et passait toute la nuit en prière, invitant ses disciples à faire la même chose (cf. Mc 14,38). Nous savons qu’étant donné la gravité de la situation, aucune réponse ou approche ne semble adéquate ; néanmoins, en tant que pasteurs, nous devons avoir la capacité, et par dessus tout la sagesse, de dire une parole venant d’une écoute sincère, priante et collective de la Parole de Dieu et de la souffrance de notre peuple. Une parole venant de la prière de bergers qui, comme Moïse, luttent et intercèdent pour leur peuple (cf. Ex 32,30-32).
Au cours de cette rencontre, j’ai dit au cardinal DiNardo et aux autres évêques présents mon désir de vous accompagner personnellement pendant plusieurs jours de cette retraite et cette offre a été reçue avec joie et espoir. En tant que successeur de Pierre, je voulais me joindre à vous tous pour implorer le Seigneur d’envoyer son Esprit qui « fait toute chose nouvelle » (cf. Ap 21,5) et d’indiquer les chemins de vie qu’en tant qu’Église nous sommes appelés à suivre pour le bien de tous ceux qui sont confiés à nos soins. Malgré tous mes efforts, je ne pourrai pas, pour des raisons logistiques, être physiquement présent avec vous. Cette lettre veut, d’une certaine façon, remplacer ce voyage qui ne peut pas avoir lieu. Je suis aussi heureux que vous ayez accepté ma proposition de faire diriger cette retraite par le prédicateur de la Maison pontificale et de partager sa profonde sagesse spirituelle.
Avec ces quelques lignes, j’aimerais me rapprocher de vous comme un frère et réfléchir avec vous à certains aspects que je considère importants, tout en encourageant en même temps votre prière et les pas que vous faites pour lutter contre la « culture des abus » et traiter la crise de crédibilité.
« Parmi vous, il ne doit pas en être ainsi. Celui qui veut devenir grand parmi vous sera votre serviteur. Celui qui veut être parmi vous le premier sera l’esclave de tous » (Mc 10,43-45). Par ces paroles, Jésus intervient et reconnaît l’indignation éprouvée par les disciples qui ont entendu Jacques et Jean demander d’être assis à la droite et à la gauche du Maître (cf. Mc 10,37). Ses paroles aideront à nous guider dans notre réflexion commune.
L’Évangile n’a pas peur de mentionner certaines tensions, conflits et disputes présents dans la vie de la première communauté des disciples ; il semble même qu’il veuille le faire. Il parle de chercher des places d’honneur et de jalousie, d’envie et de machinations. Sans parler des intrigues et des complots qui, secrètement ou ouvertement, étaient manigancés autour du message et de la personne de Jésus par les chefs politiques et religieux et par les marchands de l’époque (cf. Mc 11,15-18). Ces conflits ont augmenté à l’approche de l’heure du sacrifice de Jésus sur la croix, alors que le prince de ce monde, et le péché et la corruption, semblaient avoir le dernier mot, empoisonnant tout avec amertume, méfiance et ressentiment.
Comme l’avait prophétisé le vieillard Siméon, les moments difficiles et critiques peuvent mettre en lumière les pensées, les tensions et les contradictions les plus profondes, présentes chez les disciples individuellement et en tant que groupe (cf. Lc 2,35). Personne ne peut se considérer à l’abri de cela ; en tant que communauté, il nous est demandé de veiller à ce qu’à ces moments-là, nos décisions, nos choix, nos actions et intentions ne soient pas teintés par ces conflits et tensions intérieurs, mais soient au contraire une réponse au Seigneur qui set la vie pour le monde. En des temps de grande confusion et d’incertitude, nous avons besoin d’être attentifs et de discerner, pour libérer nos cœurs des compromis et des fausses certitudes, afin d’entendre ce que le Seigneur demande de nous dans la mission qu’il nous a donnée. Beaucoup d’actions peuvent être utiles, bonnes et nécessaires et peuvent même sembler correctes, mais toutes n’ont pas le « parfum » de l’Évangile. Pour le dire de manière familière, nous devons faire attention à ce que « le remède ne soit pas pire que le mal ». Et cela exige de nous sagesse, prière, beaucoup d’écoute et la communion fraternelle.
- « Parmi vous, il ne doit pas en être ainsi »
Ces dernières années, l’Église aux États-Unis a été secouée par divers scandales qui ont gravement affecté sa crédibilité. Ce furent des temps de turbulence dans la vie de toutes les victimes qui ont souffert dans leur chair des abus de pouvoir et de conscience et d’abus sexuels par des ministres ordonnés, religieux et religieuses et fidèles laïcs. Mais des temps de turbulence et de souffrance aussi pour leurs familles et pour le peuple de Dieu tout entier.
La crédibilité de l’Église a été sérieusement entamée et diminuée par ces péchés et ces crimes, mais plus encore par les efforts faits pour les nier ou les cacher. Cela a conduit à un sentiment croissant d’incertitude, de méfiance et de vulnérabilité parmi les fidèles. Comme nous le savons, la mentalité qui cherche à dissimuler les choses, loin d’aider à résoudre les conflits, leur a permis de s’envenimer et de causer encore plus de mal au réseau de relations que nous sommes aujourd’hui appelés à guérir et à restaurer.
Nous savons que les péchés et les crimes qui ont été commis, ainsi que leurs répercussions aux niveaux ecclésial, social et culturel, ont profondément affecté les fidèles. Ils ont causé beaucoup de perplexité, de bouleversement et de confusion ; et cela peut souvent servir d’excuse pour certains afin de discréditer et de remettre en question les vies désintéressées de tous ces nombreux chrétiens qui montrent « un immense amour pour l’humanité inspiré par le Dieu qui s’est fait homme » (1). Chaque fois que le message de l’Évangile devient inconfortable ou gênant, de nombreuses voix s’élèvent pour tenter de faire taire ce message en montrant du doigt les péchés et les incohérences des membres de l’Église et, plus encore, de ses pasteurs.
Le mal causé par ces péchés et ces crimes a aussi profondément affecté la communion des évêques et généré non pas cette sorte de désaccords et de tensions sains et nécessaires propres à tout corps vivant, mais plutôt la division et la dispersion (cf. Mt 26,31). Ces derniers ne sont certainement pas des fruits et des incitations de l’Esprit-Saint, mais plutôt de « l’ennemi de la nature humaine » (2) qui tire davantage de profit de la division et de la dispersion que des tensions et désaccords auxquels ont peut raisonnablement s’attendre dans la vie des disciples du Christ.
La lutte contre la culture des abus, la perte de crédibilité, la perplexité et la confusion qui en résultent et le discrédit jeté sur notre mission exige d’urgence de notre part une approche renouvelée et décisive pour résoudre les conflits. Jésus nous dirait : « Vous le savez : ceux que l’on regarde comme chefs des nations les commandent en maîtres ; les grands leur font sentir leur pouvoir. Parmi vous, il ne doit pas en être ainsi » (Mc 10,42-43). La perte de crédibilité demande une approche spécifique puisqu’elle ne peut pas être retrouvée en publiant des décrets sévères ou en créant simplement de nouveaux comités ou en améliorant des organigrammes, comme si nous étions en charge d’un service des ressources humaines. Cette forme de vision finit par réduire la mission de l’évêque et celle de l’Église à une fonction purement administrative ou organisationnelle dans le « business de l’évangélisation ». Soyons clairs : beaucoup de ces choses sont nécessaires mais insuffisantes, puisqu’elles ne peuvent pas saisir et traiter la réalité dans sa complexité ; en fin de compte, elles risquent de tout réduire à un problème d’organisation.
La perte de crédibilité soulève aussi des questions douloureuses sur la façon dont nous sommes en relation les uns avec les autres. Il est clair qu’un tissu vivant a été défait et que, comme des tisserands, nous sommes appelés à le réparer. Cela implique notre habileté, ou manque d’habileté, en tant que communauté, à forger des liens et à créer des espaces qui soient sains, mûrs et respectueux de l’intégrité et de l’intimité de chaque personne. Cela implique notre habileté à réunir les gens, à leur donner confiance et les enthousiasmer pour un projet vaste et commun qui est à la fois modeste, solide, sobre et transparent. Cela requiert non seulement une nouvelle approche du management, mais aussi un changement dans notre état d’esprit (metanoia), notre manière de prier, notre rapport au pouvoir et à l’argent, notre exercice de l’autorité et la manière dont nous sommes en relation entre nous et avec le monde qui nous entoure. Les changements dans l’Église ont toujours pour but d’encourager un état constant de conversion missionnaire et pastorale capable d’ouvrir toujours de nouvelles voies ecclésiales en lien avec l’Évangile et, en cela, respectueux de la dignité humaine. L’aspect programmatique de notre activité devrait être lié à un aspect paradigmatique qui fasse ressortir l’esprit et la signification sous-jacents. L’un et l’autre sont nécessairement liés. Sans cette attention claire et décisive, tout ce que nous faisons risque d’être teinté d’auto-référence, d’instinct de conservation et d’attitude défensive et d’être ainsi condamné dès le départ. Nos efforts peuvent être bien structurés et organisés, mais ils manqueront de puissance évangélique parce qu’ils ne nous aideront pas à être une Église qui rend un témoignage crédible, mais au contraire « un cuivre qui résonne, une cymbale retentissante » (1 Cor 13,1).
Traduction de Zenit, Hélène Ginabat